Le Rhin (au fond, le rocher de la Lorelei).

Regards croisés sur l’Allemagne

Dossier : ExpressionsMagazine N°711 Janvier 2016
Par Alain HERMANN (99)
Par Stéphane REICHE (03)

Regards sur l’Allemagne par deux de nos cama­rades qui y résident avec grand plai­sir, l’un comme indus­triel qui nous parle du monde du tra­vail et d’une nation mul­ti­cul­tu­relle, l’autre comme diplo­mate qui aborde le sujet de la rela­tion franco-allemande.

Instal­lé en Alle­magne depuis 2004, Alain Her­mann (99) tra­vaille comme chef de pro­jet chez Proc­ter & Gamble, dans la région de Cologne. Cela lui a per­mis de faire cer­taines obser­va­tions géné­rales sur le monde du tra­vail en Allemagne.

L’Allemagne est répu­tée pour son modèle de codé­ci­sion entre direc­tion et comi­té d’entreprise.

On peut tou­te­fois régu­liè­re­ment consta­ter dans les médias que contrai­re­ment à une idée reçue, la confron­ta­tion sous forme de mani­fes­ta­tion, de grève ou d’interruption bru­tale des négo­cia­tions, n’est pas absente du pay­sage alle­mand, mais elle est davan­tage per­çue comme un moyen de pres­sion pour atteindre un accord plus favo­rable aux employés que comme une atti­tude de blocage.

Dialogue social

L’immigration est une composante fondamentale de l’Allemagne contemporaine. La venue d’immigrants de Turquie, d’Europe de l’Est ou des Balkans date de plusieurs décennies et va très probablement se poursuivre.
Lors d’un salon de jeunes diplômés où je représentais Procter & Gamble, j’ai constaté que la grande majorité des diplômés de disciplines scientifiques étaient arrivés en Allemagne pour étudier et cherchaient à y rester pour travailler.
Plusieurs collègues originaires de France ou d’Europe du Sud avaient initialement prévu de rester deux à trois ans puis de repartir. Plusieurs années après, ils sont toujours là, convaincus par la qualité de vie – moi aussi, du reste. Ils ont fait venir leur partenaire et, pour certains, ont même pris la nationalité allemande.
A. H.

Le comi­té d’entreprise se consacre à un seul sujet à la fois, par exemple l’égalité sala­riale entre per­ma­nents et inté­ri­maires ou des modèles de 3 x 8 moins pénibles pour les employés. Il choi­sit ensuite le moment oppor­tun pour avan­cer ses pions dans le res­pect des inté­rêts de l’entreprise et du site, la concur­rence entre les sites pour réduire les coûts de pro­duc­tion étant vive.

Certes, la situa­tion éco­no­mique étant favo­rable, les syn­di­cats ont une marge de manœuvre plus impor­tante que dans d’autres pays, mais cette atti­tude construc­tive s’est aus­si mani­fes­tée pen­dant la crise de 2008–2009, où les employés ont été mis tem­po­rai­re­ment à temps par­tiel (Kur­zar­beit), sub­ven­tion­né par l’État.

Cela a per­mis aux entre­prises de réduire les coûts tout en conser­vant les compétences.

Un jeu gagnant-gagnant

À Paris, une cam­pagne pro­mo­tion­nelle peut van­ter les mérites de l’apprentissage pro­fes­sion­nel en alter­nance. Ce type de cam­pagne n’est pas néces­saire en Alle­magne, où l’apprentissage béné­fi­cie d’une noto­rié­té et d’une recon­nais­sance importantes.

Les entre­prises for­ma­trices, grandes comme petites, peuvent obser­ver leurs appren­tis, et conser­ver les meilleurs, garan­tis­sant ain­si un flux conti­nu de bons tech­ni­ciens déjà habi­tués au fonc­tion­ne­ment de l’entreprise. Les meilleurs tech­ni­ciens du site, en par­ti­cu­lier ceux qui sont assi­gnés aux gros pro­jets glo­baux, sont en grande majo­ri­té pas­sés par l’apprentissage interne.

Pour l’anecdote, la café­té­ria du site de Proc­ter & Gamble forme éga­le­ment des cui­si­niers, même si c’est loin d’être son core busi­ness. Reprendre ensuite des études pour atteindre des postes de mana­ge­ment est assez fré­quent, mais demande bien sûr un inves­tis­se­ment en temps consé­quent, sur­tout si cela se pro­duit en paral­lèle de la vie professionnelle.

Une nation multiculturelle

L’Allemagne a une répu­ta­tion de pays peu excen­trique et tour­né vers l’extérieur. L’organisation de la Coupe du monde de foot­ball en 2006 a mar­qué un tour­nant. Le slo­gan du tour­noi, Die Welt zu Gast bei Freun­den, « Le monde est invi­té chez des amis », a vrai­ment été mis en pratique.

DO YOU SPEAK GERMAN ?

Au cours de mes premières années en Allemagne, mes collègues allemands m’ont souvent abordé en anglais et il a été souvent nécessaire de répondre plusieurs fois en allemand pour qu’ils « acceptent » de changer de langue.
Cela part d’une bonne intention, mais n’est pas probablement pas la meilleure méthode pour inciter quelqu’un à apprendre la langue locale.
A.H.

L’équipe d’Allemagne, plus jeune, plus « mul­ti­cul­tu­relle » et plus sym­pa­thique que les pré­cé­dentes, ain­si qu’une météo excep­tion­nelle, ont aus­si contri­bué à don­ner l’image d’un pays accueillant et ouvert.

Bien sûr, tout n’est pas rose. Les mou­ve­ments popu­listes comme Pegi­da ou AFD ou les cel­lules cri­mi­nelles néo­na­zies en témoignent. L’arrivée mas­sive de réfu­giés au cours des der­niers mois repré­sente un défi colos­sal. De manière géné­rale, les habi­tants des grandes villes comme Ber­lin, Munich ou Cologne seront pro­ba­ble­ment plus ouverts aux étran­gers que ceux des petites villes de l’Est.

Mais cela ne doit pas mas­quer le fait que l’Allemagne devient de plus en plus un pays multiculturel.

Les Français médiateurs

Pour des rai­sons éco­no­miques évi­dentes, le nombre d’arrivants d’Europe du Sud a beau­coup aug­men­té ces der­nières années. Les Fran­çais peuvent jouer un rôle de « média­teurs cultu­rels » entre les men­ta­li­tés alle­mandes et médi­ter­ra­néennes qui, sans entrer dans les cli­chés, peuvent être assez différentes.

Lors d’un de ses pre­miers pro­jets, il a fal­lu à Alain Her­mann arron­dir les angles entre le bureau espa­gnol d’ingénierie, adepte d’une cer­taine « sou­plesse » médi­ter­ra­néenne, et l’entreprise alle­mande d’installation, tout en « rigueur » ger­ma­nique. Il a fal­lu faire preuve de doig­té pour conci­lier les contraires.

Les Fran­çais et leur culture sont appré­ciés dans ces situa­tions de média­tion, mais aus­si plus géné­ra­le­ment. Beau­coup d’Allemands s’excusent presque de ne pas avoir rete­nu le fran­çais appris à l’école des années auparavant.

Il est pos­sible de se débrouiller en anglais, en par­ti­cu­lier dans les grandes villes, mais, comme dans tous les pays du monde, l’expérience est bien plus riche si l’on peut s’exprimer, même impar­fai­te­ment, en alle­mand, car on obtient ain­si l’opinion « non fil­trée » de son interlocuteur.

De plus, par­ler l’allemand per­met d’échanger avec les nom­breux immi­grants, en par­ti­cu­lier les moins qua­li­fiés, qui ont appris l’allemand sur place mais rare­ment l’anglais.

DIALOGUE D’AVENIR

Le « Dialogue d’avenir franco-allemand » est un réseau franco- allemand auquel j’ai participé en 2010. Il regroupe chaque année dix Français et dix Allemands entre 25 et 35 ans qui ont un « lien particulier » avec l’autre pays, par exemple pour y avoir travaillé ou étudié.
Au cours de plusieurs séminaires, organisés dans différentes villes françaises et allemandes, divers sujets politiques, économiques, culturels sont abordés avec des experts reconnus.
Nous avons ainsi eu l’occasion de rencontrer à Berlin un des proches conseillers de la chancelière Angela Merkel. Cela a été, et est toujours, car nous avons une association d’anciens très active, l’occasion de rencontrer des gens intéressants de milieux divers. Jusqu’à présent, les X ont été peu représentés dans ce programme créé en 2007, alors que la formation généraliste de l’X s’y prête pourtant bien.
A. H.

De chaque côté du Rhin

Sté­phane Reiche (03) tra­vaille en Alle­magne depuis un an, et bien que basé à Ber­lin, il a pro­fes­sion­nel­le­ment « un pied de chaque côté du Rhin », si l’on consi­dère l’ambassade comme une excrois­sance du ter­ri­toire français.

Un pied de chaque côté du Rhin, sans être englou­ti par les flots (au fond, le rocher de la Lore­lei). © FRANCK MONNOT / FOTOLIA

Sur un plan plus per­son­nel, son ori­gine fran­co-alle­mande, le fait d’avoir gran­di en Alsace à quelques cen­taines de mètres de l’Allemagne et de la Suisse et d’avoir pour­sui­vi sa sco­la­ri­té dans un lycée fran­co-alle­mand ren­forcent cette impres­sion de semi-immer­sion, de posi­tion­ne­ment à l’interface de ce « couple fran­co-alle­mand » qui réap­pa­raît comme un ser­pent de mer dès qu’il s’agit d’évoquer la construc­tion européenne.

Au sein du ser­vice éco­no­mique régio­nal de l’ambassade de France, il est notam­ment en charge des sujets rele­vant du minis­tère fran­çais du Déve­lop­pe­ment durable, tels que les trans­ports, l’énergie et l’environnement.

Développement durable

D’un point de vue poli­tique, les évé­ne­ments tra­giques sur­ve­nus au début de l’année 2015 (atten­tats de Char­lie Heb­do, crash de Ger­man­wings) ont contri­bué à ren­for­cer la « fra­ter­ni­té fran­co-alle­mande », telle que l’a qua­li­fiée le pré­sident Hol­lande lors de sa confé­rence de presse com­mune avec la chan­ce­lière Mer­kel, à l’occasion du Conseil des ministres fran­co-alle­mand (CMFA) du 31 mars 2015 : « Dans ces ins­tants-là, nos deux peuples font corps. »

Ce CMFA a été l’occasion de s’engager sur un cer­tain nombre de pro­jets éco­no­miques com­muns, allant du finan­ce­ment de réseaux éner­gé­tiques trans­fron­ta­liers à la pro­mo­tion des éner­gies renou­ve­lables et de l’efficacité éner­gé­tique, en pas­sant par le déve­lop­pe­ment des infra­struc­tures de recharge de véhi­cules élec­triques ; et tou­jours dans une pers­pec­tive européenne.

En dépit – ou à cause – des dif­fé­rences dans leurs sys­tèmes éner­gé­tiques res­pec­tifs, la néces­si­té d’une inten­si­fi­ca­tion de la coopé­ra­tion entre ces deux pays voi­sins enga­gés tous deux dans un pro­ces­sus de « tran­si­tion éner­gé­tique » est grande, comme le sou­ligne la décla­ra­tion conjointe sur l’énergie.

Une position commune

Depuis le CMFA du 19 février 2014, la défense d’une posi­tion com­mune fran­co-alle­mande dans l’élaboration du « 4e paquet fer­ro­viaire » a été signi­fi­ca­tive. A notam­ment été défen­due la pos­si­bi­li­té du choix de modèle de gou­ver­nance, en par­ti­cu­lier celui de l’entreprise fer­ro­viaire ver­ti­ca­le­ment inté­grée, où la France et l’Allemagne reviennent à une situa­tion simi­laire du fait de la loi de réforme fer­ro­viaire française.

Il reste à voir sous quelle forme pré­cise les deux volets de ce 4e paquet, le volet tech­nique et le volet poli­tique, seront adop­tés, pos­si­ble­ment de façon imminente.

Compléments en Europe

DES DIFFÉRENCES SUBTILES

Tout comme le dialogue social, les discussions interministérielles sur un projet de loi sont non moins intenses en Allemagne que celles qui se déroulent en France.
Cependant, en l’absence de recours à une instance supérieure d’arbitrage, la chancellerie fédérale ayant un mandat moins fort que les services du Premier ministre, leur aboutissement peut être sujet à un processus plus long, qui, pour l’exprimer positivement, implique une anticipation accrue.
S. R.

Il paraît évident qu’en soi la rela­tion fran­co-alle­mande ne suf­fit pas pour la réa­li­sa­tion d’une ambi­tion euro­péenne ; il est donc inté­res­sant d’examiner à l’aide de quelques exemples concrets les pos­si­bi­li­tés et les dif­fi­cul­tés de géné­ra­li­ser cette dyna­mique bila­té­rale. Ain­si, la décla­ra­tion fran­co-alle­mande sur l’énergie salue les tra­vaux du forum éner­gé­tique penta­la­té­ral (Bene­lux, Alle­magne, France, Autriche, Suisse), ain­si que la pla­te­forme de coopé­ra­tion élec­trique avec les treize États voi­sins « élec­triques » de l’Allemagne.

Par ailleurs, cer­taines pro­po­si­tions de la France et de l’Allemagne sont sus­cep­tibles de géné­rer des oppo­si­tions fortes dans d’autres pays euro­péens. Ain­si, la Pologne, la Répu­blique tchèque et d’autres ont vive­ment réagi à l’introduction de nou­velles moda­li­tés du salaire mini­mum dans le trans­port rou­tier de mar­chan­dises en Alle­magne, mais aus­si en France – les péri­mètres d’application étant cepen­dant dif­fé­rents entre nos deux pays.

Sur un autre sujet, rele­vant du trans­port aérien cette fois, on peut signa­ler le retrait de « IAG » (Bri­tish Air­ways-Ibe­ria) de l’Association des com­pa­gnies aériennes euro­péennes (AEA), du fait du désac­cord avec la volon­té de « concur­rence loyale » à l’égard des com­pa­gnies aériennes des pays du Golfe, por­tée par la France et l’Allemagne au conseil des ministres des Trans­ports en mars 2015. Notons que Qatar Air­ways est action­naire à 10 % de IAG.

Négociations climatiques

Au-delà du simple hori­zon euro­péen, l’élan fran­co-alle­mand à géo­mé­trie variable peut se retrou­ver sur d’autres ter­rains de dis­cus­sions, à l’instar des négo­cia­tions cli­ma­tiques, où l’Allemagne a affi­ché sa volon­té de sou­tien à la France pour que la COP 21 soit un succès.

Ain­si, le 6e dia­logue cli­ma­tique de Peters­berg (som­met inter­na­tio­nal à la mi-par­cours entre deux confé­rences cli­mat) et la pré­si­dence alle­mande du G7, mais aus­si les réunions de tra­vail pour aider d’autres pays à for­ma­li­ser leurs « contri­bu­tions volon­taires » à l’effort de réduc­tion des émis­sions de gaz à effet de serre, ne sont que quelques exemples de cette impli­ca­tion alle­mande à l’international en faveur de l’obtention à Paris d’un accord uni­ver­sel et contraignant.

TGV et ICE
La défense d’une posi­tion com­mune fran­co-alle­mande a été signi­fi­ca­tive dans l’élaboration du « 4e paquet fer­ro­viaire ». HULLIE

LA PREMIÈRE SEMAINE EUROPÉENNE DU DÉVELOPPEMENT DURABLE

Un autre triangle que le fameux triangle de Weimar (Allemagne, France, Pologne) est celui composé de l’Allemagne, de l’Autriche et de la France.
Il aura permis de lancer, du 30 mai au 5 juin 2015, la première Semaine européenne du développement durable, qui prend la suite des semaines organisées respectivement dans ces trois pays et qui a vocation à être portée également dans d’autres pays européens, pour autant que la dynamique se poursuive.
S. R.

Ne pas sombrer

Sur un plan natio­nal, et bien que se vou­lant fer de lance des éner­gies renou­ve­lables, les dis­cus­sions actuelles autour de la limi­ta­tion des émis­sions dans le sec­teur éner­gé­tique, et par­tant, celles pro­ve­nant des cen­trales au char­bon, font bien sen­tir que cet effort n’est pas sans prix pour l’Allemagne.

Si ces dis­cus­sions, tant inter­mi­nis­té­rielles que socié­tales, où les enjeux envi­ron­ne­men­taux et cli­ma­tiques affrontent les enjeux d’économie et d’emploi, abou­tissent in fine d’une façon qui satis­fasse les dif­fé­rentes par­ties, l’espoir outre-Rhin serait que cela ne puisse qu’en ren­for­cer la cré­di­bi­li­té de l’Allemagne dans son impli­ca­tion inter­na­tio­nale à empê­cher que d’autres soient englou­tis par les flots.

À la dif­fé­rence du bate­lier de Hein­rich Heine qui, de par sa fai­blesse indi­vi­duelle, finit par s’écraser contre les rochers, c’est ici l’insuffisance de l’effort col­lec­tif qui est en jeu. Un grand et beau défi pour le couple fran­co-alle­mand, pour l’Europe et pour la com­mu­nau­té internationale.

Dem Schif­fer im klei­nen Schiffe
Ergreift es mit wil­dem Weh
Er schaut nicht auf die Felsenriffe
Er schaut nur hinauf in die Höh

Ich glaube die Wel­len verschlingen
Am Ende Schif­fer und Kahn
Und das hat mit ihrem Singen
Die Lore­ley getan.

Le bate­lier sur son esquif
Est sai­si de vives douleurs,
Il ne regarde pas le récif,
Il a les yeux vers les hauteurs.

Et la vague englou­tit bientôt
Le bate­lier et son bateau…
C’est ce qu’a fait au soir couchant
La Lore­lei avec son chant

Extrait de La Lore­lei de Hein­rich Heine,
poète ayant vécu entre l’Allemagne et la France ;
sa tombe est au cime­tière de Montmartre.

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