Livre :Économie du bien commun de Jean Tirole

Renforcer le rôle régulateur de l’État

Dossier : 300 ans des Ponts & ChausséesMagazine N°719 Novembre 2016
Par Jean TIROLE (X73)

Le rôle de l’État est au centre de nom­breux débats actuels. Jean Tirole apporte à cette ques­tion des éclai­rages ori­gi­naux et féconds. Nous lui avons posé cinq ques­tions pour don­ner un aper­çu de son tra­vail et entre­voir sa concep­tion du rôle de l’expertise éco­no­mique et de la recherche pour construire les poli­tiques publiques.

L'Assemblée Nationale
Une majo­ri­té qua­li­fiée du Par­le­ment doit pou­voir sus­pendre les diri­geants des auto­ri­tés de régu­la­tion indé­pen­dantes sur la base de leur poli­tique glo­bale. © ALFONSO DE TOMÁS

Pro­pos recueillis par Domi­nique Bureau (74)

L’État pro­duc­teur est deve­nu État régu­la­teur. Alors nos éco­no­mies ont besoin de règles et d’arbitres pour agir effi­ca­ce­ment, en pre­mier lieu le droit à la concur­rence et des règles sec­to­rielles. Tou­te­fois le jeu concur­ren­tiel idéal n’est pas tou­jours pos­sible et alors la recherche du prix opti­mal est une tache ardue. Les tra­vaux sur ce sujet ont valu à Jean TIROLE l’ob­ten­tion du prix Nobel. Quelques exemples : les indus­tries en réseaux , les plates-formes mul­ti­faces, la déci­sion de gar­der un ser­vice public, la santé

Ton travail développe la conception d’un État régulateur.
Comment ce rôle de l’État a‑t-il émergé ?
L’État régulateur n’est-il pas un État faible ?

Je vou­drais com­men­cer par deux remarques limi­naires. Tout d’abord, nos éco­no­mies ont besoin de règles et d’arbitres inci­tant les entre­prises à déve­lop­per les biens et ser­vices socia­le­ment sou­hai­tables et à les pro­po­ser aux meilleures conditions.

Ces règles incluent tout d’abord le droit de la concur­rence, qui vise à régu­ler les accords inter­en­tre­prises ou les abus de posi­tion domi­nante ; ce droit est mis en œuvre par des régu­la­teurs tels que l’Autorité de la concur­rence en France ou la Com­mis­sion européenne.

Elles incluent éga­le­ment des mesures propres à des indus­tries spé­ci­fiques, telles que la régle­men­ta­tion pru­den­tielle et les règles de trans­pa­rence dans le sec­teur finan­cier, ou les régu­la­tions des indus­tries de réseau (élec­tri­ci­té, télé­com­mu­ni­ca­tions, transports).

Ces règles sec­to­rielles sont mises en œuvre par des agences telles que l’Autorité des com­mu­ni­ca­tions élec­tro­niques et des postes, la Com­mis­sion de régu­la­tion de l’énergie ou l’Autorité de régu­la­tion des acti­vi­tés ferroviaires.

REPÈRES

Jean Tirole a reçu en 2014 le prix Nobel d’économie pour ses travaux sur la régulation et la politique de la concurrence applicable aux marchés complexes que sont les marchés oligopolistiques, les industries de réseau et plus récemment les platesformes multifaces.
Ingénieur des Ponts et Chaussées, il est l’héritier d’une tradition ancienne dans le corps pour le calcul économique qui remonte à Jules Dupuit, inventeur du surplus du consommateur et de la théorie de la segmentation des marchés, qui a posé les fondements, toujours actuels, de l’évaluation des investissements et la tarification des ouvrages publics.

L’AFFIRMATION DU RÔLE DE RÉGULATEUR

Ensuite, la concep­tion du rôle de l’État a évo­lué dans la plu­part des pays. L’État pro­duc­teur est deve­nu État régu­la­teur. Sous la pres­sion des par­ties pre­nantes et fai­sant face à une contrainte bud­gé­taire lâche (les défi­cits d’une entre­prise allant gon­fler le bud­get glo­bal ou la dette publique), les entre­prises contrô­lées par la puis­sance publique à quelques excep­tions près ne pro­duisent pas à des coûts bas des ser­vices de qualité.

“ Nos économies ont besoin de règles et d’arbitres ”

Autre­fois juge et par­tie, l’État s’est donc sou­vent recen­tré sur son rôle de juge, par exemple sous la forme d’autorités sec­to­rielles, sous le contrôle d’autorités de la concur­rence, toutes deux auto­ri­tés indépendantes.

Cepen­dant, cette réorien­ta­tion en elle-même est loin de résoudre tous les pro­blèmes, comme le montre bien la forte inef­fi­ca­ci­té d’entreprises pri­vées régu­lées, les public uti­li­ties américaines.

Les réformes dans les sec­teurs des télé­coms, de l’énergie, du fer­ro­viaire ou de la poste qui ont eu lieu à la fin du ving­tième siècle consti­tuent donc une réac­tion aux inef­fi­ca­ci­tés de la ges­tion de ces sec­teurs, qui avaient été consta­tées jusqu’alors.

PLUS DE CONCURRENCE POUR PLUS D’EFFICACITÉ

Une qua­druple réforme a vu le jour ces trente der­nières années, carac­té­ri­sée par :

  • l’accroissement des inci­ta­tions à l’efficacité des mono­poles natu­rels avec l’introduction de méca­nismes de par­tage des gains d’efficacité (et, en Europe, des privatisations).
    Par exemple, l’usage de prix-pla­fonds (ou price-cap) qui imposent à l’entreprise régu­lée une borne supé­rieure pour le « prix moyen » de ses ser­vices s’est généralisé ;
  • l’ouverture à la concur­rence (totale ou de cer­tains seg­ments d’activité ne pré­sen­tant pas les carac­té­ris­tiques de mono­pole natu­rel), avec, d’une part, l’octroi de licences aux entrants et, d’autre part, la régu­la­tion des condi­tions de leur accès aux gou­lots d’étranglement.
    Le mar­ché étant un aiguillon impor­tant, on ne sau­rait trop insis­ter sur l’importance de la concur­rence sur le dyna­misme de l’entreprise, que celle-ci soit publique ou pri­vée, sans pour autant som­brer dans le laisser-faire ;
  • le rééqui­li­brage des tarifs (entre entre­prises et par­ti­cu­liers, entre abon­ne­ment, com­mu­ni­ca­tions locales et longue dis­tance, etc.). Ce rééqui­li­brage était sou­hai­table, car la cou­ver­ture des coûts fixes des réseaux par des sur­charges impor­tantes sur des ser­vices à la demande très élas­tique condui­sait à des sous-consom­ma­tions très inef­fi­caces et frei­nait l’introduction de ser­vices innovants ;
  • et enfin, le trans­fert de la régu­la­tion vers des auto­ri­tés indépendantes.

UN ÉTAT RENFORCÉ

Pour ce qui concerne la vision d’un État régu­la­teur qui serait un État faible, la nou­velle donne n’élimine pas l’État, mais redé­fi­nit son rôle. Deve­nu régu­la­teur, l’État n’est pas pour autant affai­bli : au contraire, il peut uti­li­ser l’indépendance de sa régu­la­tion pour mettre plus en avant le ser­vice du public.

En effet, des auto­ri­tés de régu­la­tion indé­pen­dantes sont plus fortes que les minis­tères de tutelle face aux groupes de pression.

ÉVITER LES DÉRIVES

“ Des autorités de régulation indépendantes sont plus fortes face aux groupes de pression ”

Bien sûr, l’indépendance n’est pas une pana­cée. Pour limi­ter les risques de dérive, la pre­mière condi­tion est la nomi­na­tion à la tête des agences de per­son­na­li­tés indé­pen­dantes et res­pec­tées. Une fois en place, la consul­ta­tion, la trans­pa­rence et l’exigence d’avis moti­vés incitent à des déci­sions éco­no­mi­que­ment justifiées.

Par ailleurs, une « auto­ri­té indé­pen­dante » ne doit pas être (et d’ailleurs n’est jamais) com­plè­te­ment indé­pen­dante : une majo­ri­té qua­li­fiée du Par­le­ment doit pou­voir en sus­pendre les diri­geants sur la base de leur poli­tique glo­bale (et non sur une ques­tion d’actualité politique).

NE PAS COMPROMETTRE LE LONG TERME

Rap­pe­lons que la sou­mis­sion des télé­com­mu­ni­ca­tions, de l’énergie et des autres indus­tries dites de réseau à une régu­la­tion indé­pen­dante (agences, et, dans cer­tains pays, juges) est la réponse à la ten­ta­tion per­ma­nente du poli­tique d’abaisser arti­fi­ciel­le­ment les prix, com­pro­met­tant ain­si l’investissement et la via­bi­li­té des réseaux à long terme ; de limi­ter ou d’organiser la concur­rence ; ou encore de faire des cadeaux à cer­tains groupes de pres­sion élec­to­ra­le­ment sen­sibles au prix de dis­tor­sions éco­no­miques importantes.

L’évolution de la concep­tion de l’État vers celle d’un acteur aux pou­voirs plus limi­tés mais, de par son indé­pen­dance et l’élimination des conflits d’intérêts, en même temps plus fort dans son rôle de régu­la­teur que ne l’étaient les minis­tères, est donc souhaitable.

Dans les secteurs des réseaux quels sont les problèmes de régulation auxquels est confronté l’État ?

La concur­rence ne se déve­loppe pas aisé­ment de par la nature même des indus­tries de réseau où, par défi­ni­tion, cer­tains seg­ments sont des « mono­poles natu­rels » (ou « gou­lots d’étranglement », ou « infra­struc­tures ou faci­li­tés essen­tielles », pour uti­li­ser un terme du droit de la concurrence).

Réseau de transport électrique
Les indus­tries de réseau reposent sur des infra­struc­tures qui confèrent à leurs opé­ra­teurs une situa­tion de « mono­pole naturel ».
© LEONID ANDRONOV

Plus pré­ci­sé­ment, les indus­tries de réseau reposent sur des infra­struc­tures qui confèrent à leurs opé­ra­teurs une situa­tion de « mono­pole natu­rel » : leur coût éle­vé rend en effet leur dupli­ca­tion indé­si­rable et empêche donc une vraie concur­rence, tout au moins sur ce seg­ment de l’activité.

Par exemple, s’il peut y avoir concur­rence dans la pro­duc­tion d’électricité, il ne peut rai­son­na­ble­ment pas y avoir plus d’un réseau de trans­port haute et basse tension.

INFRASTRUCTURES ET MONOPOLES

Une entre­prise domi­nante dans un mar­ché inter­mé­diaire, comme l’est donc en géné­ral un ges­tion­naire d’infrastructure, peut vou­loir limi­ter la concur­rence en aval pour évi­ter l’érosion de son profit.

Il fal­lait donc déga­ger des prin­cipes pour déci­der si une telle exclu­sion de la concur­rence est jus­ti­fiée ou non : il est nor­mal, par exemple, que l’entreprise tire, au moins tem­po­rai­re­ment, les fruits d’une inno­va­tion ou d’un inves­tis­se­ment ayant une valeur sociale impor­tante ; si, par contre, la posi­tion de mono­pole est for­tuite ou est un pri­vi­lège octroyé par l’État (la ges­tion d’un aéro­port ou d’un port par exemple), il n’y a pas de rai­son pour que l’entreprise obtienne des rentes de mono­pole en excluant des concur­rents en aval.

Deux sec­teurs impor­tants ont connu ces der­nières années des bou­le­ver­se­ments. Le sec­teur des télé­com­mu­ni­ca­tions a été confron­té à des pro­blèmes nou­veaux pour défi­nir les tarifs d’interconnexion, par exemple au sujet des prix d’accès des concur­rents de France Télécom/Orange à la boucle locale (l’infrastructure essentielle).

“ Il est normal, par exemple, que l’entreprise tire, au moins temporairement, les fruits d’une innovation ou d’un investissement ”

Avec Jean-Jacques Laf­font, nous avons donc exa­mi­né com­ment conci­lier l’introduction de la concur­rence sur les seg­ments com­plé­men­taires (par exemple Inter­net) aux infra­struc­tures (la boucle locale) et les inci­ta­tions à inves­tir dans ces infrastructures.

Lors de la restruc­tu­ra­tion de l’industrie élec­trique dans les années 1990, le réseau de trans­port a ain­si concen­tré une part impor­tante de l’attention des pou­voirs publics et des cher­cheurs aca­dé­miques. Le réseau étant le lieu phy­sique du mar­ché de gros, tous se sont accor­dés sur l’impératif que l’accès au réseau soit non-dis­cri­mi­na­toire, mais ont adop­té des orga­ni­sa­tions différentes.

Mais sous quelles condi­tions éco­no­miques vendre l’accès au réseau de trans­port ? Il s’agissait là d’un pro­blème nou­veau : les élec­tri­ciens étant ver­ti­ca­le­ment inté­grés, la ques­tion ne s’était jamais posée. La solu­tion venant spon­ta­né­ment à l’esprit d’un éco­no­miste était de consi­dé­rer des échanges bila­té­raux de flux phy­siques d’électricité et de défi­nir et d’échanger des droits de trans­port physique.

Mais il y a des alter­na­tives et l’enjeu des recherches (dont celles que j’ai effec­tuées avec Paul Jos­kow) est de défi­nir des orga­ni­sa­tions du mar­ché qui pro­meuvent les inves­tis­se­ments utiles et limitent le pou­voir de mar­ché local, régio­nal ou global.

Quelles approches ont été développées pour construire des prix d’accès aux réseaux ?

La régle­men­ta­tion de l’accès s’impose pour deux rai­sons, liées au fait que l’entreprise détient une infra­struc­ture « essentielle ».

Paiement par carte bancaire
Le concept de pla­te­formes mul­ti­faces s’applique aux cartes ban­caires. © WAVEBREAKMEDIAMICRO

Tout d’abord, l’entreprise ayant un mono­pole sur l’accès, elle va pra­ti­quer des prix d’accès trop éle­vés. De plus, elle peut être ten­tée d’exclure cer­tains concur­rents afin d’augmenter ses pro­fits sur le mar­ché de détail concerné.

Se pose donc la ques­tion de la déter­mi­na­tion des prix d’accès, c’est-à-dire des prix tari­fés par l’opérateur pour accor­der l’accès à son infra­struc­ture. La fixa­tion des prix d’accès à ces « infra­struc­tures essen­tielles » doit conci­lier notam­ment ouver­ture à la concur­rence et pré­ser­va­tion de l’incitation pour l’opérateur his­to­rique afin qu’il main­tienne ou déve­loppe son réseau.

Avec Jean-Jacques Laf­font, nous avons mon­tré la simi­li­tude entre le pro­blème de la tari­fi­ca­tion de l’accès et celui du mono­pole mul­ti­pro­duit. L’accès doit contri­buer comme les autres ser­vices au finan­ce­ment des coûts fixes d’infrastructure, selon les pré­ceptes de Ramsey-Boiteux.

Cette simi­li­tude avec les pro­blèmes de tari­fi­ca­tion de l’entreprise mul­ti­pro­duit conduit à pro­po­ser d’utiliser, pour la régu­la­tion inci­ta­tive, un price-cap glo­bal, sur un panier com­pre­nant les biens ven­dus au détail mais aus­si les ser­vices d’accès en gros.

PLATEFORMES MULTIFACES

Plus récem­ment, avec Jean-Charles Rochet, nous avons par­ti­ci­pé au déve­lop­pe­ment d’un nou­veau champ de l’économie indus­trielle, en pro­po­sant le concept de « pla­te­formes mul­ti­faces » (ou mul­ti-sided mar­ket), qui étu­die les situa­tions dans les­quelles sont four­nis des ser­vices à plu­sieurs types d’usagers, les béné­fices tirés par un côté dépen­dant de la manière dont fonc­tionnent les autres.

Ce concept s’applique à toutes les indus­tries orga­ni­sant des inter­ac­tions entre deux ou plu­sieurs caté­go­ries d’usagers (comme Inter­net, les moteurs de recherche, les sys­tèmes d’exploitation d’ordinateurs, les médias, les « réseaux » de cartes ban­caires, etc.).

DÉVELOPPER LES EXTERNALITÉS POSITIVES

Ces mar­chés sou­lèvent des ques­tions nou­velles aux éco­no­mistes, telles que la déter­mi­na­tion du par­tage opti­mal des coûts entre les dif­fé­rentes caté­go­ries d’usagers.

“ Le coût de servir un usager n’est pas le simple coût physique de le servir ”

En effet, on observe que ceux-ci se sont sou­vent déve­lop­pés à tra­vers des prix très faibles d’un côté du mar­ché, cela per­met­tant d’attirer des uti­li­sa­teurs de ce côté et appor­tant indi­rec­te­ment des recettes sur l’autre côté. La struc­ture des prix entre les deux côtés du mar­ché compte alors, pour tirer plei­ne­ment par­ti des exter­na­li­tés entre ceux-ci.

L’idée de base est simple : le coût de ser­vir un usa­ger n’est pas le simple coût phy­sique de le ser­vir ; au contraire l’on doit défal­quer le gain réa­li­sé de l’autre côté du marché.

Par exemple, un paie­ment par carte par un déten­teur de carte ban­caire génère pour la banque du déten­teur un pro­fit pro­ve­nant de la com­mis­sion com­mer­çant (direc­te­ment dans le cas d’American Express, indi­rec­te­ment à tra­vers la com­mis­sion d’interchange pour une banque membre de Visa ou MasterCard).

Cela explique pour­quoi les cartes sont sou­vent gra­tuites et leur usage fait l’objet d’un prix néga­tif (miles, cash-back bonuses) ou nul. De même pour Google (uti­li­sa­teurs et publi­ci­taires) ou une grande par­tie de la presse écrite.

L’État apporte le plus souvent une subvention aux entreprises publiques de réseau pour la couverture de leurs coûts fixes.
Quel est ton avis sur cette question ?

Trains sur des voies secondaires
Pour une ligne fer­ro­viaire peu usi­tée, la ques­tion n’est pas seule­ment celle de sa tari­fi­ca­tion mais aus­si celle de savoir si on veut gar­der ou fer­mer la ligne ou le service.
© CAPUDE1957

La théo­rie de l’optimum pre­mier apporte une réponse non ambi­guë à la ques­tion du choix du finan­ce­ment : les prix tari­fés aux consom­ma­teurs par le conces­sion­naire doivent s’aligner sur les coûts mar­gi­naux, et tout défi­cit (lié par exemple à l’existence d’un coût fixe) doit être cou­vert par le budget.

Plus géné­ra­le­ment, la théo­rie de Ram­sey- Boi­teux exige une cou­ver­ture par­tielle (dans le cas de sub­ven­tions par des fonds publics coû­teux pour la socié­té) ou glo­bale (en cas de contrainte d’équilibre budgétaire).

INTÉRÊT ÉCONOMIQUE ET INTÉRÊT SOCIAL

Au niveau d’un ser­vice par­ti­cu­lier, disons une ligne fer­ro­viaire peu usi­tée, la ques­tion n’est pas seule­ment celle de sa tari­fi­ca­tion, mais aus­si celle de savoir si on veut gar­der ou fer­mer la ligne ou le service.

La prin­ci­pale dif­fi­cul­té posée par l’application de la tari­fi­ca­tion au coût mar­gi­nal ou sa géné­ra­li­sa­tion par Boi­teux est l’absence d’indication quant à l’intérêt social de pro­duire le ser­vice (Smith 1776, Coase 1945, Allais 1947).

En effet, la fonc­tion de demande n’est en géné­ral connue que loca­le­ment, autour de la demande au coût mar­gi­nal. Si le ser­vice est en par­tie au moins finan­cé par le contri­buable ou bien par des sub­ven­tions croi­sées à par­tir des pro­fits tirés d’autres seg­ments, l’information dis­po­nible ne per­met pas alors de savoir s’il faut conti­nuer d’opérer le ser­vice, c’est-à-dire si la somme du sur­plus des consom­ma­teurs et du pro­fit de l’entreprise excède le coût fixe.

Une tari­fi­ca­tion tes­tant les pro­pen­sions à payer dans la zone de prix plus éle­vés est alors nécessaire.

L’utilité du ser­vice n’est par contre pas en doute si sa tari­fi­ca­tion couvre ses coûts puisque le sur­plus net des consom­ma­teurs est néces­sai­re­ment posi­tif et l’entreprise n’impose pas de charges au contribuable.

Il est parfois reproché aux économistes de ne pas prendre en compte les questions éthiques et de considérer la distribution des revenus comme une donnée.
La correction des défaillances du marché est-elle une réponse suffisante à cette critique ?

La théo­rie éco­no­mique de base nous enseigne que le jeu concur­ren­tiel « pur et par­fait » abou­tit à une allo­ca­tion effi­cace des res­sources : il crée le maxi­mum de valeur à moindre coût, sans gas­piller les res­sources. Tou­te­fois, les condi­tions de concur­rence pure et par­faite ne sont que rare­ment satisfaites.

“ Les sujets éthiques nécessitent une réflexion en profondeur ”

Il existe des « défaillances de mar­ché » : les actions de cer­tains agents peuvent affec­ter posi­ti­ve­ment ou néga­ti­ve­ment le bien-être d’autres agents mais ces « exter­na­li­tés » ne sont pas prises en compte dans les déci­sions indi­vi­duelles ; etc.

De plus, allo­ca­tion « effi­cace » des res­sources ne signi­fie pas allo­ca­tion « équi­table » des res­sources. Le « gâteau » à se par­ta­ger est opti­mi­sé, mais son par­tage ne cor­res­pond pas for­cé­ment à notre vision éthique de l’équité. D’où la néces­si­té d’une inter­ven­tion publique pour par­ta­ger de façon plus équi­table les reve­nus créés (objec­tif de « redistribution »).

Beau­coup de grands acteurs de la socié­té civile ont une vision dif­fé­rente du mar­ché et de l’intervention publique. Ils reprochent aux éco­no­mistes de ne pas tenir assez compte des pro­blèmes d’éthique, réclament une fron­tière claire entre domaines mar­chand et non marchand.

ANALYSER EN PROFONDEUR LES DÉFAILLANCES DU MARCHÉ

Les sujets éthiques à mon avis néces­sitent une réflexion en pro­fon­deur (plus pro­fonde cer­tai­ne­ment que celle offerte par les deux côtés du débat). Pre­nons l’exemple du don d’organes, où les pro­blèmes éthiques sont par­ti­cu­liè­re­ment délicats.

Un hopital
L’introduction de consi­dé­ra­tions finan­cières heurte nos vues sur le carac­tère sacré de la vie humaine. © PLANETEARTHPICTURES

Il y a long­temps, l’économiste Gary Becker remar­quait que l’interdiction de vendre son rein limi­tait les dons, condam­nant des mil­liers de per­sonnes à mou­rir chaque année faute de don­neurs. Il recom­man­dait la créa­tion d’un mar­ché de dons d’organes.

Les éco­no­mistes ont tra­vaillé depuis à la construc­tion d’autres formes de confron­ta­tion de l’offre et de la demande (impli­quant des « dons croi­sés »), qui sou­lèvent moins de pro­blèmes éthiques que celle pro­po­sée par Becker, mais sauvent quand même un nombre impor­tant de vies.

Sou­vent, notre atti­tude vis-à-vis du mar­ché relève du refus de com­pa­rer l’argent avec d’autres objec­tifs. Par exemple, l’introduction de consi­dé­ra­tions finan­cières heurte nos vues sur le carac­tère sacré de la vie humaine. La vie « n’a pas de valeur ».

Les choix bud­gé­taires en matière de san­té (au sein d’un hôpi­tal ou entre dif­fé­rentes recherches) peuvent pour­tant faire bais­ser ou mon­ter la mor­ta­li­té et sont faits quo­ti­dien­ne­ment. Mais jamais nous ne vou­drons admettre que nous fai­sons ces arbi­trages. Pour avan­cer, il faut iden­ti­fier en pro­fon­deur les res­sorts de la mora­li­té et des com­por­te­ments, pour com­prendre com­ment dif­fé­rentes ins­ti­tu­tions, mar­chés ou sys­tèmes plus admi­nis­trés affectent nos valeurs et nos comportements.

Une ana­lyse en pro­fon­deur des défaillances du mar­ché et de ses limites éthiques semble plus fruc­tueuse pour la concep­tion des poli­tiques publiques qu’une simple indi­gna­tion ou répu­gnance, dont la jus­ti­fi­ca­tion ne fait pas l’objet d’une ana­lyse, et qui s’est mon­trée dans le pas­sé un pauvre guide des valeurs morales.

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