Talents, Génie ?

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°629 Novembre 2007Rédacteur : Jean SALMONA (56)
Par Jean SALMONA (56)

Son tou­cher me parais­sait, comme son peignoir,
comme le par­fum de son esca­lier, comme ses manteaux,
comme ses chry­san­thèmes, faire par­tie d’un tout indi­vi­duel et mystérieux,
dans un monde infi­ni­ment supé­rieur à celui où la rai­son peut ana­ly­ser le talent.

Mar­cel Proust,
À l’ombre des jeunes filles en fleurs,
Autour de Mme Swann

Chaque année, plu­sieurs cen­taines de pia­nistes –au bas mot – sortent des conser­va­toires et des écoles du monde entier – Chine et Japon com­pris – avec un niveau équi­valent à un pre­mier prix du CNSM ; et donc plu­sieurs mil­liers sur une période de dix ans. Com­bien, par­mi ces mil­liers, dépas­se­ront le stade du jeu tech­ni­que­ment par­fait pour atteindre à l’ineffable décrit par Proust, et feront une car­rière inter­na­tio­nale de soliste (ou de cham­briste) ? Une tren­taine, peut-être ? Et com­ment les iden­ti­fier au départ, alors que, mis à part quelques ful­gu­rants génies, c’est avec la matu­ri­té que leur talent s’épanouira et les dépar­ta­ge­ra de la masse ? Aus­si, on ne peut qu’écouter le plus grand nombre de pia­nistes que l’on pour­ra, et s’en remettre à son intui­tion. En voi­ci cinq, pro­met­teurs, dont trois Français.

Alexandre Tha­raud est déjà bien connu, notam­ment par son enre­gis­tre­ment des Suites de Rameau. Il vient d’enregistrer une ving­taine de pièces de Fran­çois Cou­pe­rin du 5e au 25e ordre, dont Les Bar­ri­cades Mys­té­rieuses, Les Ombres Errantes, Tic-Toc-Choc1, etc., prou­vant une fois de plus avec brio et une rare finesse, après Mar­celle Meyer (dont les enre­gis­tre­ments his­to­riques l’ont clai­re­ment ins­pi­ré), que le pia­no moderne est par­fai­te­ment adap­té à ces pièces sub­tiles et nova­trices, qui annoncent Debus­sy à deux siècles de distance.

On ne peut qu’écouter le plus grand nombre de pia­nistes que l’on pour­ra, et s’en remettre à son intui­tion. En voi­ci cinq, pro­met­teurs, dont trois Français.

Mu Ye Wu, lui, est chi­nois, et il a choi­si de pla­cer côte à côte deux grandes sonates du XIXe siècle : la Sonate n° 3 en si mineur de Cho­pin, et la Sonate de Liszt2. Si la sonate de Cho­pin – un des som­mets de son œuvre – est par­fai­te­ment roman­tique, celle de Liszt est, on la sait, extrê­me­ment moderne et nova­trice, plus proche de Bar­tok que de Cho­pin. Et c’est dans celle-là que Mu Ye Wu donne toute sa mesure, inter­pré­ta­tion vision­naire et habi­tée ser­vie par une tech­nique d’acier.

On ne peut qu’écouter le plus grand nombre de pia­nistes que l’on pour­ra, et s’en remettre à son intui­tion. En voi­ci cinq, pro­met­teurs, dont trois Français.

La musique de Turi­na est moins connue en France que celle de ses contem­po­rains Gra­na­dos et Fal­la. Le pia­niste cata­lan Albert Gui­no­vart répare cette lacune en jouant quelques unes de ses œuvres les plus mar­quantes, dont les belles Tres dan­zas anda­lu­zas, Dan­zas gita­nas, et le superbe Concier­to sin orques­ta3. Turi­na, mort en 1949, a écou­té Debus­sy et Ravel, et aus­si Bar­tok et Stra­vins­ky, et, tout en res­tant ancré dans la tra­di­tion espa­gnole, d’abord mélo­dique, il innove dans les har­mo­nies et les rythmes. Gui­no­vart sert admi­ra­ble­ment cette musique com­plexe et sédui­sante, qui, si vous ne la connais­sez pas déjà, mérite vrai­ment la découverte.

David Greil­sam­mer n’est pas un pia­niste clas­sique au sens pre­mier du terme, et son disque « Fan­tai­sie-Fan­tasme »4 sort des sen­tiers bat­tus, en asso­ciant en une archi­tec­ture impro­bable des pièces qui ont en com­mun d’être des « fan­tai­sies » : la First Fan­tas­trophe du jeune com­po­si­teur Jona­than Keren, un Inter­mez­zo de l’Opus 116 de Brahms, Six Lit­tle Pieces de Schoen­berg, et des pièces de Lige­ti, Jana­cek, Cage, Mozart, Brahms et Keren encore, sont enca­drées par les deux par­ties de la Fan­tai­sie chro­ma­tique et Fugue de Bach.

Au-delà de l’assemblage des œuvres, par­ti­cu­liè­re­ment astu­cieux et rien moins qu’aléatoire, ce qui consti­tue l’intérêt majeur de ce disque est le jeu de Greil­sam­mer, à l’opposé de l’académisme, avec un tou­cher d’une extrême finesse, aus­si bien dans Bach qu’avec le pia­no « pré­pa­ré » de John Cage, et qui l’apparente aux très grands, et notam­ment à Glenn Gould.

Un cama­rade me demande d’attirer l’attention des lec­teurs de cette rubrique sur un duo de pia­nistes, Cedric Bam­ba­giot­ti et Didier Bel­tran, qui ont enre­gis­tré avec talent des pièces à quatre mains de Rach­ma­ni­noff (peu connues), Pou­lenc ( Sonate), Mozart (Sonate), Schu­bert ( Fan­tai­sie)5 : une mise en place dont il faut saluer d’autant la réus­site que les pièces conçues pour être jouées à quatre mains sur un cla­vier sont beau­coup plus dif­fi­ciles et périlleuses, les pia­nistes le savent bien, que celles qui sont des­ti­nées à deux pianos.

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1. 1 CD Har­mo­nia Mun­di Hmc 901956
2. 1 CD Zig Zag Zz 1071101
3. 1 CD Har­mo­nia Mun­di Hma 1957009
4. 1 CD Naive V 5081
5. 1 CD dis­po­nible auprès de Ambb84@Msn.Com

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