Réorganiser la filière économique de soins

Dossier : La médecine à quel prix ?Magazine N°633 Mars 2008
Par Raoul de SAINT-VENANT (73)

Les filières de san­té com­prennent trois com­par­ti­ments qui se suc­cèdent pour contri­buer à l’é­tat sani­taire d’une popu­la­tion don­née : les four­nis­seurs (médi­ca­ments, équi­pe­ments, consom­mables), le sys­tème de soins (hôpi­taux, méde­cins, pro­fes­sions para­mé­di­cales) et fina­le­ment les orga­nismes de mutua­li­sa­tion des dépenses de san­té (en France : CNAM et Mutuelles de san­té). Entre ces trois com­par­ti­ments existent, à des degrés divers selon les pays et les cir­cons­tances, des liens capi­ta­lis­tiques, déci­sion­nels, orga­ni­sa­tion­nels et de par­tage d’expérience.

La cen­trale d’achat France
Les auto­ri­tés publiques dis­posent d’un fort levier de gou­ver­nance éco­no­mique sur le com­par­ti­ment de mutua­li­sa­tion des dépenses de san­té, soit l’aval de la filière. L’effet « cen­trale d’achat France » en garan­tis­sant l’uniformité des prix de l’amont est la cause de la struc­ture indus­trielle frag­men­tée de l’industrie fran­çaise des pres­ta­taires de soins. Le poids de cette cen­trale d’achat, c’est-à-dire de l’aval, dans ses négo­cia­tions face à l’amont de la filière ne pour­ra que s’amoindrir avec le temps. Cet amont, grâce à l’attrait de ses inno­va­tions, va dis­po­ser d’un pou­voir crois­sant sur les pres­crip­teurs et sur le grand public. L’occurrence du déman­tè­le­ment d’une telle cen­trale, en accen­tuant la dif­fé­ren­cia­tion des prix des pro­duits et équi­pe­ments obte­nus par les dif­fé­rents pres­ta­taires, mais aus­si en en aug­men­tant le niveau moyen, vien­dra inévi­ta­ble­ment à remo­de­ler la struc­ture de l’industrie des prestataires.

Le contexte par­ti­cu­lier à la France, le mono­pole des pres­ta­tions sociales et la régu­la­tion des Mutuelles de san­té donnent aux acteurs de la mutua­li­sa­tion des dépenses de san­té ce que l’on appelle en éco­no­mie indus­trielle le » contrôle de la clien­tèle finale de la filière « . Ce contrôle per­met de régu­ler la qua­li­té et le prix des pres­ta­taires de soins (hôpi­taux, méde­cine de ville et para­mé­di­cale) par un sys­tème de cota­tions des actes ; la qua­li­té et le prix des pres­ta­tions des four­nis­seurs amont (indus­trie des équi­pe­ments et des consom­mables médi­caux, pro­duits phar­ma­ceu­tiques) via un effet » cen­trale d’a­chat France « . Il n’est pas pos­sible de réflé­chir à l’a­ve­nir du sys­tème de soins fran­çais sans prendre en compte les phé­no­mènes de filière éco­no­mique, dont la sou­dai­ne­té d’é­vo­lu­tion en cas de déré­gu­la­tion pro­met d’être com­pa­rable à celle obser­vée récem­ment dans la filière des télé­com­mu­ni­ca­tions. En par­ti­cu­lier, il pour­rait sem­bler hasar­deux de se des­sai­sir du contrôle du sys­tème de mutua­li­sa­tion des dépenses de san­té, avant que le sys­tème de soins ne soit sur de bonnes voies.

Trois manettes de pilotage

De ce point de vue, les auto­ri­tés publiques fran­çaises dis­posent de trois manettes pour pilo­ter le sys­tème des soins à par­tir des orga­nismes de mutua­li­sa­tion des dépenses de santé.
Ajou­ter de l’ef­fi­cience à l’ef­fi­ca­ci­té du sys­tème de soins en France. Il s’a­git de sti­mu­ler les per­for­mances éco­no­miques et qua­li­ta­tives pour ain­si don­ner aux acteurs un poids finan­cier leur per­met­tant de jouer le jeu com­pé­ti­tif inter­na­tio­nal. Cette poli­tique de com­pé­ti­ti­vi­té ne peut être menée sans de pro­fondes modi­fi­ca­tions de l’or­ga­ni­sa­tion du sys­tème de soins. Elle est la plus dif­fi­cile de toutes à mener dans un pays tel que la France, mais la plus ver­tueuse du point de vue de l’é­qui­libre finan­cier et, à terme, de celui de la valo­ri­sa­tion à l’in­ter­na­tio­nal des com­pé­tences du per­son­nel médi­cal français.

La poli­tique de pré­ven­tion est pro­ba­ble­ment l’activité la plus effi­ciente en matière de san­té publique

Bais­ser les prix des pres­ta­tions du sys­tème de soins et de ses four­nis­seurs par une poli­tique de mise en concur­rence des pres­ta­taires de soins fran­çais ou étran­gers. Elle implique de recen­trer l’ac­tion de l’É­tat en met­tant en place un sys­tème de régu­la­tion adap­té tout en pri­va­ti­sant en grande par­tie le sec­teur des soins hos­pi­ta­liers publics, cela pour lui per­mettre de gagner en effi­cience. Menée de manière rai­son­nable, elle pour­rait abou­tir à délo­ca­li­ser une par­tie de la valeur ajou­tée de l’offre de soins, mais pous­sée outre mesure, elle cor­res­pon­drait, concrè­te­ment, à faire perdre à l’É­tat tout contrôle sur la san­té publique, qui est un de ses domaines légitimes.
Recen­trer l’ac­tion publique sur l’in­té­rêt public, c’est-à-dire l’in­ci­ta­tion aux actions d’in­té­rêt géné­ral, le sou­tien finan­cier pro­vi­soire aux ini­tia­tives émer­gentes, le finan­ce­ment des actions qui ne peuvent struc­tu­rel­le­ment s’au­to­fi­nan­cer et l’en­ca­dre­ment régle­men­taire, juri­dique et concur­ren­tiel des autres acti­vi­tés du domaine de la santé.

C’est ain­si que la poli­tique de pré­ven­tion, négli­gée en France et qui est pro­ba­ble­ment l’ac­ti­vi­té la plus effi­ciente en matière de san­té publique, devrait faire l’ob­jet de plus d’at­ten­tion de sa part. En effet, au cours du siècle der­nier, l’a­mé­lio­ra­tion des condi­tions d’hy­giène dans l’ha­bi­tat et celle des moyens de trans­port expliquent en grande par­tie l’aug­men­ta­tion de la durée de la vie qui y a été consta­tée. Et, si l’on consi­dère l’am­bi­tion de la poli­tique de pré­ven­tion menée par la NHS (Natio­nal Health Ser­vice) en Grande-Bre­tagne, ce domaine a encore un grand avenir. 

Les options stratégiques

Les dan­gers du sta­tu quo
Le sta­tu quo condui­rait méca­ni­que­ment à une baisse pro­gres­sive du niveau tech­nique fran­çais et à une ges­tion de l’accès aux soins par les assu­rances sociales natio­nales en fonc­tion de l’utilité sociale. Par exemple en Grande-Bre­tagne, le NHS refuse déjà cer­taines opé­ra­tions aux per­sonnes ayant dépas­sé un cer­tain âge. La Hol­lande suit aus­si cette voie de res­tric­tion. Une telle situa­tion amè­ne­rait inévi­ta­ble­ment à une rup­ture dans le pacte d’égalité d’accès aux soins, puisque ceux qui auront de l’argent pour­ront conti­nuer d’accéder aux soins sans être expo­sés à de telles limitations

Pour les orga­nismes de soins et les pro­fes­sion­nels médi­caux, la struc­ture actuelle de l’offre mon­diale de soins repré­sente une réelle oppor­tu­ni­té à l’in­ter­na­tio­nal : l’offre mon­diale est encore frag­men­tée et inorganisée.


L’as­sis­tance publique des hôpi­taux de Paris rayonne sur plus de 11 mil­lions de personnes

Par­mi les plus grands opé­ra­teurs mon­diaux de ser­vices médi­caux se trouvent Kai­ser Per­ma­nente, basé en Cali­for­nie, qui, avec 12 000 méde­cins, prend en charge la san­té de 8,2 mil­lions de per­sonnes, et l’AP-HP (Assis­tance publique des hôpi­taux de Paris) qui, avec un nombre équi­valent de méde­cins, rayonne sur une popu­la­tion un peu plus impor­tante (11,3 mil­lions de per­sonnes en Île-de-France). Le péri­mètre d’ac­ti­vi­té de Kai­ser Per­ma­nente est plus vaste puis­qu’il regroupe l’en­semble de l’offre médi­cale (y com­pris méde­cine de ville) ain­si que l’offre d’as­su­rance san­té à laquelle ont sous­crit tous ses adhé­rents, alors que l’AP-HP, avec 25 % envi­ron du total des méde­cins d’Île-de-France, ne traite qu’un péri­mètre de san­té réduit, ne serait-ce que parce que cette orga­ni­sa­tion est sup­pléée sur ce ter­ri­toire par les cli­niques pri­vées et le reste des orga­nismes publics. Si l’on en juge par les seuls ratios du nombre de méde­cins par per­sonnes concer­nées, l’AP-HP donne l’im­pres­sion d’une effi­ca­ci­té éco­no­mique moindre (33 %) que celle de Kai­ser Per­ma­nente, même en tenant compte de la charge d’en­sei­gne­ment dévo­lue à l’AP-HP. 

L’efficacité du privé

La dis­pa­ri­té de trai­te­ment des sec­teurs public et pri­vé est en passe de s’estomper en matière de tarifs

Dans le sec­teur pri­vé, le pre­mier opé­ra­teur euro­péen d’hô­pi­taux est la Géné­rale de San­té, d’un poids stric­te­ment médi­cal moindre (la moi­tié de méde­cins) que celui de l’AP-HP. La Géné­rale de San­té est, à cause de la dis­pa­ri­té de trai­te­ment entre sec­teurs public et pri­vé et parce qu’elle y a sur­vé­cu, plus effi­cace éco­no­mi­que­ment que l’AP-HP et les autres orga­nismes d’hos­pi­ta­li­sa­tion publique. Tou­te­fois, la dis­pa­ri­té de trai­te­ment des sec­teurs public et pri­vé est en passe de s’es­tom­per en matière de tarifs (mise en place pro­gres­sive du T2A = tari­fi­ca­tion à l’ac­ti­vi­té) même si res­tent en place des dis­pa­ri­tés en matière d’or­ga­ni­sa­tion du tra­vail (temps de repos, effec­tifs pré­sents lors des opé­ra­tions…) péna­li­sant l’ef­fi­cience des orga­nismes publics.

En Europe, on trouve deux autres opé­ra­teurs d’une taille com­pa­rable à celle de la Géné­rale de San­té : le groupe Capio (Suède) et Rhön Kli­ni­kum (Alle­magne). Toutes ces socié­tés sont ren­tables et par­ti­cipent, par leur poli­tique agres­sive d’ac­qui­si­tion, à la conso­li­da­tion de l’in­dus­trie des cli­niques au niveau euro­péen, voire mon­dial. Paral­lè­le­ment, l’Al­le­magne, la Suède, l’I­ta­lie et la Grande-Bre­tagne ont enta­mé un mou­ve­ment de pri­va­ti­sa­tion de leurs hôpi­taux publics, ali­men­tant en cela la conso­li­da­tion de l’offre hospitalière. 

La taille, enjeu stratégique

L’offre et la demande
Kai­ser Per­ma­nente est une struc­ture hybride, asso­cia­tive et pri­vée, de type HMO (Health Main­te­nance Orga­ni­za­tion) capable de s’autofinancer, alors que l’AP-HP est un orga­nisme public finan­cé sur les bud­gets de l’État et en éter­nel dépas­se­ment. Par contre, la dépen­dance de Kai­ser Per­ma­nente à son sys­tème d’assurance san­té pour­rait le frei­ner dans une poli­tique de crois­sance externe par acqui­si­tion de centres de soins : dans son sys­tème, l’offre de soins doit éga­ler la demande géné­rée par les adhé­rents aux contrats d’assurance.

Accroître la taille des ins­ti­tu­tions de soins n’est pas un but en soi. La taille, cepen­dant, devient un enjeu stra­té­gique par la pos­si­bi­li­té qu’elle apporte de mieux tirer pro­fit de l’é­vo­lu­tion du sys­tème tech­ni­co-éco­no­mique du monde de la san­té. En effet, elle seule per­met, sous réserve d’une bonne ges­tion, d’op­ti­mi­ser le coût de la carte sani­taire et d’a­mor­tir les coûts d’in­ves­tis­se­ments en équi­pe­ments ou en recherche cli­nique sur une plus vaste échelle. Seule la taille, aus­si, per­met de par­ler d’é­gal à égal avec une indus­trie phar­ma­ceu­tique et des équi­pe­men­tiers, dont la très forte concen­tra­tion, au sein de chaque spé­cia­li­té, leur donne un avan­tage consi­dé­rable à l’oc­ca­sion des négo­cia­tions de prix. Un rai­son­ne­ment sem­blable pour­rait être mené pour les autres filières de pres­ta­tions de ser­vices de san­té, autres que celles d’hos­pi­ta­li­sa­tion : ana­lyses, paramédical. 

Capitaliser sur un passé prestigieux

Dans ce contexte de muta­tions tech­ni­co-éco­no­miques, le posi­tion­ne­ment stra­té­gique du sys­tème fran­çais de soins à l’in­ter­na­tio­nal, indé­pen­dam­ment de ses pro­blèmes orga­ni­sa­tion­nels, lui donne encore de belles oppor­tu­ni­tés à sai­sir. Cepen­dant le désen­ga­ge­ment des pou­voirs publics fran­çais de ce sec­teur, néces­saire à toute poli­tique d’a­ve­nir, doit être mené de manière por­teuse de sens public avec, comme objec­tif, de per­mettre au ter­ri­toire natio­nal d’ac­cueillir dura­ble­ment des pôles d’ex­cel­lence dans le domaine des pres­ta­tions de soins médi­caux et, ain­si, de sai­sir l’oc­ca­sion de valo­ri­ser les com­pé­tences fran­çaises. Il s’a­git de capi­ta­li­ser sur un pas­sé médi­cal prestigieux. 

Régulation ou gouvernance

Plu­sieurs types de struc­tures de gouvernance
Les struc­tures de gou­ver­nance peuvent être des auto­ri­tés de régu­la­tion, mais d’autres formes peuvent aus­si être ima­gi­nées ou reprises (ordres pro­fes­sion­nels). Les thèmes fonc­tion­nels à trai­ter pour­raient être l’accès aux soins, la coor­di­na­tion des rela­tions avec l’amont de la filière (indus­trie des consom­mables, des équi­pe­men­tiers et phar­ma­ceu­tique…), les pôles régio­naux d’excellence, les qua­li­fi­ca­tions professionnelles.

Face à cette confi­gu­ra­tion dont les prin­ci­pales lignes se confirment année après année, les pou­voirs publics ne pou­vaient avoir et n’ont eu que des réponses sans cohé­rence. De fait, dans la période pas­sée, ils ont réagi en fonc­tion du poids média­tique de cer­taines patho­lo­gies : can­cer, obé­si­té, sida, sans rela­tion avec les autres par­ties pre­nantes (sécu­ri­té rou­tière, sécu­ri­té ali­men­taire, envi­ron­ne­ment). C’est que les déci­deurs poli­tiques, en rai­son de leur expo­si­tion poli­tique à l’en­semble des forces vives, ont une grande dif­fi­cul­té à avan­cer dans un pro­blème aus­si com­plexe mêlant de nom­breux aspects tels qu’é­co­no­mie natio­nale et locale, poli­tique sani­taire, régu­la­tion de l’offre, ges­tion de la CNAM, ges­tion des hôpi­taux, ges­tion des filières de for­ma­tion. Face à une telle situa­tion, une démarche clas­sique et fruc­tueuse consiste à » fonc­tion­na­li­ser » la gou­ver­nance du sys­tème de san­té en y dis­cer­nant des thèmes auto­nomes dotés de fina­li­tés claires qu’il serait alors pos­sible de confier à des ins­tances mis­sion­nées pour cela. La légi­ti­mi­té scien­ti­fique et tech­nique des res­pon­sables de ces ins­tances devant garan­tir l’im­par­tia­li­té et la visi­bi­li­té-trans­pa­rence de leur orga­ni­sa­tion et, par ailleurs, faci­li­ter l’ac­cep­ta­tion sociale des déci­sions qu’elles pro­po­se­raient et met­traient en oeuvre. En d’autres termes, il faut défi­nir plu­sieurs pilotes et cla­ri­fier les déci­sions en don­nant des objec­tifs clairs à des struc­tures auto­nomes de gou­ver­nance. C’est, somme toute, l’ap­pli­ca­tion de la loi de la varié­té requise bien connue des sys­té­mi­ciens. Dans le cadre d’une telle évo­lu­tion, l’É­tat doit conser­ver les rôles qui sont les siens : choi­sir une stra­té­gie tant que cela est encore pos­sible, mettre en place les struc­tures néces­saires et utiles à la vie publique, déman­te­ler celles deve­nues inutiles, finan­cer celles qui n’ont pas voca­tion intrin­sèque à être finan­ciè­re­ment auto­nomes et fina­le­ment arbi­trer la coopé­ra­tion entre les dif­fé­rentes struc­tures missionnées.

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