Needle Tower, œuvre par le sculpteur américain Kenneth Snelson.

Structure en tenségrité : construction d’une passerelle

Dossier : ExpressionsMagazine N°720 Décembre 2016
Par Jean NETTER (65)

Le pre­mier prix du jury des Pro­jet scien­ti­fique col­lec­tif (PSC) revient à ce pro­jet inno­vant, concret et utile : contruire une pas­se­relle légère et peu oné­reuse par la tech­nique de ten­sé­gri­té, assem­blage de barres en com­pres­sion et de cables en ten­sion. Belle étude théo­rique, mais la réa­li­sa­tion pra­tique s’a­vère assez laborieuse. 

Au point de départ du pro­jet, le cahier des charges de la pas­se­relle impo­sait une sec­tion de pas­sage de 1 m x 2 m, pour une lon­gueur de 10 m au mini­mum, à réa­li­ser en bois et câbles en acier, pour une charge admis­sible de 500 kg. 

“ Plus il y a d’états d’autocontrainte, plus il y a de souplesse ”

Les pre­mières recherches ont vite conduit à rete­nir une tech­nique de ten­sé­gri­té : un sys­tème auto­por­tant com­po­sé d’éléments rigides (barres) com­pri­més, et d’éléments souples (câble, bâche), en ten­sion (ten­se­gri­ty : ten­sion + integrity). 

Les contraintes, intro­duites au mon­tage, assurent le main­tien de la struc­ture sans ancrage exté­rieur, en état d’autocontrainte. Ce prin­cipe est actuel­le­ment étu­dié pour des appli­ca­tions en génie civil, dans le domaine spa­tial et le biomédical. 

Le pro­jet visant une struc­ture de faible coût, avec des élé­ments faciles à appro­vi­sion­ner, l’équipe s’est natu­rel­le­ment orien­tée vers des sys­tèmes simples, dits réti­cu­lés (barres + câbles à une dimen­sion seulement). 

COMMENT CONCEVOIR UNE PASSERELLE « TENSINTÈGRE » ?

Il existe des méthodes de géné­ra­tion de formes, mais pour pou­voir abou­tir dans les délais à une réa­li­sa­tion concrète, l’équipe de pro­jet a pré­fé­ré cher­cher dans des cata­logues de mailles élé­men­taires la forme per­met­tant de construire la passerelle. 

Il faut ensuite déci­der de la manière d’assembler les mailles élé­men­taires : soit poser des nœuds de la deuxième maille sur les câbles de la pre­mière, mais cela ajoute des méca­nismes et la struc­ture perd en rigi­di­té ; soit fusion­ner des nœuds, mais la réa­li­sa­tion des jonc­tions est com­plexe et oné­reuse ; soit enfin fusion­ner des élé­ments, ce qui per­met des assem­blages simples. C’est cette der­nière méthode qui a été adoptée. 

“ Les problèmes pratiques peuvent sembler secondaires, mais… ”

Deux pos­si­bi­li­tés s’offrent pour le choix de la maille, selon qu’on veut assem­bler les mailles pour réa­li­ser le tablier, ou qu’on décide que la pas­se­relle sera à l’intérieur des mailles. C’est ce der­nier choix qui a été fait : la pas­se­relle est ain­si réa­li­sable avec un nombre moindre de mailles élé­men­taires, ce qui mini­mise le nombre de mécanismes. 

En défi­ni­tive, c’est une maille conçue par expan­sion d’un octa­èdre régu­lier qui a été rete­nue : toutes les barres sont de même taille, il n’y a que deux lon­gueurs de câble dif­fé­rentes et cette archi­tec­ture laisse un espace dis­po­nible impor­tant en son centre pour le passage. 

Il a fal­lu ensuite pas­ser pas mal de temps pour trou­ver par essais suc­ces­sifs le mode d’assemblage des mailles : la solu­tion rete­nue est d’emboîter des mailles de tailles dif­fé­rentes et de fusion­ner des barres ver­ti­cales, pour évi­ter les téles­co­pages. Cette approche a aus­si l’avantage de la répétabilité. 


La ten­sé­gri­té a d’abord été uti­li­sée dans le domaine de l’art comme l’illustre Needle Tower, œuvre réa­li­sée en 1968 par le sculp­teur amé­ri­cain Ken­neth Snel­son. © NAJ

TENSÉGRITÉ = TENSION + INTÉGRITÉ

La tenségrité a tout d’abord été utilisée dans le domaine de l’art par exemple : Needle Tower 18 m x 6,18 m x 5,42 m, du sculpteur Kenneth Snelson.
Différents groupes de recherche travaillent aujourd’hui sur des structures simples, comme le Laboratoire de mécanique des solides dirigé par Patrick Le Tallec (73) dont fait partie le tuteur du projet Daniel Weisz-Patrault, et de Julien Averseng du Laboratoire de mécanique et de génie civil de l’université de Montpellier 2 sciences et techniques.

PASSONS À LA PRATIQUE

Pour construire une maquette de la pas­se­relle, même à échelle réduite, il faut trou­ver des solu­tions à des pro­blèmes qui pour­raient sem­bler secon­daires… mais qui néces­sitent réflexion. 

Pour la fixa­tion des barres aux câbles, plu­sieurs solu­tions ont été tes­tées : œillet à vis, piquet en Y… Il a fal­lu dans cer­tains cas modé­li­ser sous Solid­Works l’élément de fixa­tion pour simu­ler les char­ge­ments et donc dimen­sion­ner la fixa­tion. La solu­tion rete­nue fut une ron­delle d’acier fixée sur l’extrémité des barres, per­cée de trois trous équi­dis­tants, cha­cun d’eux devant rece­voir un câble. 

Chaque câble a été équi­pé d’un ten­deur de type œil-crochet. 

Le tablier doit, lui aus­si, être construit à par­tir d’éléments en bois et de câbles. Insé­ré dans le creux des mailles, il ne doit pas repo­ser direc­te­ment sur les barres hori­zon­tales pour évi­ter l’application d’un effort trans­ver­sal sur un élé­ment en com­pres­sion et donc un risque de flambement. 

Pour cela, le tablier est sus­pen­du par des câbles en acier aux fixa­tions barre-câble de la structure. 

UN LOGICIEL SPÉCIALISÉ POUR LE DIMENSIONNEMENT

Le dimen­sion­ne­ment dépend du cahier des charges et du poids du tablier. Après une pre­mière ten­ta­tive « manuelle » pour dimen­sion­ner la struc­ture en fai­sant varier pro­gres­si­ve­ment les para­mètres pour trou­ver un bon com­pro­mis entre flèche, poids et niveau d’autocontrainte, l’équipe a dû mettre en œuvre un logi­ciel spécialisé. 

UN PEU DE THÉORIE

Ces structures réticulées se caractérisent par le nombre d’états d’autocontrainte, étroitement lié au nombre minimal de câbles à mettre en tension pour mettre toute la structure en tension.
Une seconde caractéristique est le nombre de mécanismes, un mécanisme étant un déplacement infinitésimal particulier des nœuds tel que les variations de longueur induites des éléments soient nulles, au moins au premier ordre : les mécanismes traduisent donc la souplesse de la structure. La théorie laisse entrevoir que plus il y a d’états d’autocontrainte, plus il y a de mécanismes.

Mais encore fal­lait-il que ce logi­ciel soit adap­té aux struc­tures en ten­sé­gri­té qui, comme déjà dit, pré­sentent une cer­taine sou­plesse liée aux méca­nismes. L’utilisation du logi­ciel Toy­GL conçu par J. Aver­seng (déjà cité au début de cet article) a per­mis de lever en grande par­tie ces difficultés. 

C’est ain­si que l’équipe de pro­jet a pu se lan­cer dans les simu­la­tions numé­riques en entrant comme don­nées la posi­tion des dif­fé­rents nœuds de la struc­ture, la répar­ti­tion des élé­ments entre ces nœuds, les para­mètres phy­siques de la struc­ture et les char­ge­ments à appliquer. 

Une maquette réduite pou­vant rece­voir une pas­se­relle de 1,5 m de long a été construite, plus modeste que pré­vu, tant la recherche du dimen­sion­ne­ment a pris du temps. Elle a per­mis au groupe de se fami­lia­ri­ser avec les pro­blé­ma­tiques tech­niques liées au mon­tage d’une telle struc­ture com­plexe et de vali­der leur pro­ces­sus de dimen­sion­ne­ment sur un exemple concret très résistant. 

“ Trouver le bon compromis en flèche, poids et niveau d’autocontrainte ”

Le pro­jet a per­mis à l’équipe de cou­vrir dif­fé­rents champs scien­ti­fiques et de conclure sur une phase pra­tique réus­sie. Il aura aus­si per­mis de se rendre compte que la ten­sé­gri­té, sédui­sante dans ses atouts et dans ses réa­li­sa­tions créa­tives, n’est sans doute pas le pro­cé­dé le plus adap­té ni le plus com­pé­ti­tif face aux tech­niques actuelles uti­li­sées dans le génie civil. 

La ten­sé­gri­té pré­sente en effet deux dif­fi­cul­tés : d’une part la liai­son entre les barres et les câbles n’est pas ponc­tuelle, mais sur une sur­face certes petite mais de forme variable dans trois dimen­sions, si bien qu’il est com­plexe d’assurer la rigi­di­té, et d’autre part la réa­li­sa­tion pra­tique est très labo­rieuse, ce dont les élèves se sont ren­du compte. 

Modélisation d'une passerelle en tenségrité
Une modé­li­sa­tion 3D de la structure.

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