Ressources numérisées : le risque d’un nouveau féodalisme

Dossier : Géo-information et SociétéMagazine N°662 Février 2011
Par Michel RIGUIDEL
Par Philippe LAURIER

REPÈRES

REPÈRES
Ter­ra nul­lius, une terre qui n’ap­par­tient à per­sonne, a sou­vent expri­mé lors des périodes colo­niales un préa­lable à l’acte d’ap­pro­pria­tion, car » il n’est point de terre sans sei­gneur « . Les actuelles friches numé­riques sur les réseaux télé­coms, où des don­nées ont per­du tout lien avec leur ayant droit ini­tial, risquent d’a­bou­tir à leur appro­pria­tion de fac­to, voire de jure, par de nou­veaux prédateurs.

L’ex­ploi­ta­tion des res­sources per­son­nelles numé­ri­sées au XXIe siècle emprunte quelques traits d’un sys­tème féo­dal consa­crant cer­taines entre­prises du Net. Sys­tème appuyé sur l’é­mer­gence mas­sive des don­nées à carac­tère per­son­nel (bien­tôt le dos­sier médi­cal per­son­na­li­sé, les don­nées géné­tiques), enre­gis­trées dans les sys­tèmes numé­riques (réseaux sociaux, télé­pho­nie mobile, appli­ca­tions infor­ma­tiques), et qui prend forme avec le suc­cès récent de l’as­sem­blage métho­dique et dyna­mique de la car­to­gra­phie des divers attri­buts d’identité.

Des don­nées per­son­nelles hors du contrôle des usagers

Désor­mais les don­nées per­son­nelles, d’u­sage, de com­por­te­ment, de loca­li­sa­tion, sont mémo­ri­sées, sou­vent hors du contrôle des usa­gers, trans­mises soit de plein gré, suite à l’ins­crip­tion gra­tuite dans une appli­ca­tion infor­ma­tique, soit à leur insu, suite à l’u­ti­li­sa­tion d’un ser­vice numé­rique lié à la géolocalisation.

Mondes numérique et physique

La vie vue de dessus
Les cartes géo­gra­phiques qua­si cadas­trales sont habillées par des pho­tos, où l’on découvre les champs culti­vés, des péniches le long d’un canal, les allées, les toits des mai­sons, l’in­té­rieur des jar­dins, toute une vie pri­vée mise à nu, en d’autres mots la vie vue de dessus.

Le monde phy­sique et vivant est en voie de réin­ves­tir le monde numé­rique : les fron­tières entre ces deux mondes s’es­tompent, dérou­lant une his­toire numé­rique contem­po­raine et déployant une nou­velle géo­gra­phie dyna­mique, en créant une ency­clo­pé­die et un atlas, véri­tables par­ties actives inté­grées au monde réel.

Le monde vivant est obser­vé par des satel­lites, sur­veillé par des camé­ras, le monde phy­sique est pho­to­gra­phié sous tous les angles, les infra­struc­tures vitales sont pilo­tées par des sys­tèmes de contrôle-com­mande. Cette dis­so­lu­tion dans un mael­ström inex­tri­cable s’ex­hibe par l’en­re­gis­tre­ment numé­rique mas­sif et pas­sif de la réa­li­té phy­sique et vivante pour mieux gérer les res­sources, d’une part, et par un mou­ve­ment d’é­ti­que­tage, de repé­rage des êtres et des objets nomades pour opti­mi­ser la logis­tique de ce méta­sys­tème non maî­tri­sable, d’autre part.

Envahissement progressif

Numé­ri­sa­tion massive
La matière vivante est désor­mais numé­ri­sée à toutes les échelles : les rubans d’ADN sont mis en base de don­nées, la bio­mé­trie numé­rise l’empreinte digi­tale ou l’i­ris, l’ur­ba­ni­sa­tion est pho­to­gra­phiée dans les lon­gueurs d’onde du visible et de l’invisible.

L’ex­ploi­ta­tion des images satel­lites a com­men­cé dans les années soixante-dix pour la recherche géo­lo­gique et l’a­gri­cul­ture. La sys­té­ma­ti­sa­tion de l’u­ti­li­sa­tion des pho­tos aériennes, contrô­lée par les pou­voirs publics, est très ancienne.

Mais la numé­ri­sa­tion de l’es­pace urbain est récente : une acqui­si­tion gra­tuite, une sur­veillance pas­sive et indus­trielle par des socié­tés du sec­teur pri­vé, sou­vent américaines.

L’ex­ploi­ta­tion sys­té­ma­tique des res­sources des images réelles de la vie, vue de des­sus avec des jar­dins, leurs allées, ou bien des images de scènes quo­ti­diennes de la vie urbaine, vue des rues, devient banale, semble aller de soi, véné­rée comme une oppor­tu­ni­té du pro­grès des tech­no­lo­gies, fac­teur de croissance.

Engrenage kafkaïen

Colo­ni­sa­tion
L’ex­ploi­ta­tion de cette res­source inépui­sable de matière pre­mière peut être directe pour des ser­vices de repé­rage, artis­tique avec des décors de ciné­ma, éco­lo­gique avec des cal­culs d’éner­gie, de san­té publique avec des modé­li­sa­tions élec­tro­ma­gné­tiques. On assiste à une véri­table colo­ni­sa­tion numé­rique de nos pay­sages ruraux et urbains. On sera demain stu­pé­fait par l’u­ti­li­sa­tion détour­née de ce maté­riau dis­po­nible par des cri­mi­nels pré­pa­rant des attaques.

Les indi­vi­dus et les groupes de per­sonnes vont doré­na­vant réa­li­ser leurs dépla­ce­ments avec un cor­tège d’ob­jets com­mu­ni­cants (depuis le télé­phone por­table jus­qu’à la pro­thèse numé­rique connec­tée), les­quels témoi­gne­ront de l’i­ti­né­raire de leur pro­prié­taire. Des oiseaux migra­teurs sont bagués, maints objets phy­siques seront éti­que­tés par des RFId (Radio Fre­quen­cy Iden­ti­fi­ca­tion), et les enti­tés imma­té­rielles seront iden­ti­fiées ou mar­quées par un tatouage pour par­faire leur tra­ça­bi­li­té. Les attri­buts de l’i­den­ti­té, les empreintes et les traces des enti­tés sont absor­bés dans cet engre­nage d’un enre­gis­tre­ment numé­rique kafkaïen.

Les logi­ciels de cal­cul sta­tis­tique à grande échelle agissent dans un no man’s land sans fron­tières, héber­gés dans un Cloud mon­dia­li­sé. Ces logi­ciels sont opaques alors que les don­nées sont trans­pa­rentes et deviennent de plus en plus volatiles.

Météo du Web
Des logi­ciels d’an­ti­vi­rus nous sont ven­dus pour pro­té­ger un ordi­na­teur des attaques pro­ve­nant du réseau. Cepen­dant, avec la vente en masse du logi­ciel, l’é­di­teur devient à même de consti­tuer une carte des intru­sions et vendre, comme résul­tat indi­rect, la « météo du Web » visua­li­sant géo­gra­phi­que­ment les attaques afin de pré­ve­nir les usa­gers de la proxi­mi­té des dan­gers. La fina­li­té du pro­duit ini­tial se situe alors sur deux plans, à la gra­nu­la­ri­té de l’or­di­na­teur et au niveau de la région.

Les fron­tières entre monde vivant et monde numé­rique s’estompent

Un droit à l’intimité numérique

La sphère pri­vée des indi­vi­dus, des entre­prises ou celle plus vaste des États vole en éclats, prise dans le débit d’un tor­rent de don­nées. Ces sphères sont éro­dées par les sco­ries infor­ma­tion­nelles qui dévoilent des pans secrets, oubliés et clo­nés ou bien modi­fiés dans le cou­rant géné­ra­li­sé du cou­pé col­lé sur le réseau.

La sphère pri­vée, opaque et étanche, cette zone d’ombre essen­tielle pour pré­ser­ver à l’in­di­vi­du sa quié­tude, ce mor­ceau confi­den­tiel d’es­pace-temps, indis­pen­sable pour affer­mir notre liber­té, est trans­per­cée peu à peu, trans­for­mée en une éponge poreuse et per­méable aux agres­sions extérieures.

Big bro­ther
La digni­té numé­rique des êtres est bafouée : l’u­sage numé­rique est consi­gné, le com­por­te­ment de la visite d’un site infor­ma­tique est décor­ti­qué, les pré­oc­cu­pa­tions des per­sonnes sont mémo­ri­sées par les mots-clés des moteurs de recherche qu’elles révèlent, les gestes infor­ma­tiques sont sty­li­sés, uti­li­sés pour des authen­ti­fi­ca­tions, et les réac­tions, face aux sol­li­ci­ta­tions des écrans infor­ma­tiques, sont ana­ly­sées pour ampli­fier la consom­ma­tion numérique

La mar­chan­di­sa­tion des don­nées pri­vées devient la règle. Le droit d’être lais­sé seul n’existe plus dans ces mailles du réseau où l’on est pié­gé, dans ces filets de sto­ckage mas­sif où l’on est amal­ga­mé en com­mu­nau­tés par un cal­cul sta­tis­tique, où l’on est pro­fi­lé dans des grappes vir­tuelles pour être ven­du sur le mar­ché noir de la publicité.

L’ex­ploi­ta­tion sou­vent illé­gale des don­nées per­son­nelles, sans son consen­te­ment, contraint l’u­ti­li­sa­teur ou l’en­tre­prise à ver­ser dans une addic­tion qui le rabaisse en une vic­time agres­sée ensuite par des pour­riels, espion­née par des » espio-logi­ciels » pour pour­suivre le tra­vail de harcèlement.

Repenser le cadre juridique

Il faut espé­rer que nos repré­sen­tants poli­tiques s’emparent de la ques­tion de l’ex­ploi­ta­tion de don­nées à carac­tère personnel

Dans cette ten­dance à la numé­ri­sa­tion, les actes, les objets et les per­sonnes se trouvent rap­por­tés à deux réfé­rents clés : une chro­no­lo­gie et une car­to­gra­phie. Le quand et le où, rap­por­tés à chaque qui, chaque quoi. L’as­cen­dance voire la future pro­prié­té sur les don­nées revien­dra à ceux qui auront la maî­trise des pro­ces­sus d’i­den­ti­fi­ca­tion ain­si que celle des pro­ces­sus de loca­li­sa­tion spatiale.

Le Droit ne s’est pas empa­ré de ces ques­tions de sou­ve­rai­ne­té numé­rique et de digni­té numé­rique dans ces nou­veaux ter­ri­toires vir­tuels, de plus en plus concré­ti­sés sur de véri­tables cartes géo­gra­phiques. Un chan­tier reste à ouvrir pour légi­fé­rer sur l’in­dus­tria­li­sa­tion des cal­culs opaques et métho­diques de clas­si­fi­ca­tion, de pro­fi­lage et de repé­rage géographique.

Protections

Les logi­ciels aussi
Le monde des cal­culs est deve­nu un monde de domi­na­tion impé­né­trable. Les heu­ris­tiques de pro­fi­lage sont pro­prié­taires et l’ex­ploi­ta­tion est réa­li­sée dans le secret des ordi­na­teurs. En 2010, on légi­fère sur les don­nées, sur les fichiers, hélas on ne légi­fère pas sur les logi­ciels, sur le fichage par le cal­cul, sur le croi­se­ment des infor­ma­tions per­son­nelles et géo­gra­phiques, bien qu’il s’a­gisse d’un sujet brû­lant pour la recherche infor­ma­tique, l’in­tel­li­gence éco­no­mique, le ren­sei­gne­ment, la cyber­dé­fense et la démocratie.

Le fichage des per­sonnes est, par bon­heur, étroi­te­ment régle­men­té. Le droit à l’i­mage défi­nit celui de toute per­sonne à dis­po­ser de son image. Il lui per­met de s’op­po­ser à son uti­li­sa­tion, au nom du res­pect de la vie pri­vée, tout en étant tem­pé­ré par le droit à la liber­té d’expression.

Or simul­ta­né­ment on numé­rise les biblio­thèques, les œuvres ciné­ma­to­gra­phiques, on pho­to­gra­phie numé­ri­que­ment les façades, les rues, les pas­sants. Les immeubles, les quar­tiers sont mitraillés par des robots de camé­ras, les forêts sont pho­to­gra­phiées méti­cu­leu­se­ment : rien n’est fait en pro­fon­deur pour légi­fé­rer sur l’ex­ploi­ta­tion gra­tuite des numé­ri­sa­tions de l’es­pace public.

Domination culturelle

Les camé­ras sur rou­lette ont-elles col­lec­té des don­nées privées ?

La colo­ni­sa­tion numé­rique par ces images et ces don­nées géo­gra­phiques est un pro­ces­sus d’ex­pan­sion et de domi­na­tion cultu­relle et éco­no­mique pra­ti­qué par des socié­tés numé­riques de l’In­ter­net sur des inter­nautes obli­gés d’ac­cep­ter ces liens de dépen­dance. Il s’a­git d’un pro­ces­sus d’oc­cu­pa­tion de l’es­pace numé­rique, qui consiste en l’é­ta­blis­se­ment de capa­ci­tés colos­sales de ser­veurs de sto­ckage et de cal­culs offrant des ser­vices ou des conte­nus, et qui conduit indi­rec­te­ment à la mise sous influence d’autres domaines comme la san­té, l’a­gri­cul­ture, l’é­du­ca­tion, l’é­ta­blis­se­ment des fiscalités.

La pré­emp­tion s’o­père par l’ex­ploi­ta­tion gra­tuite de la matière pre­mière que sont les don­nées à carac­tère per­son­nel, sur un ter­ri­toire vir­tuel, au pro­fit de socié­tés pri­vées qui peuvent pros­pé­rer, chan­ger de mains, disparaître.

Il faut espé­rer que nos repré­sen­tants poli­tiques s’emparent de cette ques­tion pour éveiller la conscience des citoyens et des res­pon­sables d’en­tre­prises, afin que la sou­ve­rai­ne­té numé­rique et la digni­té numé­rique soient restaurées.

La don­née géo­gra­phique aura bien­tôt sa géographie

La neu­tra­li­té des réseaux dont on dis­court tant devrait être nour­rie d’un vrai débat sur la neu­tra­li­té de l’in­for­ma­tique, celle du sto­ckage gra­tuit, véri­table ins­tru­ment de cap­ta­tion, et celle du cal­cul sta­tis­tique à grande échelle, nou­vel ava­tar de la colo­ni­sa­tion numérique.

Les trois fonc­tions fon­da­men­tales que sont le sto­ckage, la com­mu­ni­ca­tion et le trai­te­ment doivent être prises en compte de manière glo­bale dans les réflexions sur la gou­ver­nance de l’In­ter­net pour enca­drer l’u­sage libre, contrac­tuel ou com­mer­cial des don­nées per­son­nelles et géo­gra­phiques depuis le pays pho­to­gra­phié ou cartographié.

Localisation géographique des données

Nou­velle éthique
Les ques­tions éthiques d’un droit à l’i­mage de l’es­pace public et d’un droit au cal­cul sur les don­nées à carac­tère per­son­nel et géo­gra­phique doivent être mises à plat pour libé­rer les citoyens du Guan­ta­na­mo numé­rique dans lequel ils ont été reclus.

Dans ce pano­ra­ma, l’ab­sence de maî­trise, par chaque citoyen, des don­nées géo­gra­phiques rela­tives à sa mobi­li­té, à son espace de vie et son habi­tat, s’ac­com­pagne à l’in­verse d’un sto­ckage phy­sique de ces mêmes don­nées dépor­té en divers lieux accueillants de la planète.

Mais lieux sou­vent choi­sis pour leur droit local tolé­rant envers les reventes de don­nées com­mer­ciales ou pour l’ab­sence de contrainte quant à leur effa­ce­ment. Nous voyons poindre des « para­dis numé­riques », équi­va­lents dans leur prin­cipe et leur fonc­tion­ne­ment aux para­dis fis­caux, si accom­mo­dants envers les socié­tés écrans et les comp­ta­bi­li­tés cer­ti­fiées conformes.

Zone de non-droit

Le para­doxe est là, qui par­sème une immense zone de non-droit pour les ayants droit, à l’é­chelle pla­né­taire, avec de minus­cules ter­ri­toires de com­plai­sance, où ces droits réap­pa­raî­tront mais au pro­fit de nou­veaux déten­teurs. En matière de pro­prié­té des don­nées, la don­née géo­gra­phique aura bien­tôt sa géographie.

Ladite socié­té de l’in­for­ma­tion a consi­dé­ré l’in­for­ma­tion comme la nou­velle matière pre­mière, sans anti­ci­per que la cap­ta­tion des matières pre­mières stra­té­giques s’a­vère une constante de l’his­toire mili­taire ou de la guerre économique.

Para­dis numériques
Le Liech­ten­stein, le Dela­ware ou Guer­ne­sey auront bien­tôt des homo­logues dont les coffres ne détien­dront plus des mon­naies mais des octets, où ne seront plus entre­po­sées des oeuvres d’art volées mais des don­nées « volées », rela­tives, pêle-mêle, à la sur­face de notre toi­ture, la pré­sence ou non d’une pis­cine au milieu de notre pelouse, la cou­leur de notre façade, la fraî­cheur de la pein­ture des volets, le modèle et l’an­cien­ne­té du véhi­cule garé devant notre garage, et, cou­ron­nant le tout, la loca­li­sa­tion géo­gra­phique de l’en­semble, autant que l’en­droit où nous nous situions lorsque nous avons pro­cé­dé à tel achat réglé avec notre carte de paiement.

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Joyelle Joyellerépondre
28 avril 2011 à 11 h 51 min

Super­ior thin­king dmeonst
Super­ior thin­king dmeons­traetd above. Thanks !

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