Qui paie ? Une question clé pour réinventer les business models

Dossier : Entreprise et stratégieMagazine N°658 Octobre 2010
Par Michel BARTH (79)
Par Jacques BELY

REPÈRES

REPÈRES
Dans les modèles éco­no­miques clas­siques, une entre­prise rend un ser­vice à un client en lui fai­sant payer un cer­tain prix en contre­par­tie. Ces modèles deviennent aujourd’­hui en par­tie obso­lètes : la notion de qui est le client et qui doit payer le ser­vice appor­té consti­tue désor­mais un savant dosage qui ne s’im­pose pas à pre­mière vue. Cela est déjà connu depuis des années dans l’In­ter­net, la télé­vi­sion, la radio, etc., avec les reve­nus déri­vés de la publi­ci­té. Ce qui est nou­veau aujourd’­hui, c’est la géné­ra­li­sa­tion de ce type de modèle dans des sec­teurs et des contextes de plus en plus variés avec d’autres sources de reve­nus que la publicité.

Répondre à la ques­tion de qui crée la valeur et qui en pro­fite pour tra­duire cela dans un modèle de reve­nus est sus­cep­tible de bou­le­ver­ser les stra­té­gies des entreprises

Il y a vingt ans, les sup­por­ters d’un club de foot­ball venaient assis­ter au match et payaient pour cela. Les jour­na­listes fai­saient leur tra­vail sans avoir besoin de payer de quel­conques droits et les maillots por­taient natu­rel­le­ment l’i­mage du club.

Aujourd’­hui, les sup­por­ters sont tou­jours dans les stades et paient de plus en plus, les spon­sors ont enva­hi les maillots et la télé­vi­sion paie fort cher des droits qu’elle redis­tri­bue ensuite. En fait, les sources de reve­nus du club de foot­ball se sont diversifiées.

Un évé­ne­ment récent nous incite à pous­ser plus loin le rai­son­ne­ment. Un club de foot­ball impor­tant s’est vu impo­ser la sanc­tion de jouer plu­sieurs matchs à huis clos suite à des inci­dents très graves. La télé­vi­sion qui déte­nait les droits n’a pas retrans­mis ces matchs sur son canal prin­ci­pal, les joueurs ont dit qu’ils étaient moins moti­vés et les spon­sors ont argué qu’ils n’a­vaient pas de rai­son de payer un maillot vu par per­sonne. Sur­prise : sans spec­ta­teurs, un spec­tacle n’existe pas et donc l’on peut se deman­der pour­quoi ceux-ci devraient payer leur place alors que sans eux rien n’est pos­sible. Il semble qu’il existe ici une piste de réflexion pour l’a­ve­nir du busi­ness model des clubs de football.

Reconsidérer la chaîne de valeur sous un nouvel angle

Cepen­dant, force est de consta­ter que la réflexion qui consiste à défi­nir qui crée la valeur – ici assu­ré­ment les joueurs mais aus­si les spec­ta­teurs – et qui pro­fite de cette valeur – ici les spon­sors et les chaînes de télé­vi­sion – est une notion encore trop concep­tuelle pour beau­coup d’en­tre­prises. Répondre à la ques­tion de qui crée la valeur et qui en pro­fite pour ensuite tra­duire cela dans un modèle de reve­nus appro­prié est cer­tai­ne­ment sus­cep­tible de bou­le­ver­ser les stra­té­gies des entre­prises à l’a­ve­nir, dans un contexte où les autres para­mètres concur­ren­tiels sont déjà lar­ge­ment optimisés.

Voyons main­te­nant com­ment mener à bien ce type de démarche au tra­vers d’en­tre­prises qui l’ont déjà mis en oeuvre en exa­mi­nant suc­ces­si­ve­ment trois situa­tions particulières.

Faire intervenir les bénéficiaires in fine

Avion gra­tuit
Les com­pa­gnies aériennes low-cost pro­mettent de faire voya­ger presque gra­tui­te­ment leurs clients dans un ave­nir proche. Ont-elles trou­vé une recette magique ren­dant le coût du trans­port nul ? Non. Elles se sont sim­ple­ment posé une ques­tion : qui a inté­rêt à ce que mes pas­sa­gers voyagent ? La réponse est alors simple : les com­mer­çants dans les aéro­ports, les loueurs de voi­tures, les hôtels et, plus glo­ba­le­ment, les auto­ri­tés éco­no­miques locales qui se battent pour que ces com­pa­gnies posent leurs avions dans les régions concer­nées. C’est ce qui donne l’i­dée de pous­ser cette logique jus­qu’au bout en cher­chant de plus en plus à faire payer ces béné­fi­ciaires indi­rects à la place des voyageurs.

Le pre­mier modèle de reve­nus est basé sur l’i­den­ti­fi­ca­tion du béné­fi­ciaire ultime de l’offre. Le cas le plus répan­du est celui d’un client pro­fi­tant d’une situa­tion où un acteur a inté­rêt à ce qu’il uti­lise l’offre qui lui est faite et ce gra­tui­te­ment ou à un prix sans rela­tion avec le prix réel pour que cet acteur en tire un avan­tage par ailleurs.

À noter les limites impo­sées par la légis­la­tion de la vente à perte ain­si que du droit de la concur­rence qui devront pro­ba­ble­ment évo­luer dans le futur. Les exemples sont nom­breux : l’on peut citer his­to­ri­que­ment la radio, la télé­vi­sion ou les jour­naux gra­tuits avec le finan­ce­ment par la publicité.

L’on pour­rait s’a­ven­tu­rer jus­qu’à citer la télé­pho­nie avec le finan­ce­ment des mobiles par les opé­ra­teurs, sachant qu’il s’a­git d’un cas limite, puis­qu’en l’oc­cur­rence le client est sup­po­sé payer sous une autre forme et de façon dif­fé­rée. En tout cas, la liste est longue et on com­prend mal pour­quoi ce modèle n’est pas plus uti­li­sé encore au vu de sa sim­pli­ci­té et de ses innom­brables pos­si­bi­li­tés d’application.

Exemples inattendus

En fait, tout cela n’est que la suite d’une évo­lu­tion radi­cale du concept de » la chose ven­due au client « . His­to­ri­que­ment, les entre­prises ont d’a­bord ven­du un pro­duit, puis elles ont évo­lué vers les béné­fices que reti­rait le client du ser­vice asso­cié au pro­duit. Elles doivent fran­chir aujourd’­hui un nou­veau pas en se posant la ques­tion de qui a inté­rêt in fine à ce que le client uti­lise le pro­duit et le ser­vice asso­cié, et com­ment la » nébu­leuse client » peut se redéfinir.

Ce n’est que la suite d’une évo­lu­tion radi­cale du concept de « la chose ven­due au client »

Pre­nons quelques exemples inat­ten­dus : pour la dis­tri­bu­tion d’éner­gie, qui a inté­rêt à ce que les clients consomment si ce n’est les four­nis­seurs d’éner­gie (en se pla­çant bien sûr dans le contexte de pays où l’éner­gie est déjà un mar­ché concurrentiel) ?

Alors pour­quoi devons-nous payer les ampoules alors que l’on nous pro­pose par ailleurs un télé­phone mobile bien plus sophis­ti­qué qu’une ampoule pour un euro dans un contexte simi­laire d’o­pé­ra­teurs recher­chant à fidé­li­ser des abonnés ?

Pour la res­tau­ra­tion, qui a inté­rêt à ce que nous choi­sis­sions des menus équi­li­brés si ce n’est les ser­vices de san­té dépen­dant du gou­ver­ne­ment ? Alors pour­quoi celui-ci a‑t-il réduit la TVA de manière indif­fé­ren­ciée, et pour­quoi ne l’a-t-il pas seule­ment fait sur les plats à base de pois­son par exemple ? (Sans ren­trer dans le débat de la com­plexi­té poten­tielle d’une telle mesure.) 

Se doter d’une nouvelle arme concurrentielle

Le second cas est celui où le modèle de reve­nus est uti­li­sé comme arme concur­ren­tielle sur la chaîne de valeur. Nous devons reve­nir pour cela à la seg­men­ta­tion stra­té­gique très à la mode dans les années soixante… et un peu délais­sée de nos jours. Nous n’am­bi­tion­nons pas de la réin­ven­ter, mais sim­ple­ment de faire prendre conscience de l’im­por­tance gran­dis­sante de bien iden­ti­fier la filière dans laquelle agit l’en­tre­prise sous un angle d’a­na­lyse nou­veau. En effet, en chan­geant le modèle de reve­nus vers l’a­mont ou vers l’a­val, l’on peut chan­ger la » donne » concur­ren­tielle et for­cer les concur­rents à se battre sur notre terrain.

Assurance décès

Exa­mi­nons un cas concret pro­ve­nant du sec­teur des pompes funèbres. Ce busi­ness vient de voir arri­ver de nou­veaux entrants dans la filière avec l’as­su­rance obsèques. Les assu­reurs ont en effet bien com­pris l’in­té­rêt de ce type de pro­duit qui est com­plè­te­ment dans leurs gênes. Il s’a­git en effet d’un risque assez facile à pré­voir puisque les sta­tis­tiques démo­gra­phiques sont par­mi les plus fiables. L’at­tente des futurs clients est grande et l’ac­cès au ser­vice assez peu coû­teux. Pour l’as­su­reur, il s’a­git d’un pro­duit ren­table dans la mesure où il va rever­ser au client l’argent que ce der­nier aura épar­gné : c’est sûr, effi­cace et moral en prime.

Musique en ligne
Apple nous semble avoir fait le choix avec l’i­Pod d’une rému­né­ra­tion très faible du télé­char­ge­ment tout en met­tant sur pied une pla­te­forme iTunes contrô­lée autour d’un stan­dard pro­prié­taire de fichiers musi­caux, et par ailleurs tirer tous ses reve­nus de la vente de ses appa­reils. Il semble qu’Apple ait ain­si ren­du le busi­ness du télé­char­ge­ment peu attrac­tif pour d’é­ven­tuels concur­rents, tout en s’at­ti­rant les faveurs des édi­teurs qui doivent lut­ter contre le télé­char­ge­ment sau­vage. De plus, Apple a for­cé ses concur­rents à adop­ter son modèle et à se battre sur le ter­rain du desi­gn, de l’er­go­no­mie et de l’i­mage, ter­rain sur lequel la socié­té à la pomme est dif­fi­cile à battre. Apple semble s’être ser­vi du modèle de reve­nus pour pro­té­ger ses ventes de ter­mi­naux en ver­rouillant le sec­teur amont du télé­char­ge­ment et plus en amont encore le sec­teur des éditeurs.

Pour les pompes funèbres, la situa­tion est moins drôle dans la mesure où un nou­vel acteur s’est intro­duit très en amont. Les pompes funèbres ont dû accep­ter ces nou­veaux entrants comme une fata­li­té en cher­chant à se faire réfé­ren­cer auprès des assu­reurs. Il s’est alors agi pour elles d’un coût sup­plé­men­taire sans for­cé­ment de reve­nus en contre­par­tie, en accep­tant un par­tage de la valeur comme un moindre mal.

Mais si l’on vou­lait « refaire l’his­toire « , quand les pre­miers assu­reurs ont cher­ché à s’in­tro­duire, il aurait été pos­sible pour les gros acteurs des pompes funèbres de pro­po­ser eux-mêmes une assu­rance obsèques à un prix tel que cela rende ce busi­ness inin­té­res­sant pour les assu­reurs. Les pompes funèbres auraient ain­si pu dis­sua­der les assu­reurs d’en­trer sur ce mar­ché en appau­vris­sant volon­tai­re­ment le busi­ness de l’as­su­rance obsèques.

En fait il s’a­git de sys­té­ma­ti­que­ment se poser la ques­tion de l’in­té­gra­tion amont et aval, non pour obte­nir des sources de reve­nus sup­plé­men­taires, mais pour mieux ver­rouiller un marché.

Tisser des liens avec l’économie sociale, solidaire et environnementale

En chan­geant le modèle de reve­nus, on peut chan­ger la « donne » concurrentielle

Le troi­sième modèle de reve­nus nous est don­né par l’é­co­no­mie sociale, soli­daire ou envi­ron­ne­men­tale. Il s’a­git d’un modèle mixte, mélan­geant des reve­nus de type » capi­ta­liste » à des reve­nus rele­vant tra­di­tion­nel­le­ment de la sphère asso­cia­tive et cari­ta­tive. Les exemples de ces modèles mixtes existent, se déve­loppent, et peuvent être un levier pour des busi­ness models dif­fé­rents. Le mélange du busi­ness et du social ou du soli­daire est mon­naie cou­rante dans les pays en voie de déve­lop­pe­ment mais reste dans la majo­ri­té des cas encore très dif­fi­ci­le­ment appli­cable dans nos pays déve­lop­pés avec cepen­dant une pro­gres­sion remar­quable du com­merce équi­table ou du green busi­ness. Par ailleurs, l’en­vi­ron­ne­men­tal s’in­sère de son côté de plus en plus dans l’é­co­no­mie tra­di­tion­nelle par l’in­ter­mé­diaire de la régle­men­ta­tion fis­cale (taxe sur les pol­lueurs, etc.).

Approches innovantes dans le social

Il y a là des voies d’in­no­va­tion pour le moyen et long terme qu’il convient de consi­dé­rer avec intérêt.

La pre­mière est le capi­ta­lisme social prô­né par Muham­mad Yunus, où l’in­ves­tis­seur accepte de ne reti­rer aucun béné­fice d’une par­tie de ses fonds pour per­mettre l’é­mer­gence d’un ser­vice auprès de popu­la­tions défa­vo­ri­sées en accep­tant de dégra­der les marges, afin de reti­rer un béné­fice secon­daire d’i­mage notam­ment et contri­buer ain­si au bien collectif.

La seconde cherche à satis­faire » la base de la pyra­mide » des consom­ma­teurs les moins aisés au tra­vers d’offres de prix très acces­sibles tout en conser­vant une ren­ta­bi­li­té accep­table in fine pour un action­na­riat » nor­mal « , cela pou­vant bien sûr se com­bi­ner avec l’ac­tion­na­riat social.

La troi­sième, enfin, com­bine l’un ou l’autre des deux modèles pré­cé­dents en fai­sant en même temps payer cer­tains ser­vices au prix fort par la frange des consom­ma­teurs les plus aisés pour déga­ger des res­sources per­met­tant d’of­frir des pres­ta­tions diverses aux plus dému­nis. Il s’a­git dans tous les cas de trou­ver des pal­lia­tifs à l’ac­tion des États pour trai­ter des pro­blèmes sociaux, en met­tant l’en­tre­prise au centre du dispositif.


Muham­mad Yunus

Inter­dit moral

Mélan­ger capi­ta­lisme et social touche l’in­ter­dit moral qui a idéo­lo­gi­que­ment sépa­ré les deux mondes. Quelques voix célèbres comme celles du prix Nobel Muham­mad Yunus nous poussent à ne pas écar­ter a prio­ri les modèles qui mêlent les deux, ain­si d’ailleurs que les nom­breuses réflexions actuel­le­ment en cours concer­nant l’en­tre­pre­neu­riat social ou bien encore le déve­lop­pe­ment des ini­tia­tives autour du pover­ty busi­ness.

Collecte de fonds

L’une des appli­ca­tions pos­sibles concerne le fund rai­sing, dont les coûts de col­lecte sont tra­di­tion­nel­le­ment pro­hi­bi­tifs pour les fon­da­tions ou asso­cia­tions huma­ni­taires, car pou­vant se mon­ter à plu­sieurs dizaines de pour cent..

Déstruc­tu­rer les sources de reve­nus habi­tuelles, et ain­si, en sor­tant du cadre, obte­nir un véri­table avan­tage compétitif

Il est ain­si per­mis de réin­ven­ter la col­lecte de fonds en l’as­so­ciant au busi­ness tra­di­tion­nel. Les banques pro­posent dans cet ordre d’i­dées depuis plu­sieurs années aux États-Unis notam­ment des cartes de paie­ment pour les­quelles une frac­tion infime de toute tran­sac­tion est por­tée au cré­dit d’une cause sociale. Ce type de sché­ma pour­rait se mul­ti­plier dans de nom­breux secteurs.

Pre­nons comme exemple le paie­ment auto­rou­tier. Pour­quoi s’in­ter­dire d’i­ma­gi­ner de pro­po­ser aux usa­gers plu­sieurs bornes de télé­paie­ment réser­vées à une asso­cia­tion huma­ni­taire ? Le prin­cipe consis­te­rait à deman­der un pour­cen­tage sup­plé­men­taire à l’u­sa­ger qui cir­cule afin de finan­cer une cause défi­nie. La socié­té d’au­to­route ver­se­rait un pour­cen­tage don­né, lui per­met­tant de faire une cam­pagne sur un thème por­teur. De nom­breux sec­teurs sont jus­ti­ciables de ce type de démarche, et l’on peut l’é­lar­gir à tout le busi­ness » com­mu­nau­taire » en tou­chant les asso­cia­tions de sup­por­ters par exemple.

Sortir du cadre

Les quelques situa­tions pré­cé­dentes, bien que très dif­fé­rentes et pro­ba­ble­ment non exhaus­tives, ont comme point com­mun de déstruc­tu­rer les sources de reve­nus habi­tuelles que l’on pen­sait décou­ler de la nature du sec­teur, et ain­si, en sor­tant du cadre, obte­nir un véri­table avan­tage com­pé­ti­tif. Cela sup­pose une grande pru­dence afin d’être convain­cu que le modèle rete­nu ne pour­ra être l’ob­jet d’au­cun recours juri­dique et ne ris­que­ra pas de pro­duire des effets néga­tifs mal appréhendés.

Les cas cités montrent que, à chaque fois que ces risques auront été maî­tri­sés, les gains pour l’en­tre­prise comme pour la socié­té sont consé­quents. Il s’a­git pro­ba­ble­ment ici d’une voie inno­vante pour la stra­té­gie des entre­prises dans les années à venir dans tous les sec­teurs d’activité.

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