Rendez-vous au bord d’une ombre

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°584 Avril 2003Par : Gérald TENENBAUM (72)Rédacteur : Michel MENDÈS FRANCE (57)

Ce court roman, excel­lem­ment post­fa­cé par Char­lÉ­lie Cou­ture, est un ouvrage à plu­sieurs facettes. Tout d’abord, il y a le récit : une jeune jour­na­liste (Pau­la Gold­mann, la nar­ra­trice) qui inter­viewe Pavel Stein, un cinéaste. Fas­ci­née par cet homme un peu bour­ru, elle en tombe amoureuse…

Ensuite, il y a l’atmosphère, très culture juive. Puis, quelque peu cachée, une construc­tion de l’écriture où cer­tains retrou­ve­ront une dimen­sion Ouli­po… Puis encore, la poé­sie du texte, le style pré­cis et rigou­reux à la Borges, où chaque mot est pesé et pen­sé, puis l’humour… Et, enfin, il y a ce qui en fait un conte philosophique.

Pavel Stein est han­té par l’absence. Il a écrit “un petit livre, à la mise en page tal­mu­dique. […] Des com­men­taires et des com­men­taires de com­men­taires enser­rant […] un texte source cen­tral, sémi­nal. Sauf que dans le cas de l’ouvrage de Stein, le noyau mère était absent. Seuls sub­sis­taient les com­men­taires. ” Son oeuvre est donc construite sur du rien. On n’y lit que l’emballage. Chris­to n’est pas loin. Rien pour Stein n’a droit à d’existence sinon l’apparence.

Je ne peux résis­ter à évo­quer un très joli résul­tat du mathé­ma­ti­cien anglais Ken Fal­co­ner : tout ensemble (infi­ni) de formes peut être res­ti­tué comme l’ensemble des ombres d’un unique “ objet ” lorsque l’on fait varier la direc­tion de l’éclairage. Mais cet “objet” est le plus sou­vent consti­tué d’un ensemble rigide de points dis­joints les uns des autres, immo­biles, comme flot­tant au milieu d’un coin d’air. Il est tel un fan­tôme, impal­pable. Il existe, certes, mais si peu ! C’est un peu ça, Stein.

Seules existent pour lui les ombres, mais pas l’objet qui en serait la source. Le monde n’est qu’illusion. Des­cartes n’eût pas aimé ce livre (celui de Stein ou celui de Tenen­baum?), Ber­ke­ley l’eût ado­ré ! À la fin du récit on ne sait plus si Stein a vrai­ment exis­té ou s’il n’est qu’une pen­sée de Stein. Et pour­tant on le retrouve, “un ins­tant en équi­libre sur la crête du temps” , lorsqu’il s’affirme dans sa der­nière parole : “J’aurai vécu, mal­gré tout. ” Pour ma part, j’ajouterais encore cette énig­ma­tique réflexion de Paul Valé­ry : “Tan­tôt je pense, tan­tôt je suis. ”

Gérald Tenen­baum est un grand mathé­ma­ti­cien qui res­sent for­te­ment le besoin de s’exprimer à la fois dans et hors des mathé­ma­tiques. Très brillant, il est recon­nu inter­na­tio­na­le­ment… et même natio­na­le­ment ! Mais que le lec­teur se ras­sure : il n’est nul­le­ment ques­tion de mathé­ma­tiques dans ce livre. Il n’y a qu’un rêve.

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