São Paulo : les fractures de la modernité

Dossier : Le BrésilMagazine N°626 Juin/Juillet 2007Par Marie YATZIMIRSKY

São Pau­lo est réso­lu­ment moderne. Moderne au sens bau­de­lai­rien du terme : non pas oppo­sé à un quel­conque pas­sé (aurait-il seule­ment eu le temps de s’é­crire), mais chaos créa­teur. Lorsque Zweig écrit sur São Pau­lo, il décrit une ville tour­née vers le futur, qui en tire son éner­gie et son dyna­misme spec­ta­cu­laire1. Une ville de migrants, terre d’é­lec­tion d’une popu­la­tion de pion­niers conqué­rants2, construite sur du pro­vi­soire auquel il a fal­lu don­ner un aspect défi­ni­tif, dans laquelle on a sou­dain tra­cé ave­nues et parcs – et bien­tôt voies rapides et ponts rou­tiers – parce qu’elle avait les devoirs d’ur­ba­nisme d’une grande ville. Elle en tire son carac­tère hété­ro­gène, sans centre, anar­chique. Pour s’as­su­rer sa place par rap­port à la belle et cultu­relle Rio, São Pau­lo « sait qu’elle doit enfin prendre un visage » écrit Zweig. Ville sur­di­men­sion­née, satu­rée, jetée dans la moder­ni­té en l’es­pace de quelques décen­nies, typique de ces villes du Nou­veau Monde (…) qui « vont de la fraî­cheur à la décré­pi­tude sans s’ar­rê­ter à l’an­cien­ne­té »3.


le Bré­sil moderne, vue aérienne de São Paulo

Il est frap­pant de trou­ver dans la des­crip­tion de Zweig (1941) comme dans celle de Lévi-Strauss qui rentre du Bré­sil en 1939, une extra­or­di­naire actua­li­té. Comme si l’é­lan de São Pau­lo n’a­vait pas chan­gé, comme si cette ville gar­dait ce tem­pé­ra­ment impa­tient, tou­jours en construc­tion – et en soixante ans, elle est pas­sée du mil­lion à plus de 10 mil­lions d’ha­bi­tants4, mais aus­si comme si elle n’a­vait pas encore pris son visage définitif. 

Capi­tale éco­no­mique du Bré­sil et de l’A­mé­rique latine São Pau­lo compte par­mi les cinq pre­mières méga­poles mon­diales. C’est une ville moderne et mon­dia­li­sée, avec de quoi nar­guer la vieille Europe : sièges sociaux des plus grandes mul­ti­na­tio­nales, ser­vices ban­caires infor­ma­ti­sés depuis longue date, méde­cine de pointe, excel­lence uni­ver­si­taire, auto­routes sous conces­sion en par­fait état. 

Et pour­tant cette moder­ni­té qui enivre la ville ne concerne que la moi­tié de ses habi­tants : l’autre par­tie s’en­tasse dans les fave­las5, dans les inter­stices ou dans une zone péri­ur­baine d’ha­bi­tats pré­caires sans infra­struc­ture décente. Là, gran­dit une jeu­nesse de lais­sés-pour-compte avec peu d’autres échap­pa­toires que la drogue. 

Deux villes coha­bitent donc : l’une tour­née vers l’ex­té­rieur, celle des élites, de l’é­co­no­mie et du tou­risme, des com­plexes ultra­mo­dernes, au pay­sage urbain spec­ta­cu­laire, forêt de gratte-ciel tra­ver­sée de voies rapides ; et l’autre, gigan­tesque ensemble insa­lubre de mai­son­nettes pré­caires, au quo­ti­dien dif­fi­cile sinon désespéré. 

Cette dua­li­té guette pro­ba­ble­ment toutes les villes du Sud, gran­dies trop vite et jetées dans la moder­ni­té, sujettes aux restruc­tu­ra­tions pro­duc­tives, et inca­pables de faire face à la demande d’ac­cueil que leur expan­sion a sus­ci­té, dans un état de déli­te­ment social que semble vou­loir igno­rer l’élite. 

« L’é­cart entre l’ex­cès de luxe et l’ex­cès de misère fait écla­ter la dimen­sion humaine »6 écrit Lévi-Strauss à pro­pos de Mum­bai, et cela vaut pour son homo­logue bré­si­lienne. À croire, le déve­lop­pe­ment des méga­poles du Sud ne se fait qu’au prix de l’ex­clu­sion ? S’il n’y a pas lieu dans le pré­sent article de répondre à une telle ques­tion, le cas de São Pau­lo per­met tou­te­fois de com­prendre com­ment et pour­quoi le « fos­sé » des inéga­li­tés se creuse mal­gré une appa­rente « moder­ni­sa­tion », et ce, bien sûr, en tenant compte des par­ti­cu­la­ri­tés his­to­riques et cultu­relles du Brésil. 

Les paradoxes de la croissance urbaine : l’exclusion territorialisée

À l’ins­tar de nom­breuses autres villes du Sud, de l’A­mé­rique latine à l’A­sie du Sud et du Sud-Est, la crois­sance spec­ta­cu­laire de São Pau­lo s’est faite au prix de l’ex­clu­sion. Son décol­lage indus­triel dans les années cin­quante-soixante por­té par une acti­vi­té indus­trielle dyna­mique (métal­lur­gie, méca­nique, élec­tri­ci­té, com­mu­ni­ca­tions, tex­tile, chi­mie) a atti­ré une large popu­la­tion de migrants can­di­dats à l’emploi et a sti­mu­lé son pro­ces­sus de mégapolisation. 

L’é­lan se brise à la fin des années soixante-dix : la crise indus­trielle se pro­file, il faut ratio­na­li­ser la pro­duc­tion. Puis, dans les années quatre-vingt-dix, deuxième choc avec l’a­brupte ouver­ture éco­no­mique de F. Col­lor, et un grand nombre d’u­sines ferment ; la pres­sion de la com­pé­ti­tion impose de recou­rir à la sous-trai­tance. La base indus­trielle s’ef­frite, fuit les syn­di­cats trop puis­sants, la ville entre dans la phase de « restruc­tu­ra­tion pro­duc­tive » qui se tra­duit par le pas­sage à une éco­no­mie fon­dée sur la haute tech­no­lo­gie et les ser­vices7, tan­dis que le mar­ché de l’emploi se dégrade et que se déve­loppe le sec­teur infor­mel. S’en suit un accrois­se­ment des inéga­li­tés socio-éco­no­miques avec enri­chis­se­ment d’une élite et pré­ca­ri­sa­tion des plus pauvres. 

Ain­si, depuis les deux der­nières décen­nies, São Pau­lo expé­ri­mente une dété­rio­ra­tion sen­sible des condi­tions de vie de ses habi­tants, qui s’ex­prime entre autres par l’ex­plo­sion du pro­blème du loge­ment. Pour­tant, le mythe d’une vie meilleure et des oppor­tu­ni­tés d’emploi per­dure, et la ville conti­nue d’at­ti­rer des mil­liers de migrants, tou­te­fois dans une pro­por­tion moindre que dans les décen­nies pré­cé­dentes. Ce flux est de plus en plus gon­flé (à 60 %) par les Nor­des­tins, des États les plus pauvres du Bré­sil8. Ils viennent s’en­tas­ser dans les fave­las qui abritent aujourd’­hui entre 15 % et 20 % des habi­tants de São Pau­lo. Selon le SEHAB – Secré­ta­riat muni­ci­pal de l’ha­bi­tat – il y aurait 2,2 mil­lions de per­sonnes dans les fave­las et loge­ments pré­caires dans la capi­tale en 2003. Tan­dis que la popu­la­tion de São Pau­lo a cru de 8 % entre 1991 et 2000, la seule caté­go­rie des fave­la­dos a cru de cinq fois plus. 

Favelisation et périphérisation

Alors que São Pau­lo avait long­temps entre­te­nu la répu­ta­tion, à l’in­verse de ses consœurs de Rio ou de Recife, de ne pas pos­sé­der de fave­las, ces der­nières se déve­loppent de manière spec­ta­cu­laire, à la fin des années soixante-dix. Avec la crise et la pres­sion migra­toire, le phé­no­mène « d’in­va­sion col­lec­tive » de ter­rains pri­vés et publics se déve­loppe sous la forme « d’oc­cu­pa­tions » illé­gales par­fois orga­ni­sées et poli­ti­sées, le plus sou­vent anar­chiques. Un des cli­vages des métro­poles bré­si­liennes est donc celui qui oppose la ville légale, régu­lière, à la ville illé­gale, irrégulière. 

Dans le cas de São Pau­lo, la popu­la­tion de bas reve­nus se voit reje­tée depuis vingt ans dans une péri­phé­rie de plus en plus loin­taine, là éga­le­ment où les migrants conti­nuent d’af­fluer. La ville est donc pas­sée d’un modèle d’ex­pan­sion hori­zon­tale à un modèle d’oc­cu­pa­tion inten­sive de l’hy­per­pé­ri­phé­rie. Tan­dis que la fave­li­sa­tion des villes s’ac­cé­lère, des « cidade dos muros9 » se sont édi­fiées. Les poches de pau­vre­té peuvent être « internes » à la muni­ci­pa­li­té, même si en l’oc­cur­rence elles sont majo­ri­tai­re­ment externes à São Pau­lo, contrai­re­ment à Rio où elles gran­dissent aux inter­stices des quar­tiers riches. En outre on retrouve dans la péri­phé­rie pauvre des enclaves plus aisées sous la forme de rési­dences sécu­ri­sées de luxe (condo­mi­nios fecha­dos). La dicho­to­mie « centre-péri­phé­rie » qui a bien expri­mé le modèle de ségré­ga­tion socio­spa­tiale de São Pau­lo jusque dans les années quatre-vingt ne carac­té­rise donc plus l’é­vo­lu­tion actuelle, que Cal­dei­ra qua­li­fie d’en­claves for­ti­fiées (enclaves for­ti­fi­ca­dos) d’un côté et des zones d’oc­cu­pa­tion misé­rables de l’autre, modèle qui creu­se­rait le fos­sé dans l’es­pace de la citoyenneté. 

La pauvreté, une question politique

Les pou­voirs publics ont-ils pris assez tôt la mesure du pro­blème ? Il s’a­git d’in­té­grer des cen­taines de mil­liers de per­sonnes, ce qui ne sup­pose pas seule­ment de créer mas­si­ve­ment des infra­struc­tures mais aus­si de favo­ri­ser l’ac­cès aux ser­vices urbains, à cette ville dont elles sont exclues. 

La poli­tique de des­truc­tion (remo­ção) des fave­las et de relo­ge­ment éven­tuel, en vogue sous la dic­ta­ture (1964−1988) s’a­chève sur un échec : les zones de relo­ge­ment sont défi­ci­taires en infra­struc­tures et sur­tout en oppor­tu­ni­tés de tra­vail. Cet échec ouvre le champ aux poli­tiques par­ti­ci­pa­tives d’ur­ba­ni­sa­tion (urba­ni­za­ção) des fave­las, c’est-à-dire à leur réha­bi­li­ta­tion et à leur incor­po­ra­tion dans la trame urbaine. L’un des pre­miers pro­grammes par­ti­ci­pa­tifs est les mutirões, « self-help pro­grams » qui per­mettent aux com­mu­nau­tés locales de construire elles-mêmes leur logement. 

Aujourd’­hui ces pro­grammes conti­nuent, citons l’ac­tuel Pro­gra­ma Bair­ro Legal, mis en place en 2002 par la muni­ci­pa­li­té sous la ges­tion de Mar­ta Supli­cy (2001−2004. Par­ti des tra­vailleurs), qui a pour but l’ur­ba­ni­sa­tion et la régu­la­ri­sa­tion des fave­las, l’ob­jec­tif étant de les trans­for­mer en quar­tier, et de garan­tir aux habi­tants un accès à la ville, des rues asphal­tées, un sys­tème sani­taire, l’é­clai­rage public, etc. Urba­ni­sa­tion et régu­la­ri­sa­tion, les deux volets de cette poli­tique, devraient se pour­suivre sous la nou­velle admi­nis­tra­tion du PSDB, prin­ci­pal par­ti de centre droit. Mal­gré toute la dif­fi­cul­té de mise en place effec­tive, São Pau­lo échappe aux des­truc­tions mas­sives (bul­do­ze­ri­sa­tion) qui sont de mise dans les méga­poles indiennes ou chinoises. 

Renforcement des inégalités et précarisation

Le déve­lop­pe­ment de São Pau­lo ne semble pas avoir don­né beau­coup plus d’op­por­tu­ni­té à sa socié­té, déjà lar­ge­ment frac­tu­rée. Pire, il semble que de nou­velles formes d’ex­clu­sion sociale, au-delà des formes ter­ri­to­riales, se cumulent aux anciens fac­teurs d’ex­clu­sion liés à l’his­toire du colo­nia­lisme et à la dis­cri­mi­na­tion raciale. 

Nouvelles et anciennes formes d’exclusion

La concen­tra­tion de pou­voir et de richesse dans les mains d’une mino­ri­té pri­vi­lé­giée est incontestable. 

La socié­té bré­si­lienne se posi­tionne comme un cham­pion mon­dial des inéga­li­tés (PNUD 1999) avec un ratio de 28 entre les 40 % les plus pauvres et les 10 % les plus riches (en France 6,5). Les 20 % les plus pauvres par­tagent 2 % du reve­nu (3 % en 1991, chute de 32 %), tan­dis que les 10 % les plus riches par­tagent 49,2 % de la richesse (44,5 % en 1991, soit une hausse de 10,6 %).

Il est dif­fi­cile de ne pas être éton­né de la rela­tive accep­ta­tion par les Bré­si­liens de cette inéga­li­té, en par­ti­cu­lier chez une élite se dédoua­nant de toute res­pon­sa­bi­li­té en met­tant en avant le mérite per­son­nel et l’exis­tence d’une (pseu­do) échelle de mobilité.

Mal­gré des droits for­mel­le­ment recon­nus par l’É­tat10, l’i­né­ga­li­té sur la base de la race en fait une variable fon­da­men­tale aus­si bien en ce qui concerne le niveau de reve­nu que les oppor­tu­ni­tés d’emploi ou le niveau d’é­du­ca­tion : par exemple, 41 % des Blancs ont un emploi « for­mel » (employés avec carte de tra­vail ou fonc­tion­naires publics) et seuls 33 % des Noirs (IBGE, 2001). Les Noirs sont concen­trés dans les tâches les moins qua­li­fiées et les moins bien rémunérées. 

Les taux de chô­mage montrent que les Blancs sont moins affec­tés que les non-Blancs (negros et par­dos prin­ci­pa­le­ment). Dans la région métro­po­li­taine, en 2002, le taux de chô­mage est de 17 % chez les non-Blancs et de 11,7 % chez les Blancs. Le taux de chô­mage a cru chez les pre­miers de 40 % en dix ans, et de 19,5 % chez les Blancs11.

Ceci est non seule­ment le fait de la qua­li­fi­ca­tion mais peut être éga­le­ment attri­bué à la dis­cri­mi­na­tion raciale qui grève la mobi­li­té sociale des Noirs dans son ensemble. 

Pour­tant, au Bré­sil, la plu­part des études traitent de la ségré­ga­tion éco­no­mique, donc en termes de classe, occul­tant la race, pour des rai­sons for­te­ment idéo­lo­giques12. L’ab­sence de conflits raciaux semble en effet une norme de com­por­te­ment. Les mani­fes­ta­tions d’in­to­lé­rance sont consi­dé­rées comme contraires à l’es­prit bré­si­lien qui porte l’i­déal de la « démo­cra­tie raciale ». À ce titre, on y parle dif­fi­ci­le­ment de racisme, et la pau­vre­té est codi­fiée comme un pro­blème de classe plus que de race. Mais en plus des ves­tiges du pas­sé escla­va­giste encore pré­sent dans l’i­ma­gi­naire et l’in­cons­cient col­lec­tif du peuple bré­si­lien, le racisme actuel est le pro­duit de la socié­té contem­po­raine et repose sur d’autres anta­go­nismes : riche-pauvre, éduqué-illettré. 

Une combinaison de facteurs d’exclusion

Dans les années cin­quante puis soixante-dix, les fave­las se peuplent de Nor­des­tins qui consti­tuent les « nou­veaux migrants », appe­lés de manière indif­fé­ren­ciée et péjo­ra­tive « Nor­des­ti­nos » ou « Baia­nos ». Jouent ici deux dyna­miques de stig­ma­ti­sa­tion, l’une ancienne, fon­dée sur le mépris pour le Noir, l’autre plus récente, liée aux pro­blé­ma­tiques éco­no­miques et urbaines actuelles qui rejettent « l’é­mi­gré », celui qui vient man­ger le pain des locaux. Ce der­nier phé­no­mène est plus violent que le pre­mier : ce sont les Nor­des­tins actuels qui cris­tal­lisent tous les préjugés. 

Puis, à par­tir des années quatre-vingt, se des­sinent de nou­veaux méca­nismes sociaux d’ex­clu­sion, entre autres engen­drés par les migra­tions de popu­la­tions pauvres. Dans la construc­tion du sta­tut, la posi­tion sur l’é­chelle de classe – et de richesse – gagne une impor­tance considérable. 

La ségré­ga­tion des immi­grés passe par leur exclu­sion de l’ac­cès aux ascen­seurs de mobi­li­té sociale. Ne trou­vant place que dans les fave­las de la péri­phé­rie, ils n’ont accès qu’à un ensei­gne­ment public dégra­dé, à l’op­po­sé de l’é­lite qui s’offre un ensei­gne­ment fon­da­men­tal pri­vé de qua­li­té. À cet égard, on note­ra que les pre­mières mesures de la récente poli­tique de dis­cri­mi­na­tion posi­tive (2004) concernent les quo­tas dans les uni­ver­si­tés : la race est per­çue comme la variable cen­trale, et l’é­du­ca­tion comme le sec­teur clef. 

Autre fac­teur d’ex­clu­sion : la dif­fi­cul­té à accé­der au mar­ché du tra­vail for­mel. Comme on l’a dit, un double coup a été por­té aux tra­vailleurs peu qua­li­fiés au cours des années quatre-vingt. Ils se sont vu reje­tés dans le sec­teur infor­mel13 pour une grande par­tie, ou direc­te­ment confron­tés au chô­mage. Ain­si l’ac­ti­vi­té infor­melle (petits métiers de revente de pro­duits de consom­ma­tion, petits ser­vices tels que livreurs en moto ou domes­tiques, mar­ché infor­mel de la construc­tion, vente de drogue, etc.), lié au manque chro­nique d’emploi, font gran­dir le fos­sé avec la ville for­melle. Du manque d’ac­ti­vi­té éco­no­mique for­melle in situ dans la fave­la découlent des patho­lo­gies (jeunes dés­œu­vrés, vio­lence, sen­ti­ment de ghet­toï­sa­tion, etc.). 

Vers l’anomie urbaine ? Violence et drogue

Com­ment le déve­lop­pe­ment de cette ville duale, l’une ver­ti­cale, l’autre hori­zon­tale, l’une légale, l’autre illé­gale, peut-il ne pas débou­cher sur l’anomie ? 

Un état parallèle : le monde de la drogue et de la violence

Le tra­fic de drogue s’est imbri­qué étroi­te­ment dans la vie de la fave­la, et y tient main­te­nant un rôle majeur. Il a pris pos­ses­sion des ter­ri­toires pauvres et y décide de la vie sociale. Dans ces espaces où l’É­tat est absent et où la police se montre très ambi­va­lente face au réseau de drogue, le gang pro­tège et fait le média­teur : inter­mé­diaire avec la police, il pro­tège éga­le­ment le ter­ri­toire de la fave­la contre l’in­va­sion d’un autre gang qui vien­drait y étendre son mar­ché. Il rend une jus­tice locale, com­blant le vide lais­sé par l’É­tat, et a bien sûr un poids éco­no­mique important. 

Pour­quoi ce déve­lop­pe­ment spec­ta­cu­laire de la drogue ? La pre­mière rai­son est la très grande pro­por­tion de jeunes en âge de tra­vailler et sans emploi, pour les­quels la nar­co-éco­no­mie est qua­si­ment une ques­tion de sur­vie. Si le taux de chô­mage en 2003 est de 9,7 %, il est de 18 % chez les jeunes, car ce groupe d’âge, le plus nom­breux dans la popu­la­tion, est celui qui exerce la pres­sion la plus forte sur le mar­ché de l’emploi. Pour ces jeunes nés dans la vio­lence, à quelques cen­taines de mètres d’un mar­ché de biens de consom­ma­tion auquel ils n’ont pas accès, l’in­com­pré­hen­sion et le sen­ti­ment d’in­jus­tice sont des­truc­teurs, et la com­pa­rai­son sala­riale en bas de l’é­chelle est simple : le salaire d’un livreur en moto est de l’ordre de 400 reals par mois (150 euros) alors que celui d’un ven­deur dans une « boca » (point de vente) y est d’en­vi­ron 1 000 reals, avec des pos­si­bi­li­tés plus pro­met­teuses en termes de reve­nus. Une seconde rai­son nous semble être la dis­so­lu­tion crois­sante du modèle de la famille nucléaire traditionnelle. 

La vio­lence est un corol­laire inévi­table du tra­fic de drogue. La faci­li­té de l’ac­cès aux armes à feu vient la ren­for­cer14. Ain­si São Pau­lo est mon­dia­le­ment répu­tée pour sa vio­lence, qui touche les quar­tiers les plus déshé­ri­tés, et sur­tout les hommes jeunes c’est-à-dire la tranche d’âge 15–24 ans. De cette mor­ta­li­té découle un sex-ratio révé­la­teur : la ville compte 52,34 % de femmes et 47,66 % d’hommes (2002). Certes, la ten­dance récente montre une amé­lio­ra­tion du taux d’ho­mi­cides, tom­bé de 64 pour 100 000 en 1999 à 36 pour 100 000 en 200415, accu­sant donc une chute de 40 % en cinq ans. Ces homi­cides, pour plus de 90 % à l’arme à feu. 

Resistances civiles, résistances culturelles ?

Il n’y a pas lieu de consi­dé­rer toutes les formes de « résis­tance » de la popu­la­tion à ces formes d’a­no­mie urbaine : on note­ra tou­te­fois la mul­ti­pli­ca­tion des asso­cia­tions de rési­dents ou de quar­tiers de São Pau­lo qui forcent les auto­ri­tés locales à mettre en place un mini­mum de ser­vices publics, ou encore des modes de ges­tion coopé­ra­tifs par­ti­ci­pa­tifs et autres pal­lia­tifs à l’i­nef­fi­ca­ci­té de l’É­tat dans les domaines de la san­té et de l’éducation.

Au Bré­sil, l’ap­pa­ri­tion d’as­so­cia­tions et la par­ti­ci­pa­tion de la socié­té civile est par­ti­cu­liè­re­ment tri­bu­taire du contexte poli­tique. Lors de la tran­si­tion de la dic­ta­ture à la démo­cra­tie (1970−1980), on a assis­té à l’é­mer­gence de nou­velles orga­ni­sa­tions, de nou­veaux par­tis (comme le PT), à la vigueur de l’é­glise catho­lique et à la véhé­mence de mou­ve­ments indé­pen­dants. D’au­cuns voient, avec l’ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion de ces mou­ve­ments au début des années quatre-vingt-dix, le pas­sage des mani­fes­ta­tions à la négo­cia­tion, tout cela dans un cli­mat poli­tique plu­tôt libé­ral de réduc­tion d’emplois, de flexi­bi­li­sa­tion du droit du tra­vail, de réduc­tion des inves­tis­se­ments sociaux, de pri­va­ti­sa­tion et d’ap­pau­vris­se­ment des classes moyennes et basses. 

Il y aurait eu un regain d’ac­ti­visme avec l’é­lec­tion PT de Mar­ta Sup­pli­cy en 2001 : des actions sociales mar­quantes ont impul­sé de vraies nou­veau­tés dans les régions les plus pauvres, comme la concep­tion d’un nou­veau pro­gramme de la san­té sur la base d’un sys­tème unique (SUS) ; le Movi­men­to pro Mora­dia (ins­crip­tion pour des ter­rains et des mai­sons popu­laires) et la régu­la­ri­sa­tion retrouvent plus d’ef­fi­cience. L’ex­ten­sion du bud­get par­ti­ci­pa­tif (Orça­men­to Par­ti­ci­pa­ti­vo), et sur­tout la mise en place de pro­grammes sociaux (ren­da mini­ma, etc.) trouvent un écho impor­tant chez les fave­la­dos.

C’est sans comp­ter l’ac­tion sociale des ONG, des hommes poli­tiques, des églises. Le plus spec­ta­cu­laire est le relais pris par les églises évan­gé­liques dans les milieux popu­laires. De 3 % dans les années cin­quante, les évan­gé­liques repré­sentent aujourd’­hui 15 % des fidèles, dont 4 % de pro­tes­tants « tra­di­tion­nels » et 10,5 % de pen­te­cô­tistes (Assem­bleia de Deus, la plus impor­tante des églises pen­te­cô­tistes avec 8,5 mil­lions de fidèles au Bré­sil) et de la Congré­ga­tion (Congre­gacão Cristã do Bra­sil), tan­dis que les catho­liques passent de 93,5 % à 73,7 %.

D’une part l’ur­ba­ni­sa­tion ful­gu­rante a per­mis l’a­no­ny­mat et la liber­té de culte, avec un contrôle social moindre ; la démo­cra­ti­sa­tion du pays a per­mis la pro­li­fé­ra­tion des cultes : autant de fac­teurs qui expliquent la vague des églises évan­gé­liques. Mais sur­tout le suc­cès de leur implan­ta­tion repose sur un recru­te­ment sys­té­ma­tique dans les couches les moins édu­quées de la socié­té, et une logique de proxi­mi­té qui explique la mul­ti­pli­ca­tion des temples dans des locaux extrê­me­ment modestes aux quatre coins des fave­las. Elles dis­pensent à la fois « une éner­gie com­mu­nau­taire » et des règles qui per­mettent de struc­tu­rer un espace quo­ti­dien déstructuré.

Enfin les nou­velles cultures urbaines très reven­di­ca­tives que l’on peut obser­ver sont une autre moda­li­té de cette « résis­tance ». C’est dans un contexte urbain qui accen­tue la dis­so­lu­tion des iden­ti­tés cultu­relles pour des migrants déter­ri­to­ria­li­sés et pour une jeune géné­ra­tion sans racine, qu’une culture alter­na­tive a pris forme, qui adapte et ins­tru­men­ta­lise une cer­taine esthé­tique noire. Le mou­ve­ment hip-hop, né des jeunes de la péri­phé­rie, est aus­si vec­teur de reven­di­ca­tion d’une cer­taine négri­tude, pro­fon­dé­ment ins­pi­rée de l’ur­ba­ni­té amé­ri­caine. Il inclut en pre­mier lieu les musiques hip-hop et funk mais aus­si diverses mani­fes­ta­tions cultu­relles comme la danse capoei­ra-rap et les graf­fi­tis, élé­ment fon­da­men­tal du pay­sage visuel pau­liste. Ce nou­veau véhi­cule des mes­sages sociaux pro­pose des modèles alter­na­tifs, et ques­tionne dans son lan­gage musi­cal et visuel la vio­lence, l’ex­clu­sion et les inégalités. 

Cri éton­nant dans le chaos de cette ville hybride, dont la frac­ture guette bien d’autres de ses homo­logues du Sud, et dont le modèle de déve­lop­pe­ment dont elle est issue semble iné­luc­ta­ble­ment voué à l’im­passe sociale. Qui des asso­cia­tions, des hommes poli­tiques, des églises ou de sa popu­la­tion excé­dée sau­ra trou­ver de nou­veaux chemins ? 

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1. Zweig S., Bré­sil, Terre d’a­ve­nir, édi­tions de L’Aube et Livre de poche, trad. de l’al­le­mand (Autriche).
2. Les ban­dei­rantes du XVIIe et XVIIIe siècles font de São Pau­lo le point de départ pour l’ex­plo­ra­tion de terres inconnues.
3. Lévi-Strauss C., Tristes Tro­piques, Plon, 1933, 1955, p. 78.
4. La ville est en effet pas­sée de 1 mil­lion d’ha­bi­tants dans les années trente, époque à laquelle elle com­mence à s’in­dus­tria­li­ser et atti­rer des migrants, pour décol­ler dans les années cin­quante et soixante. Elle en pos­sède 10,6 mil­lions aujourd’­hui et compte par­mi les cinq pre­mières méga­poles mon­diales. À la ville même, il convient de rajou­ter 8, 2 mil­lions de per­sonnes pour appré­hen­der la Région métro­po­li­taine de São Pau­lo (RMSP, soit 39 muni­ci­pa­li­tés en incluant São Paulo).
5. Par fave­la (ver­sion bré­si­lienne du bidon­ville) la lit­té­ra­ture socio­lo­gique entend un ensemble d’ha­bi­ta­tions se carac­té­ri­sant par son illé­ga­li­té, son insa­lu­bri­té et sa culture spé­ci­fique. L’IBGE, Ins­ti­tu­to Bra­si­lei­ro de Geo­gra­fia e Estatís­ti­ca, homo­logue bré­si­lien de l’IN­SEE, pri­vi­lé­gie cette notion d’illé­ga­li­té en réper­to­riant les fave­las sous la nomen­cla­ture « habi­tat hors norme ».
6. Lévi-Strauss C., Op. Cit., p. 116.
7. Pour une des­crip­tion des méca­nismes de restruc­tu­ra­tion pro­duc­tive de São Pau­lo, voir par exemple Poch­mann, M. (dir.), Rees­tru­tu­ra­ção Pro­du­ti­va, Vozes, 2004.
8. États de Maranhão, Piauí, Ceará, Rio Grande do Norte, Paraí­ba, Per­nam­bu­co, Ala­goas, Ser­gipe, Bahia.
9. Cal­dei­ra Tere­sa Pires do Rio, Cidade dos Muros – Crime, Segre­ga­ção e Cida­da­nia em São Pau­lo, Edusp, 2000.
10. L’É­tat recon­naît l’é­ga­li­té de tous, la Consti­tu­tion de 1988 fait du racisme un crime, le para­graphe VIII sur le plu­ra­lisme eth­nique engage la pro­tec­tion de l’É­tat des popu­la­tions indi­gènes et afro-bré­si­liennes, la loi Caó de 1989 défi­nit les crimes résul­tant de pré­ju­gés de race et cou­leur (amen­dée en 1990, elle appro­fon­dit la notion d’ethnie).
11. Cf. étude du IETS (Ins­ti­tu­to de estu­dos Do Tra­bal­ho e Socie­dade) sur São Pau­lo à par­tir des don­nées IBGE 1991–2000. Cf. éga­le­ment Jac­coud L. & Beghin N. Desi­gua­li­dades Raciais no Bra­sil, IPEA, 2002.
12. Sur l’his­toire du racisme au Bré­sil, pro­fon­dé­ment liée à la ques­tion de l’i­den­ti­té natio­nale, voir en par­ti­cu­lier d’A­des­ky J. Racis­mos e anti-racis­mos no Bra­sil, RJ, Pal­las, 2001 et Ian­ni O. Pen­sa­men­to Social no Bra­sil, Edusc, 2004.
Avant les années 1950, un cou­rant de pen­sée s’ap­puie sur l’in­fé­rio­ri­té raciale et phy­sique du Noir, qui doit dis­pa­raître grâce au blan­chis­se­ment (bran­quea­men­to) pro­gres­sif par mis­cé­gé­na­tion (sou­vent tra­duit par métis­sage). La construc­tion de l’i­den­ti­té natio­nale va s’ap­puyer à par­tir des années cin­quante sur l’i­dée que l’hé­ri­tage cultu­rel bré­si­lien est enra­ci­né dans le mélange des races (S. Buarque de Holan­da e G. Freyre recon­nais­sant le mélange his­to­ri­que­ment néces­saire à l’a­dap­ta­tion des Blancs sous les Tro­piques) et que le « nègre » est un élé­ment fon­da­teur de la socié­té bré­si­lienne. On voit le biais idéo­lo­gique d’un tel sys­tème : sous cou­vert de faire l’é­loge du métis­sage, c’est la dis­pa­ri­tion à terme du Noir et la domi­nance des Blancs qu’on promeut.
Le racisme lar­vé qui par­court le Bré­sil actuel est tout aus­si ambi­gu : un uni­vers anti­ra­ciste vante une socié­té plu­rielle, mais nie dans les faits la pré­sence inté­grale des Noirs, l’i­dée étant que, par l’é­du­ca­tion et la mixi­té, ces groupes peuvent sor­tir de l’in­fé­rio­ri­té. Au mieux donc, on est face à un dis­cours assi­mi­la­tion­niste influen­cé par la construc­tion d’une iden­ti­té com­mune, qui dépré­cie les par­ti­cu­la­rismes et pri­vi­lé­gie la matrice cultu­relle dominante.
13. Sous l’ex­pres­sion de sec­teur infor­mel, on désigne l’en­semble des petites uni­tés de tra­vail fami­liales ou non, qui pro­duisent pour l’au­to­con­som­ma­tion et le mar­ché, échappent à l’en­re­gis­tre­ment admi­nis­tra­tif et la fis­ca­li­sa­tion : ce sont les uni­tés en compte propre, domes­tiques, les micro-entre­prises (etc.).
Ces uni­tés de pro­duc­tion ont un cer­tain nombre de carac­té­ris­tiques : elles génèrent peu de reve­nus, fonc­tionne avec un taux de pro­duc­ti­vi­té très bas, et des tra­vailleurs peu qua­li­fiés. La dimen­sion sociale pré­caire est étroi­te­ment liée à la dimen­sion économique.
14. Le débat est lan­cé à l’oc­ca­sion du réfé­ren­dum sur la pro­hi­bi­tion de la vente libre d’armes à feu et de muni­tions le 23 octobre 2005. La vic­toire mas­sive du « non » à la pro­hi­bi­tion fait réflé­chir sur la concep­tion qu’ont les Bré­si­liens de la citoyen­ne­té urbaine et du « droit » à se défendre. Du reste, cette vic­toire a éga­le­ment été ana­ly­sée comme un vote sanc­tion contre l’ac­tuel gou­ver­ne­ment, sachant qu’in­ter­dire le com­merce des armes ne résout pas le pro­blème éco­no­mique et social gra­vis­sis­sime au fon­de­ment de la violence.
15. Chiffres du SEADE et du NEV. Pour com­pa­rai­son, les chiffres de Paris sont de 2 pour 100 000.

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