Science, technologie et innovation au Japon

Dossier : La recherche dans le mondeMagazine N°651 Janvier 2010
Par Jean-Louis ARMAND (64)
Par Jean-François MARIANI (62)

Repères

Repères
La science et la tech­no­lo­gie ont joué un rôle déter­mi­nant dans la moder­ni­sa­tion du Japon entre­prise dans la seconde moi­tié du xixe siècle. Le pays a su s’ins­pi­rer de la science occi­den­tale, de ses struc­tures et ins­ti­tu­tions de for­ma­tion et de recherche en les adap­tant à son usage et à sa culture propres. La science et la tech­no­lo­gie occi­den­tales ont pu s’é­pa­nouir dans le tis­su social japo­nais en ali­men­tant le pro­ces­sus de moder­ni­sa­tion. Elles se sont éga­le­ment nour­ries de la manière dont le Japon a su l’a­dap­ter et l’as­si­mi­ler. Le Japon a su bâtir un sys­tème de recherche ori­gi­nal qui, s’il a beau­coup appris de l’Oc­ci­dent, nous offre la pos­si­bi­li­té de le confron­ter et d’en nour­rir le nôtre.

LA RECHERCHE

La carac­té­ris­tique prin­ci­pale du sys­tème de recherche japo­nais est la part consi­dé­rable prise par l’in­dus­trie dans le finan­ce­ment de l’ef­fort de recherche :

Sept minis­tères mettent en œuvre des plans à cinq ans

les quatre cin­quièmes, contre les deux tiers pour les États-Unis et l’Al­le­magne et seule­ment un peu plus de la moi­tié pour la France. Avec une popu­la­tion double de la France, le Japon compte 830 000 cher­cheurs dont 450 000 en entre­prises contre res­pec­ti­ve­ment 250 000 et 100 000 pour la France. Le Japon y consacre aujourd’­hui 3,6 % de son PIB, contre 2,2 pour la France.

Une recherche planifiée

Recherche fon­da­men­tale et recherche appliquée
Le Japon ne connaît pas la dis­tinc­tion entre science » pure » et acti­vi­tés spé­cu­la­tives et libé­rales d’un côté et de l’autre tech­nique, arts et métiers et acti­vi­tés » ser­viles « , héri­tage occi­den­tal issu des Grecs qui per­dure dans notre idéo­lo­gie comme le montrent sans cesse les débats agi­tant le monde des cher­cheurs fran­çais. Contrai­re­ment à une idée répan­due, des recherches fon­da­men­tales de très haut niveau sont menées en paral­lèle à des recherches appli­quées au sein des labo­ra­toires indus­triels et ne sont pas seule­ment l’a­pa­nage des labo­ra­toires des orga­nismes publics de recherche, l’É­tat jouant un rôle de pilote en défi­nis­sant des domaines prio­ri­taires. Des fonds spé­ci­fiques ont été déga­gés pour encou­ra­ger la com­pé­ti­tion, et l’é­va­lua­tion, encore bal­bu­tiante, se met en place. Les ins­ti­tu­tions publiques (uni­ver­si­tés, orga­nismes de recherche) et les agences de finan­ce­ment ont été réfor­mées pour deve­nir des orga­nismes admi­nis­tra­tifs indépendants.

La poli­tique de recherche du Japon est défi­nie par la loi-cadre de 1995. Des plans à cinq ans ont été mis en place depuis 1996. Un Conseil pour la poli­tique de la science et de la tech­no­lo­gie (CSTP), mis en place en 2001 auprès du Ministre en charge de la poli­tique de la Science et de la Tech­no­lo­gie, défi­nit les grandes orien­ta­tions de la poli­tique de recherche. Sept minis­tères, prin­ci­pa­le­ment le minis­tère de l’É­du­ca­tion, de la Culture, des Sports, de la Science et de la Tech­no­lo­gie (MEXT) et le minis­tère de l’É­co­no­mie, du Com­merce et de l’In­dus­trie (METI), se par­tagent avec diverses agences gou­ver­ne­men­tales, les uni­ver­si­tés, les ins­ti­tuts natio­naux et l’in­dus­trie le bud­get de recherche.

Le CSTP est effec­ti­ve­ment pré­si­dé par le Pre­mier ministre. Il est com­po­sé de per­son­na­li­tés du monde de l’u­ni­ver­si­té, de la recherche et de l’in­dus­trie exer­çant à plein-temps et s’ap­puie sur une équipe admi­nis­tra­tive d’une cen­taine de per­sonnes. Quatre domaines prio­ri­taires ont ain­si été recon­duits pour la période 2006–2010, avec quatre domaines annexes, l’ef­fort por­tant avant tout sur les sciences de la vie, l’en­vi­ron­ne­ment et l’énergie.

Une réforme des universités

Une réforme impor­tante des uni­ver­si­tés natio­nales a été entre­prise en 2004 avec le pas­sage d’un décret les trans­for­mant en orga­nismes admi­nis­tra­tifs indé­pen­dants, à l’i­mage des orga­nismes publics (agences de moyens ou ins­ti­tuts de recherche). Le bud­get alloué aux uni­ver­si­tés natio­nales et aux orga­nismes publics tient désor­mais compte de cri­tères tels que la valo­ri­sa­tion de la recherche ou l’in­ter­na­tio­na­li­sa­tion. Les ensei­gnants ne sont plus des fonc­tion­naires. L’ou­ver­ture sur l’in­dus­trie est deve­nue pour les uni­ver­si­tés une obli­ga­tion comme une nécessité.

LES ÉCHANGES

Des ingé­nieurs français
Il convient de sou­li­gner l’in­fluence d’in­gé­nieurs fran­çais appe­lés dès le gou­ver­ne­ment Toku­ga­wa à contri­buer à la moder­ni­sa­tion indus­trielle du Japon dans le cadre de son ouver­ture à la civi­li­sa­tion occi­den­tale. Men­tion­nons les noms des poly­tech­ni­ciens Fran­çois Léonce Ver­ny, le fon­da­teur de l’ar­se­nal de Yoko­su­ka, Louis-Émile Ber­tin, qui prit part à la construc­tion de navires de guerre de la marine japo­naise, du cen­tra­lien Hen­ri Péle­grin, qui fon­da et diri­gea les usines à gaz de Yoko­ha­ma et de Tokyo et intro­dui­sit l’é­clai­rage public au gaz. Ver­ny envoya les pre­miers audi­teurs japo­nais à l’É­cole poly­tech­nique, et Ber­tin for­ma des ingé­nieurs japo­nais envoyés en France pour se par­faire à l’É­cole du génie maritime.

Le Japon a tou­jours encou­ra­gé le départ pour l’é­tran­ger mais sur­tout le retour de ses meilleurs cher­cheurs, fai­sant ain­si béné­fi­cier son ensei­gne­ment supé­rieur et sa recherche des meilleures pratiques.

L’ère Mei­ji ouverte en 1868 a vu le ren­for­ce­ment de l’en­voi à l’é­tran­ger d’é­tu­diants et de cher­cheurs, des­ti­nés à leur retour à appor­ter aux uni­ver­si­tés nou­vel­le­ment créées, ain­si qu’à l’in­dus­trie, les com­pé­tences scien­ti­fiques et tech­niques qui fai­saient alors défaut au Japon dans de nom­breux domaines.

Un déséquilibre avec la France

Si près de 50 000 Japo­nais étu­dient dans les uni­ver­si­tés amé­ri­caines, ils ne sont que 1 700 à choi­sir la France, hui­tième des­ti­na­tion pour les étu­diants japo­nais après les États-Unis, la Chine, le Royaume-Uni, le Cana­da, la Corée, l’Al­le­magne et l’Aus­tra­lie. Le dés­équi­libre dans le sens des échanges est encore net : moins de 300 étu­diants fran­çais choi­sissent chaque année d’é­tu­dier au Japon.

L’ou­ver­ture sur l’in­dus­trie est deve­nue pour les uni­ver­si­tés une obligation

Ces chiffres, qui sont toutes dis­ci­plines confon­dues, cachent une autre réa­li­té : moins de cent étu­diants japo­nais suivent des cur­sus scien­ti­fiques (sciences pures, méde­cine, sciences de l’in­gé­nieur). La dif­fi­cul­té à atti­rer des étu­diants dans les cur­sus scien­ti­fiques est éga­le­ment liée à la spé­ci­fi­ci­té de notre sys­tème d’en­sei­gne­ment supé­rieur, dont la lisi­bi­li­té est loin d’être évi­dente vue du Japon.

Par contre, il est encou­ra­geant que la majo­ri­té des trois cents étu­diants fran­çais au Japon suivent eux des cur­sus scien­ti­fiques et tech­niques dans les prin­ci­pales uni­ver­si­tés du pays, où ils peuvent trou­ver des com­plé­ments utiles aux études déjà entre­prises dans des domaines d’ex­cel­lence. À l’u­ni­ver­si­té de Tokyo, la France occupe par sa repré­sen­ta­tion la pre­mière place des pays occi­den­taux, avant les États-Unis, l’Al­le­magne et le Royaume-Uni.

L’i­mage de la mode et du luxe
À un dés­équi­libre dans le sens des échanges entre le Japon et la France s’a­joute sans aucun doute un dés­équi­libre struc­tu­rel en défa­veur de la science et de la tech­no­lo­gie françaises.
La France serait-elle vic­time de son image très forte au Japon de patrie de la mode et du luxe, éclip­sant l’in­té­rêt de ce qu’elle a à offrir en matière de science et de technologie ?

Un double diplôme
Des échanges menant au double diplôme d’in­gé­nieur ont été mis en place ini­tia­le­ment entre l’É­cole cen­trale de Nantes et l’u­ni­ver­si­té Keio. Ils sont main­te­nant éten­dus aux Écoles cen­trales et à l’IN­SA de Lyon côté fran­çais, à l’u­ni­ver­si­té Toho­ku et bien­tôt à d’autres uni­ver­si­tés japo­naises. L’É­cole poly­tech­nique entre­tient des rela­tions pri­vi­lé­giées avec l’u­ni­ver­si­té de Tokyo : une dizaine d’an­ciens élèves viennent chaque année y pour­suivre des études de maî­trise ou de doctorat.

Des bourses d’études en France

Moins de 300 étu­diants fran­çais choi­sissent chaque année d’é­tu­dier au Japon

Depuis 1931, le gou­ver­ne­ment fran­çais offre des bourses d’é­tudes, qui ont per­mis, depuis leur créa­tion, à plus de mille étu­diants japo­nais de venir pour­suivre leurs études scien­ti­fiques et tech­niques en France. Tous sont reve­nus et la plu­part occupent des postes d’in­fluence dans l’en­sei­gne­ment supé­rieur et la recherche, l’in­dus­trie ou l’ad­mi­nis­tra­tion, consti­tuant un réseau pré­cieux mal­heu­reu­se­ment très insuf­fi­sam­ment mis à profit.

Un cer­tain nombre d’in­dus­triels fran­çais ont fait part de leur inté­rêt pour cofi­nan­cer des bourses d’é­tudes dans des domaines scien­ti­fiques par­ti­cu­liers, for­mant ain­si un vivier d’in­gé­nieurs japo­nais au fait de leurs recherches et méthodes qui revien­dront tra­vailler dans leurs filiales japonaises.

Un exemple à suivre
La manière dont les uni­ver­si­tés natio­nales ont su sans dou­leur se réfor­mer de fond en comble pour leur per­mettre de s’ou­vrir au monde indus­triel ne devrait pas nous lais­ser indif­fé­rents : six des uni­ver­si­tés natio­nales japo­naises figurent dans les divers clas­se­ments des cent meilleures mon­diales. L’ex­pé­rience acquise par les clus­ters du MEXT et du METI pour­rait éga­le­ment être uti­li­sée avec pro­fit par nos pôles de compétitivité.

L’ouverture internationale


Uni­ver­si­té de Tokyo

Le Japon a de son côté pris conscience de l’im­por­tance de favo­ri­ser l’ou­ver­ture à l’in­ter­na­tio­nal : centres de recherche et uni­ver­si­tés natio­nales, deve­nus auto­nomes dans le cadre de la réforme de 2001, sont inci­tés à s’ou­vrir à l’in­ter­na­tio­nal en favo­ri­sant l’ac­cueil d’en­sei­gnants, de cher­cheurs et d’é­tu­diants étran­gers. Les conseils scien­ti­fiques des uni­ver­si­tés et des orga­nismes de recherche s’ouvrent à des per­son­na­li­tés étran­gères, dont quelques Fran­çais. Depuis 2003 a été mis en place, avec la Socié­té japo­naise pour la pro­mo­tion des sciences (JSPS), un pro­gramme d’ac­tions inté­grées (PAI), le pro­gramme Saku­ra. Le pro­gramme » Fron­tières de la Science » récem­ment éta­bli consti­tue une ini­tia­tive ambi­tieuse et pro­met­teuse, ain­si que le pro­gramme » Fron­tières de l’Ingénierie « .

L’INNOVATION

Prendre en compte la réalité
Si cer­tains Japo­nais conti­nuent à rêver d’une socié­té uto­pique où des robots huma­noïdes s’oc­cu­pe­raient des per­sonnes âgées, d’autres recon­naissent qu’un déve­lop­pe­ment socié­tal har­mo­nieux passe par la prise en compte de la réa­li­té des défis d’au­jourd’­hui, par la défi­ni­tion des réponses à leur appor­ter et leur mise en oeuvre. N’y a‑t-il pas une leçon à tirer éga­le­ment pour notre pays, qui, si l’on réflé­chit bien, par­tage beau­coup plus de simi­la­ri­tés avec le Japon que cela est com­mu­né­ment admis ?

L’in­dus­trie japo­naise a été pion­nière dans un grand nombre de tech­no­lo­gies indus­trielles et de fabri­ca­tion comme l’au­to­mo­bile, l’élec­tro­nique grand public, la méca­tro­nique, qu’elle a su constam­ment per­fec­tion­ner en s’ins­pi­rant très sou­vent de tra­vaux amé­ri­cains (c’est par­ti­cu­liè­re­ment évident en élec­tro­nique, et informatique).

Elle a pour­sui­vi dans les domaines de l’au­to­mo­bile ou de l’élec­tro­nique, dans les années fastes 1970 et 1980, une approche de l’in­no­va­tion basée sur l’ap­pren­tis­sage par la réa­li­sa­tion lear­ning by doing, favo­rable aux grandes entre­prises, qui peuvent constam­ment amé­lio­rer leurs pro­duits en fonc­tion des réac­tions des uti­li­sa­teurs, plu­tôt qu’aux jeunes pousses.

Si les échecs du Japon dans les années 1990 dans les domaines du logi­ciel ou des bio­tech­no­lo­gies sont incon­tes­tables, il n’en reste pas moins vrai que les tech­no­lo­gies des pro­chaines années pour­raient offrir des angles d’at­taque qui lui seront favorables.

Les défis environnementaux

Le Japon voit dans les défis envi­ron­ne­men­taux le moyen de déve­lop­per des tech­no­lo­gies appro­priées, et mise sur ses inves­tis­se­ments dans les nou­velles tech­niques de sto­ckage et de pro­duc­tion d’éner­gie. Le Japon a éga­le­ment pris une avance consi­dé­rable dans le déve­lop­pe­ment de robots à carac­té­ris­tiques huma­noïdes, qui pour­raient un jour venir en aide à une socié­té vieillis­sante. Les recherches dans les neu­ros­ciences, moti­vées par le vieillis­se­ment de sa popu­la­tion, ont atteint un déve­lop­pe­ment remarquable.


Le robot Asi­mo, à l’aide des
handicapés

Le Japon montre à l’é­vi­dence qu’une recherche tirée par les appli­ca­tions n’est pas néces­sai­re­ment de qua­li­té infé­rieure : en 1973, Leo­na Esa­ki avait obte­nu le prix Nobel de phy­sique pour ses tra­vaux qui avaient abou­ti en 1957 à la décou­verte de la diode à effet tun­nel. De même, l’in­gé­nieur Koi­chi Tana­ka a obte­nu en 2002 le prix Nobel de chi­mie pour ses recherches sur les tech­niques d’io­ni­sa­tion. Le Japon a éga­le­ment pris conscience de l’im­por­tance à atta­cher à la recherche fon­da­men­tale, et n’est pas peu fier des quatre prix Nobel attri­bués en 2008 à des cher­cheurs japo­nais, dont deux en poste aux États-Unis. 

LE FUTUR

Face aux défis auquel il est confron­té, le Japon veut obéir à deux impé­ra­tifs : inno­ver et s’ou­vrir. La nomi­na­tion en 2009 d’un Pre­mier ministre ingé­nieur de for­ma­tion ayant effec­tué une par­tie de ses études à l’é­tran­ger per­met de pen­ser que la recherche conti­nue­ra à être consi­dé­rée comme une prio­ri­té, comme elle l’a d’ailleurs tou­jours été, même au plus fort de la crise. De manière concrète et opé­ra­tion­nelle, on peut affir­mer que c’est dans les périodes de doute et d’in­cer­ti­tude que le Japon est le plus acces­sible à la coopération.

Les conseils scien­ti­fiques s’ouvrent à des per­son­na­li­tés étrangères

Une » fenêtre de tir » appa­raît ain­si ouverte pour la recherche et l’in­dus­trie fran­çaises. Essayons de ne plus être hyp­no­ti­sés par la Chine et, nous basant sur un riche pas­sé de contacts et une conver­gence dans les pro­blèmes à résoudre, nous pour­rons cer­tai­ne­ment mul­ti­plier les actions com­munes, mutuel­le­ment pro­fi­tables. Nous avons rap­pe­lé, plus haut, le rôle capi­tal de nos grands anciens, il y a un siècle et demi ; la com­mu­nau­té poly­tech­ni­cienne tout par­ti­cu­liè­re­ment a cer­tai­ne­ment encore les moyens de pour­suivre cette action, si, tou­te­fois, elle en a la volonté.

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