Rente du contribuable versus rente sans contribuable

Dossier : Fiscalité : les nouvelles formulesMagazine N°687 Septembre 2013
Par Philippe LAURIER

Réinventer l’impôt

Ne pou­vant inven­ter d’impôt, réin­ven­tons-le. Le repen­ser, déga­ger une logique là où ne sur­nage qu’un inven­taire à la Pré­vert. Ce sau­pou­drage sou­ligne l’indigence de la réflexion éco­no­mique, où une fausse créa­ti­vi­té consiste à tout taxer. Nulle stra­té­gie ici.

Une fausse créa­ti­vi­té consiste à tout taxer, un peu ou passionnément

De même nous cédons à la faci­li­té d’imposer d’abord ce qui est visible et pré­emp­table : l’impôt sur le reve­nu est sur­tout un impôt sur le tra­vail, aisé­ment repérable.

Il est moins ardu de détec­ter un entre­pre­neur fai­sant des béné­fices après un bon choix qu’un autre ayant fait des erreurs. Dif­fi­cile de taxer l’inefficacité ou l’incompétence, si immatérielles.

Taxer les pro­vi­sions sans chèque
Dans Le Roman d’un tri­cheur, Sacha Gui­try pro­pose de « taxer ceux qui ne dépensent pas leurs reve­nus, et les pro­vi­sions sans chèque ». Ce film fut réa­li­sé en 1936, au sor­tir d’un siècle de ren­tier roi, tan­dis que nous sor­tons d’une longue période de consom­ma­tion key­né­sienne. Jacques Rueff, qui s’opposa à Keynes, aurait sans doute cri­ti­qué notre pro­pen­sion à taxer l’acte pro­duc­teur plus que l’acte consommateur.

La résur­rec­tion d’impôts ne four­ni­rait qu’un inter­mède : ostia­rium, gabelle, cens (Mar­ga­ret That­cher ini­tia sa pool tax qui recréait le cens sous forme de capi­ta­tion), voire cor­vée – en germe avec les tra­vaux d’intérêt géné­ral déci­dés par les tribunaux.

La théo­rie pro­fesse que l’impôt idéal, hor­mis celui qui n’existe pas, ou cyni­que­ment, celui que seul votre voi­sin paye, est neutre, c’est-à-dire n’induit pas de modi­fi­ca­tion des com­por­te­ments des agents économiques.

C’est le cas du méca­nisme de la TVA inven­té par Mau­rice Lau­ré, qui ne péna­lise ni n’encourage les concen­tra­tions d’entreprises.

Cela sup­pose que le sys­tème éco­no­mique dans son ensemble res­pecte les mêmes impé­ra­tifs de pure­té. Léon Wal­ras affir­mait : « À l’état de concur­rence pure et par­faite, le pro­fit est nul. » À l’aune des divi­dendes ver­sés tri­mes­triel­le­ment, nous sommes loin de cette perfection.

REPÈRES
Reste-t-il des impôts n’existant pas, hor­mis, qui sait, l’impôt sur le cré­dit d’impôt ? Il en est sur l’eau via la TVA, sur l’air pour les pol­lueurs, sur la terre par l’impôt fon­cier, et sur le pas­sage de l’air à la terre (taxe d’aéroport), sur les ondes avec les enchères en télé­pho­nie, sur les idées par les rede­vances de bre­vet, sur la nais­sance (droits d’enregistrement) puis la mort (suc­ces­sion), sur l’occupation d’un espace (taxe d’habitation), sur le fait de sta­tion­ner (parc­mètres) comme de cir­cu­ler (péages). Il en est sur ce qu’on fait ou ne fait pas, ce qu’on acquiert, pos­sède, loue, cède, trans­met, sur ce qui entre, sort, dort, ce que l’on consomme et ne consomme pas : l’affaire chy­priote est un noir pré­sage pour l’épargne.

Quel impôt dans une économie « parfaite » ?

Dans l’idéal, un radar rou­tier ne génère aucun reve­nu car il modi­fie­ra le com­por­te­ment des auto­mo­bi­listes, avec pour abou­tis­se­ment d’assécher sa propre base. Esquis­sons une hypo­thèse impro­bable, pour par la suite s’en appro­cher indi­rec­te­ment : « À l’état d’économie pure et par­faite, l’impôt (sur les acteurs éco­no­miques) est nul. »

La « rente du contribuable »

Tel empla­ce­ment de radar relève-t-il d’une quête de ren­ta­bi­li­té sociale (sau­ver des vies) ou comp­table (mul­ti­plier les amendes sur une por­tion inci­ta­trice à l’infraction) ? Le légis­la­teur calibre les taux et assiettes afin de trou­ver un pseu­do-opti­mum. En fait, il mise sur une résis­tance sociale à l’égard de l’impôt, qui consti­tue une forme ori­gi­nale d’inélasticité (le conduc­teur contri­buable conti­nue à enfreindre les limi­ta­tions de vitesse).

L’actuelle phi­lo­so­phie fis­cale relève d’un jeu pour devi­ner com­bien on peut pré­le­ver sans tuer poule et œufs d’or, approche qui explore ses limites avec l’adage Trop d’impôt tue l’impôt.

Jules Dupuit (1822) Dans les annales des Ponts et Chaus­sées de 1844, Jules Dupuit (1822) écri­vait : « Si on aug­mente un impôt depuis 0 jusqu’au chiffre équi­va­lant à une pro­hi­bi­tion, son pro­duit com­mence par être nul puis croît, atteint un maxi­mum, décroît puis devient nul. »
Ladite courbe de Laf­fer est un emprunt de Dupuit.

L’expression « rente du contri­buable » s’apparenterait à celle de « rente du consom­ma­teur » (ou sur­plus du consom­ma­teur), énon­cée par Jules Dupuit. Le concept ambi­gu de rente du consom­ma­teur désigne l’écart entre nos tarifs et ce qu’il serait prêt à débour­ser en plus. La rente du contri­buable est ce qu’on aurait pu lui prendre en plus.

C’est là l’univers men­tal où s’affrontent, en éter­nels jou­teurs, les tenants d’une baisse ou d’une hausse des impôts, à coup de courbes en cloche.

Compromis contre réforme radicale

Ain­si, comme pour un radar, taxer la spé­cu­la­tion se résume à pla­cer le cur­seur fis­cal à un niveau de ren­ta­bi­li­té « opti­male », mais en lais­sant per­du­rer ladite spé­cu­la­tion (la taxe Tobin relève de ce schéma).

Encou­ra­ger l’innovation
La neu­tra­li­té de l’impôt favo­rise-t-elle l’innovation tech­nique ? Pro­ba­ble­ment pas si la neu­tra­li­té se contente d’être un équi­libre sta­tique. Rap­pe­lons les thèses de Mau­rice Allais : vou­loir sai­sir l’économie à tra­vers la notion d’équilibre est insuf­fi­sant. La fis­ca­li­té doit épou­ser tout mou­ve­ment vou­lant déga­ger des sur­plus à par­tir de nos res­sources (de nos rare­tés), jusqu’au seuil final où nul réagen­ce­ment ne sau­rait en déga­ger plus.
Un équi­libre à trou­ver en jouant sur de sub­tils dés­équi­libres avec un opti­mum qui soit un maximum.

Cette atti­tude de com­pro­mis est rare­ment celle des grands réfor­ma­teurs : Mau­rice Allais, lorsqu’il pour­fen­dait les tra­ders spé­cu­la­teurs, n’envisageait pas de demi-mesure fis­cale mais leur éra­di­ca­tion, plus encore que Keynes invo­quant l’euthanasie du rentier.

Reste à dis­cri­mi­ner bonne spé­cu­la­tion (prendre un risque avec son argent per­son­nel) et mau­vaise (jouer à décou­vert), tâche ini­tiée par Paul Vol­cker et sa « règle Vol­cker ». L’imperfection de notre éco­no­mie appelle des impôts ; or ces der­niers visent rare­ment à accou­cher d’une éco­no­mie pure, mais pro­fitent de com­por­te­ments biai­sés, qu’ils légi­ti­ment via cette ponction.

Taxer les vraies rentes

La rente du contri­buable est ce qu’on aurait pu lui prendre en plus

Une pre­mière « imper­fec­tion » éco­no­mique tient à l’existence de rare­tés imman­quables. On peut, dans l’esprit d’un Mar­cel Boi­teux, abou­tir à des prix qui disent les coûts, quand les coûts disent – notam­ment – ces rare­tés. Les­quelles sont source majeure des rentes, natu­relles ou arti­fi­ciel­le­ment entretenues.

Auquel cas la pure­té requiert la sup­pres­sion des rentes, tout au moins leur com­pen­sa­tion par l’impôt ou par la loi.

La neu­tra­li­té appelle une action non neutre, reflet d’une pla­nète dotée en res­sources limi­tées : natu­relles (pétrole ; etc.), fon­cières (terres arables ou à bâtir, etc.), mais aus­si moné­taires (droit d’émission, etc.).

Un percepteur planétaire

Une émis­sion de mon­naie excé­dant la stricte contre­par­tie des biens addi­tion­nels paral­lè­le­ment créés (biens réels, non pas les varia­tions de valeur d’origine spé­cu­la­tive) peut se conce­voir comme un impôt sur la mon­naie, qui détruit une frac­tion de la valeur des pièces pré­exis­tantes, dans une variante de ce que fut le rognage. La Fed est à regar­der comme un per­cep­teur de la pla­nète, avec ses 3 mil­liards de dol­lars « impri­més » journellement.

Reli­sez le Trai­té des mon­naies écrit par Nico­las Oresme dès 1366.

La rareté au service de la collectivité

Mau­rice Allais esti­mait en 2009 néces­saire de « réduire les impôts injustes, tels que celui sur le reve­nu qui est anti­éco­no­mique (taxer le tra­vail, qui pro­duit des biens, donc se trouve à l’origine des richesses utiles, est un non-sens).

Créa­teurs de richesse et spéculateurs
Impri­mez et don­nez un mil­lion à un maçon qui bâti­ra un immeuble, des biens auront été créés mais l’offre ain­si accrue inci­te­ra les prix à bais­ser (et la valeur du patri­moine col­lec­tif). Don­nez ce mil­lion à un spé­cu­la­teur immo­bi­lier, les prix mon­te­ront (le main­tien de la rare­té de l’offre y contri­bue­ra) et la richesse col­lec­tive appa­rente croî­tra en proportion

Pour contre­ba­lan­cer le manque à gagner, il suf­fi­rait de faire béné­fi­cier l’État du pri­vi­lège réga­lien de la créa­tion moné­taire, et d’autre part des rentes de rare­té. Il est bon qu’une rente de rare­té béné­fi­cie non pas aux pro­prié­taires des choses rares mais à la collectivité. »

Une seconde imper­fec­tion éco­no­mique tient à la répar­ti­tion spa­tiale aléa­toire des sources de rente. Nous sommes inégaux dans la capa­ci­té à pro­duire du gaz ou du dollar.

Taxer le tra­vail, qui pro­duit des biens, est un non-sens

Mau­rice Allais consi­dé­rait les dif­fé­ren­tiels sala­riaux mon­diaux comme une autre rente pour le pro­duc­teur ins­tal­lé dans les pays à bas salaire. À ses yeux existent des gise­ments de tra­vail à bas coût (à haut ren­de­ment finan­cier), comme il est des gise­ments de cuivre à ciel ouvert, ou des terres arables à haut ren­de­ment. Qui­conque contrôle ces richesses en tire une rente. Le pétrole de cer­tains émi­rats sert à leurs fonds sou­ve­rains pour ache­ter des entre­prises, le tra­vail de pays à bas salaires sert la vente à bas prix, rui­nant des entre­prises concurrentes.

Jacques Rueff aurait pro­po­sé un sys­tème d’ajustement des pari­tés moné­taires pour recréer un équi­libre. Outre l’impossibilité pré­sente pour la France de déva­luer, Mau­rice Allais pen­sait que cette option à moyen terme nous ver­rait indus­triel­le­ment morts entretemps.

Déplacer le centre de gravité du système fiscal

Pro­pos d’un confiseur
Dans son ouvrage Pro­pos d’O. L. Baren­ton, confi­seur, Auguste Detoeuf (1902) notait : « On défend le consom­ma­teur en évi­tant d’augmenter la rému­né­ra­tion du sala­rié ; on défend le sala­rié en char­geant d’impôts le capi­ta­liste ; on défend le capi­ta­liste en ven­dant cher au consom­ma­teur ; et la jus­tice se trouve satis­faite car le sala­rié, le capi­ta­liste et le consom­ma­teur, c’est sou­vent le même type. » Cela devient faux depuis les délo­ca­li­sa­tions du capi­tal dans les para­dis fis­caux et de l’ouvrier en Asie.

Le minis­tère du Redres­se­ment pro­duc­tif a salué la taxe doua­nière sur les pan­neaux pho­to­vol­taïques, sec­teur dévas­té. Mau­rice Allais est un de ceux qui ont pro­po­sé cette cap­ta­tion doua­nière de la rente sur les bas salaires, par des quo­tas et taxes – source de reve­nus pour l’État –, incar­nant dans son esprit l’arme du juste : une taxe com­pen­sa­toire objec­ti­ve­ment cali­brée sur la réa­li­té des écarts salariaux.

Le cumul des reve­nus tirés de ces diverses rentes n’équivaut pas méca­ni­que­ment au total des pré­lè­ve­ments anté­rieurs, mais un tel repo­si­tion­ne­ment déplace le centre de gra­vi­té du sys­tème économique.

Un choix de socié­té s’esquisse entre conser­ver notre sys­tème fis­cal fait de traque à la rente du contri­buable et autres « opti­ma» ; ou impo­ser les sources de rente éco­no­mique, ten­dant à ce que « à l’état d’économie pure et par­faite, l’impôt (sur les acteurs éco­no­miques) soit nul ».

Commentaire

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Julien de Prabèrerépondre
14 octobre 2013 à 19 h 00 min

Un contri­buable écra­sé sous les taux 

Mais qu’attend-on pour défri­cher le maquis des taux de nos élus locaux ? En Rhône-Alpes les taux totaux (oui, la somme des taux com­mu­naux, syn­di­caux, inter­com­mu­naux, dépar­te­men­taux et régio­naux) des taxes d’habitation 2010 s’échelonnaient (de 1 à 6,56) depuis 4.93% à Saint-Colomban-des-Villards(73) jus­qu’à 32.37% à Oullins(69).

En Ile-de-France, l’éventail des taux totaux des taxes fon­cières se répar­tis­sait (de 1 à 7,44) entre 9.03% à Neuilly-sur-Seine (92) et 67.21% Bussy-Saint-Georges(77) Le cas de Neuilly consti­tue un record avec la sixième place par­mi nos 36 682 com­munes, après deux com­munes impé­né­trables de Guyane, une com­mune fic­tive de l’Ariège et les îles de Sein et de Molène où les taxes fon­cières sont nulles car inexistantes !

Les taux de nos impôts locaux : http://julien-de-prabere.fr

Théo­ri­que­ment assis sur des valeurs loca­tives, les taux effec­tifs de nos impôts locaux résultent pour l’essentiel de besoins dis­pa­rates cumu­lés de nos nom­breuses col­lec­ti­vi­tés. Com­ment réha­bi­li­ter nos ban­lieues en y défa­vo­ri­sant l’in­ves­tis­se­ment immo­bi­lier avec des impôts fon­ciers éle­vés ? Com­ment dis­sua­der les construc­tions près des cen­trales nucléaires, éta­blis­se­ments dan­ge­reux où même aéro­ports bruyants si les impôts locaux y sont plus faibles qu’ailleurs ? Com­ment oser évo­quer l’aménagement du ter­ri­toire et plus encore l’égalité des ter­ri­toires avec de telles dis­pa­ri­tés ? Com­ment nos par­le­men­taires et ministres peuvent-ils lais­ser per­du­rer des décen­nies d’impérities de Ber­cy et Beauvau ?

Plu­tôt que de conti­nuer à empi­ler les besoins de nos nom­breuses col­lec­ti­vi­tés, confions à nos élus régio­naux le soin de répar­tir, entre des col­lec­ti­vi­tés diverses et variées, un impôt local mieux assis les réa­li­tés des ter­ri­toires que des valeurs de mar­chés ou des sommes de besoins de poli­tiques de clo­chers ? De meilleurs fon­de­ments pour assoir nos quatre vieilles :

http://julien-de-prabere.fr/equite_des_territoires.pdf

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