Redressement et restructuration d’entreprises Quelques différences de management entre les États-Unis et l’Europe

Dossier : Les X en Amérique du NordMagazine N°617 Septembre 2006
Par Hervé GOURIO (59)

Alors que la cir­cu­la­tion des mana­gers entre les deux rives de l’At­lan­tique se déve­loppe au gré des prises de par­ti­ci­pa­tion symé­triques, il peut être inté­res­sant d’exa­mi­ner les dif­fé­rences entre les deux conti­nents dans ces cas particuliers.

Ayant dû, pen­dant ces vingt der­nières années, affron­ter des situa­tions de ce type en Europe conti­nen­tale et aux États-Unis au cours du déve­lop­pe­ment de Carl­son Wagon­lit Tra­vel, j’en ai reti­ré quelques obser­va­tions qui seront peut-être utiles à des diri­geants expa­triés d’un côté ou de l’autre.

Carl­son Wagon­lit Tra­vel (CWT) est le numé­ro 2 des agences de voyages d’affaires dans le monde (numé­ro 1 en Europe et Amé­rique latine, numé­ro 2 dans les autres régions).
La mis­sion de CWT est d’aider les entre­prises et les admi­nis­tra­tions à opti­mi­ser leurs pro­ces­sus et leurs dépenses de voyages et à four­nir à leurs voya­geurs un ser­vice de qua­li­té. Avec plus de 2,5 mil­lions de tran­sac­tions en ligne par an, CWT est la deuxième agence de voyages en ligne au monde sur le mar­ché des voyages d’affaires.
CWT a réa­li­sé en 2005 un volume d’affaires de 22 mil­liards de dol­lars US, compte 17 000 employés et est pré­sent dans 150 pays, dont 40 pays à tra­vers des filiales déte­nues à 100 % ou en participation.
En 1983, le volume d’affaires du dépar­te­ment agences de voyages de la Com­pa­gnie Inter­na­tio­nale des Wagons­Lits était de 1 mil­liard de dol­lars avec 5 000 sala­riés en Europe conti­nen­tale et en Amé­rique latine.

On trou­ve­ra dans l’en­ca­dré ci-contre les don­nées prin­ci­pales sur l’en­tre­prise d’où je tire cette expérience.

En Europe, il s’a­gis­sait, à la fin des années quatre-vingt, de concen­trer l’en­tre­prise sur l’ac­ti­vi­té de ser­vices aux entre­prises1, de la déga­ger des ventes de voyages tou­ris­tiques au grand public mais tout d’a­bord, pri­mum vivere, d’a­mé­lio­rer sub­stan­tiel­le­ment une ren­ta­bi­li­té très insuffisante.

Aux USA, dix ans plus tard, les effets cumu­lés du ralen­tis­se­ment éco­no­mique de 2000 à la fin de la » bulle » Inter­net, des atten­tats du 11 sep­tembre 2001 et d’i­ni­tia­tives com­mer­ciales mal­heu­reuses propres à Carl­son Wagon­lit Tra­vel avaient réduit notre chiffre d’af­faires de 40 % envi­ron, met­tant en péril notre pré­sence sur le mar­ché amé­ri­cain et, par rico­chet, notre posi­tion de four­nis­seur de lea­ders mondiaux.

Dans une restruc­tu­ra­tion, il y a trois points de pas­sage obligés :

trai­ter le risque de crise mor­telle : la perte d’un grand client, d’un mana­ger clé ou d’un appui cru­cial peut, par sa visi­bi­li­té, enclen­cher une réac­tion en chaîne mor­telle (l’A­mé­ri­cain plus ludique parle de snow­ball effect). Il faut arrê­ter l’incendie ;
 réduire les effec­tifs pour adap­ter la taille de l’en­tre­prise à son nou­veau mar­ché ou à sa nou­velle part de marché ;
 relan­cer la crois­sance à par­tir de là.

Quelles dif­fé­rences entre les États-Unis et l’Eu­rope dans cha­cun de ces domaines ?

Arrêter l’incendie

Aux États-Unis, la croyance fon­da­men­tale dans les bien­faits de la com­pé­ti­tion appelle sans cesse, pour les indi­vi­dus comme pour les entre­prises, la ques­tion : Ai-je affaire à un win­ner ou à un loser ?

Cette ques­tion devient lan­ci­nante pour tous vos contacts quand on apprend les dif­fi­cul­tés de votre entre­prise. Dans les métiers de ser­vices aux entre­prises la rumeur est par­tout dans le cercle de vos clients, fina­le­ment limi­té à quelques mil­liers, où le bouche à oreille est fon­da­men­tal. Le risque d’une boule de neige irrat­tra­pable est majeur. Une action de com­mu­ni­ca­tion vigou­reuse est indis­pen­sable pour annon­cer des chan­ge­ments impor­tants et sur­tout convaincre l’en­semble du per­son­nel dans une série de contacts per­son­nels (road shows ou confé­rences-débats télé­pho­niques). Encore faut-il que les chan­ge­ments annon­cés soient bien per­çus comme trai­tant le mal à la racine.

En Europe, les dif­fi­cul­tés ne mettent pas tou­jours l’en­tre­prise sur le fil du rasoir. Moins de mani­chéisme entre gagnants et per­dants. Plus de scep­ti­cisme vis-à-vis de la rumeur. La bataille se joue ici plus près de l’en­jeu clé, par exemple pour convaincre le client impor­tant de sur­seoir à sa déci­sion de rup­ture. Tous ceux qui ont été confron­tés à des situa­tions cri­tiques en Europe ont dû ren­con­trer ce per­son­nage clé et s’en­ga­ger sur un suc­cès futur le plus sou­vent » à décou­vert « . Gagner ces » batailles per­dues » (uphill bat­tles) est un exer­cice obli­gé pour le redressement.

Mais au fond cette dif­fé­rence ne reflète-t-elle pas les sur­vi­vances de com­por­te­ment aris­to­cra­tique de la vieille Europe et la vox popu­li démo­cra­tique si intrin­sè­que­ment américaine ?

Réduire les effectifs

Les com­por­te­ments sont ici aux anti­podes tout par­ti­cu­liè­re­ment avec la France.

Trans­pa­rence et rapi­di­té, voire bru­ta­li­té là-bas. Secret et len­teur, voire éso­té­risme ici.

Aux USA, les per­sonnes licen­ciées quittent l’en­tre­prise sou­vent du jour au len­de­main. Ou bien reçoivent à la fin de la semaine l’an­nonce que la semaine sui­vante sera chô­mée. Pour­quoi cette cruau­té, si supé­rieure à celle de nos licen­cie­ments éco­no­miques euro­péens, est-elle accep­tée ? Fon­da­men­ta­le­ment parce que » demain est un autre jour » qui vous offri­ra une autre chance et que le licen­cie­ment n’est pas un stig­mate vous empê­chant de rebon­dir. Et bien sûr parce que tout le monde accepte que les déci­sions de l’en­tre­prise soient prises pour des rai­sons éco­no­miques. Enfin parce qu’il vaut mieux connaître le plus tôt pos­sible ce qui vous menace et les dif­fi­cul­tés aux­quelles on aura à faire face.

En France faut-il rap­pe­ler avec quel soin il faut pré­pa­rer toute opé­ra­tion chi­rur­gi­cale même petite ? L’in­ter­ven­tion des juges est très sou­vent pos­sible pour traî­ner le patron en cor­rec­tion­nelle ou pour faire rou­vrir une usine fer­mée comme Nest­lé vient d’en faire l’ex­pé­rience près de Mar­seille… Et pour convaincre le per­son­nel, contre l’a­vis de nom­breux chantres, que la chi­rur­gie ne peut pas être rem­pla­cée par des méde­cines douces pour redon­ner à l’en­tre­prise la vita­li­té néces­saire. Mais même bien pré­pa­rées, les opé­ra­tions de réduc­tion d’ef­fec­tif sont sujettes à bien des impon­dé­rables en termes de coût et de délais.

La bru­ta­li­té amé­ri­caine est à coup sûr béné­fique aux entre­prises. Elle y est indis­pen­sable compte tenu de la pres­sion mena­çante sur l’i­mage de l’en­tre­prise. Les com­pro­mis et les pro­cé­dures euro­péennes peuvent avoir des effets induits très per­ni­cieux sur­tout lors­qu’ils font croire que des emplois peuvent être main­te­nus sans jus­ti­fi­ca­tion éco­no­mique. Mais, d’un autre côté, ils sau­ve­gardent l’i­mage d’hu­ma­ni­té du mana­ge­ment et du patron, actif de l’en­tre­prise tou­jours pré­cieux de ce côté-ci de l’Atlantique.

Relance
Là aus­si les com­por­te­ments sont aux antipodes.

Là-bas, il est dif­fi­cile d’at­ti­rer des nou­veaux mana­gers de talent et même de gar­der les jeunes pro­met­teurs sur les­quels on comp­tait pour le redé­mar­rage. Les pro­grès et les reculs dans le plan de redres­se­ment sont appré­ciés avec un vif esprit cri­tique. Patrons mais sur­tout mana­gers tirent rapi­de­ment les consé­quences d’une per­for­mance insuf­fi­sante. Avec la même logique : si je crois que la par­tie ne sera pas gagnée, je dois partir.

Ici, la dimen­sion col­lec­tive de l’ef­fort per­met de faire appel sou­vent au » patrio­tisme d’en­tre­prise « . Bien sûr les juge­ments et les choix de la direc­tion font alors l’ob­jet d’un débat à l’is­sue incer­taine auquel il faut se prê­ter. Le diri­geant doit tenir un rôle de lea­der qua­si poli­tique en disant la véri­té sans fard afin de main­te­nir une moti­va­tion suf­fi­sante sans pour autant sus­ci­ter le décou­ra­ge­ment. Mais para­doxa­le­ment, c’est sou­vent lors­qu’elle ren­contre des dif­fi­cul­tés que l’at­ta­che­ment à l’en­tre­prise s’ex­prime avec le plus de sin­cé­ri­té dans toutes les caté­go­ries de personnel.

* *

Au bout de cette com­pa­rai­son rapide peut-on tirer des conclu­sions sur la supé­rio­ri­té d’un modèle socio-éco­no­mique ou bien sur les amé­lio­ra­tions à appor­ter d’un côté ou de l’autre ? Je ne m’y ris­que­rai pas et pré­fé­re­rais en res­ter à des recom­man­da­tions suc­cinctes sur la natio­na­li­té des lea­ders expatriés.

Il me semble que la culture » schum­pe­te­rienne » de la des­truc­tion créa­trice qui pré­vaut aux USA est plus facile à acqué­rir intel­lec­tuel­le­ment pour un Euro­péen que, symé­tri­que­ment, pour un Amé­ri­cain, la pra­tique du débat entre crois­sance et soli­da­ri­té qui se déve­loppe en Europe en cas de dif­fi­cul­té ou de recen­trage stratégique.

Mais gagner les cœurs et la confiance d’un grand nombre de sala­riés amé­ri­cains exige un dis­cours impré­gné de culture amé­ri­caine qu’on ne peut pra­ti­quer qu’a­près avoir fait ses pre­mières armes dans ce pays, dans des cir­cons­tances moins dramatiques.

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1. Le rôle des agences de voyages d’af­faires au ser­vice des entre­prises est bien pré­sen­té dans l’é­tude » Effec­tive tra­vel mana­ge­ment » acces­sible sur le site www.carlsonwagonlit.com

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