Six personnages en quête d’auteur

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°535 Mai 1998Par : PirandelloRédacteur : Philippe OBLIN (46)

Du Piran­del­lo, mis en scène par Jorge Lavel­li, joué par Michel Duchaus­soy, c’est un peu inti­mi­dant pour le rédac­teur de ces minces chro­niques. Ras­su­ré à la pen­sée qu’à part quelques oisifs bien­veillants, per­sonne ne les lit, il va quand même essayer, à pro­pos des Six per­son­nages en quête d’auteur, à l’Eldorado.

Saint-Exu­pé­ry qua­li­fiait le théâtre de Piran­del­lo de méta­phy­sique pour concierges. De son côté, le P. Debray-Rit­zen, chef du Ser­vice de psy­chia­trie infan­tile à Necker-Enfants malades, s’indignait un jour qu’un de ses internes igno­rât jusqu’au nom de cet auteur.

Six per­son­nages en quête d’auteur est assu­ré­ment une médi­ta­tion sur les métiers d’auteur dra­ma­tique et de comé­dien, sur les confu­sions entre réa­li­té et illu­sion, entre vrai­sem­blance et véri­té, mais on peut aller plus avant. Et y trou­ver, comme dans tout le théâtre de Piran­del­lo, une vision dra­ma­tique, dans tous les sens de cet adjec­tif, des troubles de la per­son­na­li­té, de ces patho­lo­gies men­tales qui rendent per­cep­tible, jusqu’à l’insoutenable, le mys­tère de l’être et des rap­ports entre l’être et le croire être.

Piran­del­lo ne trai­tait pas sans rai­son ces thèmes dif­fi­ciles : son épouse souf­frait de graves désordres psy­chiques, qui lui valurent des séjours en cli­nique. Il savait de quoi il parlait.

Or une méta­phy­sique – pour concierges ou pour intel­lec­tuels, c’est tout un à mes yeux – peut être déviée par les mal­for­ma­tions men­tales de son concep­teur. Dans le nomi­na­lisme de Guillaume d’Occam par exemple, un cli­ni­cien exer­cé dis­cerne, paraît-il, la mani­fes­ta­tion d’un désordre dans la per­cep­tion des liens entre les mots et les choses signi­fiées, qui serait signe d’une ten­dance schi­zoïde, chez ce théo­lo­gien. Existent d’autres cas de rela­tion entre sys­tèmes phi­lo­so­phiques et troubles de la per­cep­tion men­tale de leurs auteurs.

Mais ceci nous éloigne de la chro­nique théâ­trale. Revenons‑y.

Il est sûr que Six per­son­nages en quête d’auteur (1921), pour­tant écrite à l’âge mûr – Piran­del­lo, jusqu’alors auteur, comme Tche­kov d’ailleurs, de nom­breuses nou­velles, avait cin­quante ans – contient des lour­deurs mélo­dra­ma­tiques, comme ce sui­cide d’enfant, ren­du il est vrai par un magni­fique jeu d’ombres chi­noises, mais il y en a d’autres. Qu’on peut donc pré­fé­rer des pièces plus dépouillées, telles que Cha­cun sa véri­té, ou Hen­ri IV.

Cette incan­ta­tion oni­rique, d’un oni­risme au bord du patho­lo­gique, a cepen­dant de quoi ten­ter un met­teur en scène. Ce fut le cas de Dul­lin, qui fit connaître la pièce en France, et à pré­sent de Jorge Lavel­li. Il la fait jouer sur la scène nue de l’Eldorado, où l’on voit les nappes de fils pendre des ser­vices : il s’agit en effet de nous mon­trer la répé­ti­tion d’une pièce de théâtre.

Or voi­là qu’au milieu des comé­diens fri­voles, de clair habillés, que hous­pille le direc­teur (D. Pinon) sur­gissent à l’im­pro­viste et en silence les six per­son­nages en quête d’auteur, tout de noir vêtus, menés par le père (M. Duchaus­soy). Ils ont une his­toire à racon­ter, qui pour­rait inté­res­ser un auteur, que joue­raient des comédiens.

Et le délire naît de ce ren­contre entre des comé­diens sans per­son­nages et des per­son­nages sans auteur capable de dire leur his­toire, pour­tant indi­cible parce que pleine d’une infi­ni­té d’absurdités qui n’ont même pas besoin de paraître vrai­sem­blables car elles sont vraies.

Cha­cun pour­tant la raconte à sa manière. Le père par bribes d’une appa­rente clar­té mais pleines de réti­cences. La mère (M. Glei­zer) avec des san­glots. La belle-fille (M. Zyl­ber­stein) de façon hys­té­rique, tan­dis que le fils, autiste, refuse de se prê­ter au jeu et ne veut que se taire. Deux jeunes enfants les accom­pagnent, ren­co­gnés et muets.

Vous sor­tez de là trans­por­tés sans doute, mais déso­lés, comme on ima­gine qu’un interne en psy­chia­trie doit émer­ger de ses pre­mières consul­ta­tions. Sur­tout si, pareils à celui de Necker-Enfants malades, vous n’avez jamais encore affron­té Pirandello.

Six per­son­nages en quête d’auteur
Théâtre de l’Eldorado,
4, bou­le­vard de Stras­bourg, 75010 Paris.
Té1. : 01.42.38.07.54

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