Quelques X dans l’affaire Dreyfus

Dossier : ExpressionsMagazine N°620 Décembre 2006
Par Hubert LÉVY-LAMBERT (53)

ANDRÉ Louis, Joseph, Nicolas (1857)

ANDRÉ Louis, Joseph, Nicolas (1857)

Louis André naquit le 29 mars 1838 à Nuits-Saint-Georges (Côte-d’Or) de Nico­las André, négo­ciant et José­phine Charles, sans pro­fes­sion. Il fit ses études au lycée de Dijon puis au col­lège Sainte-Barbe avant d’in­té­grer l’É­cole poly­tech­nique en 1857, où il eut comme condis­ciple le futur pré­sident Sadi Car­not. Sa fiche signa­lé­tique éta­blie par l’É­cole indique qu’il était châ­tain clair, yeux bleus, visage ovale, qu’il mesu­rait 1,79 m et qu’il avait une cica­trice au front (comme Har­ry Potter ?). 

Entré 54e de sa pro­mo­tion, il en sor­tit 60e sur 102 en 1859 et fut envoyé à l’É­cole d’ap­pli­ca­tion de l’ar­tille­rie à Metz avec le rang de sous-lieu­te­nant. Il fut nom­mé en 1861 lieu­te­nant en second au 9e régi­ment d’ar­tille­rie et capi­taine en second en 1867. 

Il fit la guerre de 1870 à l’É­cole de pyro­tech­nie et à la Com­mis­sion d’ex­pé­riences de Bourges puis au 7e régi­ment d’ar­tille­rie à Rennes puis à Paris. Il prit part aux com­bats de Cham­pi­gny et du Bour­get et fut nom­mé che­va­lier de la Légion d’hon­neur en 1871. 

Il épou­sa en 1876 Mar­gue­rite Cha­puy, artiste dra­ma­tique et lyrique à suc­cès, qui renon­ça au théâtre et au chant après son mariage. 

Il fut nom­mé chef d’es­ca­dron en 1877 au 34e régi­ment d’ar­tille­rie, lieu­te­nant-colo­nel en 1885 à Gre­noble, géné­ral de bri­gade en 1893, com­man­dant de l’É­cole poly­tech­nique de 1894 à 1896, offi­cier de la Légion d’hon­neur en 1895, géné­ral de divi­sion com­man­dant la 10e divi­sion en 1899. 

En mai 1900, alors qu’il était en manœuvres à Nemours, Wal­deck-Rous­seau, pré­sident du Conseil, l’ap­pe­la à la sug­ges­tion de Mau­rice Ephrus­si pour suc­cé­der comme ministre de la Guerre au géné­ral de Gal­lif­fet qui n’a­vait duré que onze mois à ce poste très expo­sé où il res­ta plus de quatre ans, un record pour l’époque. 

André avait alors la répu­ta­tion d’un répu­bli­cain intran­si­geant et d’un anti­clé­ri­cal notoire. À peine nom­mé, il pro­cé­da à une épu­ra­tion de l’ar­mée. C’est ain­si que les géné­raux Alfred Delanne (X 1862), chef d’é­tat-major géné­ral et Édouard Jamont (X 1850), géné­ral en chef en temps de guerre, ain­si que de nom­breux chefs de bureau de l’é­tat-major furent rele­vés de leurs fonc­tions. André essaya à plu­sieurs reprises en 1900, 1902, 1903, de faire voter des lois per­met­tant de réin­té­grer Pic­quart, sans suc­cès. Les esprits étaient encore trop échauffés. 

En décembre 1900, pen­dant les débats sur la loi d’am­nis­tie, André défé­ra le com­man­dant Cui­gnet devant un conseil d’en­quête et le punit de soixante jours de for­te­resse pour une lettre rela­tive à un article sur le « faux Cuignet ». 

En juin 1902, le cabi­net anti­clé­ri­cal du « petit père » Combes suc­cé­da à Wal­deck-Rous­seau. André res­ta à la Guerre. En avril 1903, à la suite d’un long dis­cours de Jau­rès deman­dant à la Chambre la révi­sion du pro­cès de Drey­fus, André accep­ta au nom du gou­ver­ne­ment de faire une enquête qui fut dite « pré­li­mi­naire ». André était sans pré­ju­gés mais il n’é­tait pas convain­cu de l’in­no­cence de Drey­fus. Il confia l’en­quête au com­man­dant Antoine Louis Targe (X 1885). Celle-ci confir­ma offi­ciel­le­ment que le dos­sier de Rennes com­pre­nait notam­ment des témoi­gnages sus­pects et des pièces maté­riel­le­ment alté­rées. Ce fut le pre­mier pas vers la 2e révision. 

André fut alors convain­cu de l’in­no­cence de Drey­fus. Il consi­dé­ra que sa tâche était de prendre la défense des offi­ciers répu­bli­cains, dont la car­rière avait souf­fert du fait de leur prise de posi­tion dans l’Af­faire, contre les attaques des élé­ments réac­tion­naires. À cet effet, il confia à son chef de cabi­net le géné­ral Per­cin et son ordon­nance le capi­taine Mol­lin, membre du Grand Orient, la consti­tu­tion d’un sys­tème de fiches rela­tant les opi­nions poli­tiques et reli­gieuses des offi­ciers. 25 000 fiches furent ain­si consti­tuées à l’aide d’in­for­ma­tions trans­mises par la hié­rar­chie mili­taire quel­que­fois aidée par les francs-maçons. 

La décou­verte de cer­taines fiches par deux dépu­tés natio­na­listes, Guyot de Vil­le­neuve et Gabriel Syve­ton, mit le feu aux poudres. En octobre 1904, ces der­niers atta­quèrent vio­lem­ment André à la Chambre des dépu­tés, l’ac­cu­sant d’a­voir ins­tau­ré un sys­tème de déla­tion et uti­li­sé les fiches pour déci­der de la car­rière des inté­res­sés et allant jus­qu’à le frap­per. Mal­gré l’ap­pui de Jau­rès, il dut démis­sion­ner en novembre 1904, entraî­nant le gou­ver­ne­ment Combes dans sa chute. Il fut rem­pla­cé par Mau­rice Ber­teaux, qui dura à peine plus de six mois. 

André se reti­ra alors dans la Côte-d’Or où il était conseiller géné­ral du can­ton de Gevrey-Cham­ber­tin depuis 1902. En juillet 1906, après l’ar­rêt de la Cour de cas­sa­tion, il écri­vit à Drey­fus : « Je n’ai pas à vous dire le grand plai­sir que m’ont cau­sé coup sur coup l’ar­rêt de la Cour et les séances du Par­le­ment. » Il deman­da au ministre que la Légion d’hon­neur soit remise à Drey­fus dans la grande cour de l’É­cole mili­taire, mais l’in­té­res­sé pré­fé­ra la petite cour et André ne fut même pas invi­té. Il publia ses mémoires en 1907 (Cinq ans de minis­tère). En juin 1908, à la suite de l’at­ten­tat contre Drey­fus lors du trans­fert des cendres de Zola au Pan­théon, il lui écri­vit : « Vous avez rem­pli votre devoir avec la réso­lu­tion et le cou­rage qui ne vous ont jamais aban­don­né… » Il fut can­di­dat mal­heu­reux au conseil muni­ci­pal de Nuits en 1908 et au Sénat en 1910. Il mou­rut en 1913 à Dijon. 

BERNARD Claude Maurice (1882)

Claude Mau­rice Ber­nard naquit le 24 sep­tembre 1864 à Paris de Jules Édouard Ber­nard, comp­table et Léo­nide Gene­viève Genet, sans pro­fes­sion. Il entra à l’É­cole poly­tech­nique à 18 ans dans la pro­mo­tion 1882. Sa fiche signa­lé­tique éta­blie par l’É­cole indique qu’il était châ­tain, yeux gris, visage large, qu’il mesu­rait 1,67 m et qu’il n’a­vait pas de signes particuliers. 

Entré à l’X 8e sur 247, il en sor­tit 4e en 1884 et choi­sit le corps des Mines. Il fut d’a­bord affec­té au ser­vice des Mines de Béziers puis « pan­tou­fla » à la Socié­té des mines et fon­de­ries de la Canette (Aude) et devint ingé­nieur-conseil de la Socié­té des mines et fon­de­ries de Pont­gi­baud. Il fit des mis­sions d’ex­plo­ra­tion en 1896 en Guyane puis en 1897 au ser­vice des Mines de l’I­me­ri­na à Mada­gas­car où on le retrouve en 1907 comme ingé­nieur-conseil de la socié­té Le gra­phite fran­çais1.

Ber­nard fut un des signa­taires des deux pre­mières péti­tions des « intel­lec­tuels » de jan­vier 1898 deman­dant la révi­sion du pro­cès de 1894 (resp. 13e et 12e listes) ain­si que de la pro­tes­ta­tion en faveur de Pic­quart (7e liste).
Ber­nard fut cité comme témoin de la défense au pro­cès de Rennes en août 1899, pour réfu­ter les thèses abra­ca­da­brantes et pseu­do-scien­ti­fiques d’Al­phonse Ber­tillon ten­dant à prou­ver que Drey­fus était le scrip­teur du « bordereau ». 

Ber­nard écri­vit le 2 sep­tembre au cour­rier des lec­teurs du jour­nal La Paix pour rec­ti­fier une affir­ma­tion parue dans La Libre Parole qui le pré­sen­tait comme Juif : « Par simple res­pect de la véri­té, j’ai écrit à M. Dru­mont pour m’ex­cu­ser de ne pas l’être (juif) et je concluais ain­si : Je n’ap­par­tiens donc pas à la race ni à la reli­gion qu’­ho­nore un Mathieu Drey­fus. »

Les cal­culs de Ber­nard furent uti­li­sés par Hen­ri Poin­ca­ré (X 1873) dans son avis sur le tra­vail de Ber­tillon, lu devant le Conseil de guerre par Paul Pain­le­vé, pro­fes­seur de méca­nique à l’X. L’a­vis de Poin­ca­ré se ter­mi­nait ain­si : «… En résu­mé, les cal­culs de M. Ber­nard sont exacts ; ceux de M. Ber­tillon ne le sont pas… »

Ber­nard inter­vint à nou­veau dans le cadre de la révi­sion du pro­cès de Rennes. Il publia dans Le Siècle en avril 1904 une série d’ar­ticles qui furent ensuite réunis en une bro­chure inti­tu­lée Le bor­de­reau, expli­ca­tions et réfu­ta­tions du sys­tème de M. A. Ber­tillon et de ses com­men­ta­teurs. Une réplique fut publiée en juin par L’Action fran­çaise puis dif­fu­sée sous forme d’une bro­chure verte inti­tu­lée La théo­rie de M. Ber­tillon, réponse à MM. Ber­nard, Moli­nier et Pain­le­vé, par un poly­tech­ni­cien. Ce poly­tech­ni­cien, encore incon­nu aujourd’­hui, a tenu à gar­der l’a­no­ny­mat, preuve que le vent com­men­çait enfin à tourner ! 

Ber­nard mou­rut en mars 1923.

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1. André Thé­pot, Les ingé­nieurs des Mines du XIXe siècle, his­toire d’un corps tech­nique d’É­tat, tome I, 1910–1914, Édi­tions ESKA, Paris, 1998. 

CARVALLO Julien (1883)

Julien Car­val­lo naquit le 5 jan­vier 1866 à Paris de Jacob Jules Car­val­lo, (X 1840), ingé­nieur des Ponts et Chaus­sées et Élo­die Sara Rodrigues, sans pro­fes­sion. Il entra à l’É­cole poly­tech­nique à 17 ans dans la pro­mo­tion 1883, soit cinq ans après Drey­fus, à la suite de ses deux frères Joseph (X 1873) et Moïse Emma­nuel (X 1877)2. Sa fiche signa­lé­tique éta­blie par l’É­cole indique qu’il avait les che­veux noirs, yeux gris, visage allon­gé, qu’il mesu­rait 1,74 m et qu’il n’a­vait pas de signes particuliers. 

Entré à l’X 14e sur 227, il en sor­tit 4e en 1885 et choi­sit l’ar­tille­rie dont il fit l’é­cole d’application.
Il fut nom­mé capi­taine en décembre 1894, d’a­bord adjoint à la manu­fac­ture de Châ­tel­le­rault, puis au 22e régi­ment d’ar­tille­rie de Ver­sailles3. C’est de là qu’il envoya une carte à Drey­fus après l’ar­rêt de la Cour de cas­sa­tion : « Très heu­reux de l’ar­rêt de la Cour de cas­sa­tion, sin­cères féli­ci­ta­tions. »

Le capi­taine Car­val­lo dépo­sa au pro­cès de Rennes en sep­tembre 1899 ; il s’y atta­cha à démon­trer qu’en 1894 on ne pre­nait aucune pré­cau­tion pour tenir secret le maté­riel de 120 court. Sa car­rière en souf­frit pen­dant des années, comme celle de la plu­part de ceux qui avaient osé défendre la véri­té mais il n’a­vait aucun état d’âme à ce sujet, comme il l’é­cri­vit le 9 jan­vier 1900 à Louis Havet, pro­fes­seur au Col­lège de France et membre du Comi­té cen­tral de la ligue des Droits de l’homme, témoin au même pro­cès : « Ma cause est juste et je crois pos­sé­der la véri­té… »4

Le 15 juillet 1906, au len­de­main de la cas­sa­tion sans ren­voi, Car­val­lo écri­vit à Joseph Rei­nach pour le féli­ci­ter, ajou­tant : «… Sans me poser en vic­time, depuis deux ans je vois mettre au tableau des cama­rades plus jeunes et pas­ser com­man­dants des offi­ciers qui m’ont tour­né le dos parce que témoin au pro­cès de Rennes… »5 Il écri­vit de même à Louis Havet le 30 décembre 1906 : «… tout cela m’a pro­fon­dé­ment décou­ra­gé et ma dés­illu­sion est d’au­tant plus dure que j’ai plus d’ad­mi­ra­tion pour le carac­tère du géné­ral Pic­quart. Est-ce parce que je n’ai que 41 ans, mais on ne peut m’en vou­loir d’être entré à 17 ans à l’É­cole poly­tech­nique… »6

Car­val­lo dut encore attendre deux ans pour être nom­mé chef d’es­ca­dron (1908). Il pas­sa lieu­te­nant-colo­nel en décembre 1914. En 1916, il com­man­dait l’ar­tille­rie de la 59e divi­sion. Il fut nom­mé colo­nel en juillet 1917 et cité à l’Ordre en juin 1918. 

Car­val­lo fut nom­mé com­man­dant de l’ar­tille­rie de la 23e divi­sion en sep­tembre 1920 et géné­ral en décembre 1923. Il finit sa car­rière mili­taire comme géné­ral de bri­gade. Il mou­rut le 28 mars 1929 à Neuilly-sur-Seine.

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2. Moïse Emma­nuel Car­val­lo fut direc­teur des études de l’É­cole poly­tech­nique de 1909 à 1921. C’est depuis lors que l’É­cole s’ap­pelle « Boîte Car­va » dans l’ar­got des polytechniciens.
3. Dic­tion­naire de bio­gra­phie fran­çaise par M. Pré­vost et Roman d’A­mat, librai­rie Letou­zey et Ané, Paris, 1956, tome VII.
4. Cor­res­pon­dance de Louis Havet, BN Manus­crits, NAFR 24490.
5. Cor­res­pon­dance de Joseph Rei­nach, BN Manus­crits, NAFR 13571.
6. Cor­res­pon­dance de Louis Havet, op. cit. 


FREYCINET Louis Charles (de Saulces de) (1846)

Louis Charles de Saulces de Frey­ci­net naquit le 14 novembre 1828 à Foix (Ariège) dans une vieille famille pro­tes­tante ori­gi­naire de la Drôme, de Casi­mir Fré­dé­ric de Saulces de Frey­ci­net, arbo­ri­cul­teur puis direc­teur des Contri­bu­tions indi­rectes et Anne Malet, sans pro­fes­sion. Il entra à l’É­cole poly­tech­nique à 17 ans 36e sur 122, dans la pro­mo­tion 1846. Sa fiche signa­lé­tique éta­blie par l’É­cole indique qu’il avait les che­veux blonds, yeux bleus, visage ovale, qu’il mesu­rait 1,65 m et qu’il n’a­vait pas de signes particuliers. 

En février 1848, alors qu’il était encore élève à l’X, Frey­ci­net inter­vint avec quelques cama­rades dans les échauf­fou­rées du bou­le­vard des Capu­cines et aida à déga­ger les sol­dats assié­gés dans la caserne de la Pépi­nière. Il se trou­va alors par hasard à l’Hô­tel de Ville auprès de Lamar­tine lors de la consti­tu­tion du gou­ver­ne­ment de Dupont de l’Eure. Tou­jours à l’X, il fut ensuite char­gé de mis­sions par le gou­ver­ne­ment pro­vi­soire à Melun et à Bor­deaux7.

Il sor­tit de l’X 6e en 1848 et choi­sit le corps des Mines qui l’af­fec­ta en ser­vice ordi­naire à Mont-de-Mar­san où il fit l’é­tude géo­lo­gique du bas­sin de l’A­dour puis à Chartres en 1854 où il s’in­té­res­sa aux ques­tions d’as­sai­nis­se­ment urbain, enfin à Bor­deaux en 1855, qu’il quit­ta l’an­née sui­vante pour deve­nir chef de l’ex­ploi­ta­tion des Che­mins de Fer du Midi. Il écrit à ce sujet dans ses sou­ve­nirs : « Je n’a­vais pas trente ans et j’ap­por­tais dans mes nou­velles fonc­tions toute l’ar­deur qu’on éprouve d’or­di­naire à cet âge. Bien que diverses rai­sons m’aient déter­mi­né plus tard à les aban­don­ner, je n’ai jamais regret­té les cinq années que je leur ai consa­crées. Il n’est pas pour l’es­prit de meilleure école de dis­ci­pline et de pré­ci­sion. L’o­bli­ga­tion banale de faire par­tir les trains à l’heure et la pré­oc­cu­pa­tion d’é­vi­ter les acci­dents déter­minent, du haut en bas de l’é­chelle, des soins vigi­lants et une exac­ti­tude scru­pu­leuse. »8

En 1862, il revint au ser­vice des Mines qui lui confia des mis­sions variées comme l’é­tude de l’as­sai­nis­se­ment indus­triel en Bel­gique, en Suisse, en France et à Londres ou le tra­vail des femmes et des enfants dans les manu­fac­tures anglaises, étude cou­ron­née par l’A­ca­dé­mie des sciences morales. Il fut nom­mé ingé­nieur en chef des Mines en 1865 et offi­cier de la Légion d’hon­neur en août 1870. 

En sep­tembre 1870, après la chute de l’Em­pire, Gam­bet­ta nom­ma Frey­ci­net pré­fet du Tarn-et-Garonne où il ne res­ta qu’un mois. Gam­bet­ta le nom­ma alors délé­gué à la Guerre dans le gou­ver­ne­ment de la Défense natio­nale à Tours, char­gé de la Défense dans les pro­vinces. Il y fit mer­veille ain­si qu’en atteste une lettre de novembre 1870 de Gam­bet­ta à ses col­lègues res­tés à Paris : «… J’ai eu la bonne for­tune de trou­ver des col­la­bo­ra­teurs à la fois nova­teurs et pru­dents. Il serait trop long de vous en don­ner la brillante liste, mais je ne puis cepen­dant pas­ser sous silence le plus brillant d’entre eux, mon col­lègue à la Guerre, M. C. de Frey­ci­net dont le dévoue­ment et la capa­ci­té se sont trou­vés à la hau­teur de toutes les dif­fi­cul­tés pour les résoudre comme de tous les obs­tacles pour les vaincre. »9

En jan­vier 1876, Frey­ci­net fut élu séna­teur « gam­bet­tiste » de la Seine, siège qu’il conser­va jus­qu’en 1920. Il fut nom­mé ministre des Tra­vaux publics en décembre 1877 dans le cabi­net Dufaure, auquel suc­cé­da bien­tôt Wad­ding­ton. Il mit alors en œuvre des pro­grammes de grands tra­vaux pour déve­lop­per le réseau fer­ro­viaire fran­çais (plan Frey­ci­net de juin 1878) ain­si que les ports mari­times et les voies navi­gables et réfor­ma la légis­la­tion minière. 

Gré­vy le nom­ma pré­sident du Conseil et ministre des Affaires étran­gères en décembre 1879. Il fit voter une amnis­tie pour les crimes poli­tiques récents mais son cabi­net tom­ba en décembre 1880 sur une ques­tion de loi contre les congré­ga­tions ensei­gnantes, notam­ment jésuites, pré­pa­rée par Jules Fer­ry. Après l’in­ter­mède du « grand minis­tère » de Gam­bet­ta, pen­dant lequel le corps des Mines lui confia obli­geam­ment une mis­sion sur l’ex­ploi­ta­tion des che­mins de fer en France et à l’é­tran­ger, il rede­vint en jan­vier 1882 pré­sident du Conseil et ministre des Affaires étran­gères. Il tom­ba en mars 1885 à la suite de sa déci­sion mal­heu­reuse de lais­ser la flotte anglaise com­battre seule les Égyp­tiens révol­tés, per­dant ain­si au pro­fit des Anglais l’in­fluence que la France s’é­tait créée au fil des siècles au Proche-Orient. Ministre des Affaires étran­gères en mars 1885 dans le cabi­net Bris­son, il rede­vint pré­sident du Conseil en jan­vier 1886 pour tom­ber en décembre sur une ques­tion de trai­te­ment des sous-préfets. 

Il fut can­di­dat à la suc­ces­sion de Gré­vy à la pré­si­dence de la Répu­blique en 1887 mais un autre poly­tech­ni­cien, Sadi Car­not (X 1857, Ponts et Chaus­sées) lui fut pré­fé­ré. Il devint ministre de la Guerre en avril 1888 dans les cabi­nets Flo­quet puis Tirard, pour rede­ve­nir pré­sident du Conseil pour la qua­trième fois en mars 1890. Il entre­prit alors les pre­mières négo­cia­tions qui devaient conduire à l’al­liance avec la Rus­sie. Il tom­ba en février 1892 sur la ques­tion reli­gieuse pour rede­ve­nir ministre de la Guerre dans les cabi­nets Lou­bet puis Ribot jus­qu’en jan­vier 1893. Pen­dant ces cinq années qui ont été, selon le maré­chal Foch, un bien­fait natio­nal10, il réor­ga­ni­sa notam­ment le Conseil supé­rieur de la Guerre, l’é­tat-major et les trans­ports de défense ain­si que l’a­van­ce­ment des officiers. 

Dès son départ du Cabi­net, Frey­ci­net devint pré­sident de la Com­mis­sion de l’ar­mée du Sénat, poste qu’il conser­va jus­qu’en 1920, soit vingt-sept ans ! À ce titre, il aurait infor­mé Scheu­rer-Kest­ner en février 1895 que la condam­na­tion de Drey­fus avait été pro­non­cée sur la base de pièces secrètes et lui aurait décon­seillé de s’oc­cu­per de l’af­faire11.

En novembre 1898, à la retraite depuis bien­tôt six ans, Frey­ci­net rede­vint ministre de la Guerre dans le cabi­net Dupuy qui suc­cé­dait à Bris­son quelques jours après l’ou­ver­ture des débats sur la révi­sion du pro­cès Drey­fus. Sou­cieux de ne pas faire de vagues, il refu­sa la demande d’a­jour­ne­ment du pro­cès Pic­quart jus­qu’a­près l’ar­rêt de la Cour de cas­sa­tion et mit divers obs­tacles au tra­vail de la Chambre criminelle. 

Frey­ci­net quit­ta son Minis­tère en mai 1899, après s’être fait inter­pel­ler par le dépu­té Gou­zy (X 1852) pour avoir sus­pen­du le cours de Georges Duruy, pro­fes­seur d’his­toire et de lit­té­ra­ture à l’X, cou­pable d’a­voir écrit des articles dans Le Figa­ro inti­tu­lés Pour la jus­tice et pour l’ar­mée. Selon le géné­ral Mer­cier, il aurait dit le len­de­main de sa démis­sion au géné­ral Jamont que le gou­ver­ne­ment savait que l’argent de la cam­pagne en faveur de Drey­fus venait d’un syn­di­cat finan­cé par l’é­tran­ger dont l’An­gle­terre et l’Al­le­magne. Il confir­ma ces dires au pro­cès de Rennes au cours duquel il se can­ton­na à une pru­dente neu­tra­li­té. Ce n’est que lors de la deuxième révi­sion, en mars 1904, qu’il désa­voua en par­tie Mer­cier12.

Sur­nom­mé fami­liè­re­ment « la sou­ris blanche », il rede­vint ministre d’É­tat pen­dant qua­torze mois dans le cabi­net de Guerre de Briand en 1915–1916. Il ne se repré­sen­ta pas en 1920 et mou­rut le 14 mai 1923 à Paris. 

Frey­ci­net a lais­sé de nom­breuses publi­ca­tions dont : Étude géo­lo­gique sur le bas­sin de l’A­dour (1854), Trai­té de méca­nique ration­nelle (1858, 2 vol.), De l’a­na­lyse infi­ni­té­si­male, étude sur la méta­phy­sique du haut cal­cul (1860), Des pentes éco­no­miques en che­min de fer (1861), Emploi des eaux d’é­gout en agri­cul­ture (1869), Prin­cipes de l’as­sai­nis­se­ment des villes et Trai­té d’as­sai­nis­se­ment indus­triel (1870), La guerre en pro­vince pen­dant le siège de Paris (1871), Essais sur la phi­lo­so­phie des sciences, ana­lyse, méca­nique (1896), Les pla­nètes télé­sco­piques (1900), Sur les prin­cipes de la méca­nique ration­nelle (1902), De l’ex­pé­rience en géo­mé­trie (1903), La ques­tion d’É­gypte (1905), Mes sou­ve­nirs jus­qu’en 1893 (1911). Il fut élu membre libre de l’A­ca­dé­mie des sciences en 1882 et membre de l’A­ca­dé­mie fran­çaise en 1890. 

L’É­cole poly­tech­nique com­mé­mo­ra solen­nel­le­ment en 1928 le cen­te­naire de la nais­sance de Frey­ci­net. Sous la pré­si­dence du maré­chal Foch (X 1871) furent suc­ces­si­ve­ment évo­qués le poly­tech­ni­cien, l’in­gé­nieur, l’homme de science, l’a­ca­dé­mi­cien et le patriote. Mais pas un mot ne fut dit du Drey­fu­sard, et pour cause !

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7. Dic­tion­naire de bio­gra­phie fran­çaise, Librai­rie Letou­zey et Ané, Paris, 1979, tome xiv.
8. Sou­ve­nirs, p. 78–79, cité dans André Thé­pot, Les ingé­nieurs des Mines du XIXe siècle, tome i, Eska Paris 1998, p. 386.
9. André Thé­pot, op. cit. p. 464.
10. Dis­cours du maré­chal Foch aux céré­mo­nies du cen­te­naire de Frey­ci­net, X‑Informations, 25 nov. 1928, p. 104.
11. Joseph Rei­nach, His­toire de l’af­faire Drey­fus, II, p. 169, cité par Dutrait-Cro­zon, p. 51.
12. Minutes du pro­cès de Rennes, I, p. 106, cité par Dutrait-Cro­zon, p. 102 et 300. 

MERCIER Auguste (1852)

Auguste Mer­cier naquit le 8 décembre 1833 à Arras de Fran­çois Augus­tin Mer­cier, chef d’es­ca­dron et Eugé­nie Van­dré, sans pro­fes­sion. Il entra à l’É­cole poly­tech­nique à 19 ans dans la pro­mo­tion 1852. Sa fiche signa­lé­tique éta­blie par l’É­cole indique qu’il avait les che­veux châ­tains, yeux bruns, visage ovale, qu’il mesu­rait 1,79 m et qu’il n’a­vait pas de signes particuliers. 

Entré à l’X 4e sur 106, il en sor­tit second en 1854 et choi­sit l’ar­tille­rie dont il fit l’é­cole d’application. 

Il ser­vit au Mexique pen­dant la guerre de 1863–1867. Il prit part ensuite aux batailles contre les Alle­mands sous Metz en 1870. 

Il fut nom­mé géné­ral de bri­gade en 1884, direc­teur des ser­vices admi­nis­tra­tifs à la Guerre en 1888, divi­sion­naire en 1889 et com­man­dant du XVIIe corps en 189313. Il fut direc­teur de l’É­cole pyro­tech­nique de Bourges où il se spé­cia­li­sa dans les pro­jec­tiles dont les obus à mitraille. 

Mer­cier fut char­gé du por­te­feuille de la Guerre en décembre 1893 dans le cabi­net Casi­mir-Per­ier après la démis­sion de Frey­ci­net (X 1846). C’est en accord avec lui que le com­man­dant Sand­herr rédi­gea alors les ins­truc­tions per­met­tant, en cas de mobi­li­sa­tion, d’in­ter­ner toutes les per­sonnes sus­pectes14. Il s’é­tait construit la répu­ta­tion d’un offi­cier intel­li­gent et réflé­chi, qui pas­sait pour répu­bli­cain – il était catho­lique et avait épou­sé une Anglaise pro­tes­tante, mais n’al­lait pas à la messe – et ouvert aux idées libé­rales, ce qui n’é­tait pas fré­quent. Il était grand, très maigre, froid, sévère, son visage sem­blait taillé à la serpe, il gar­dait tou­jours ses yeux mi-clos et son sou­rire, un peu for­cé, se contrac­tait en ric­tus. Il était cour­tois, peu bavard, très éner­gique, doué d’une éton­nante mémoire15.

Il conser­va son poste en mai 1894 dans le cabi­net Dupuy, ce qui lui don­na le sen­ti­ment d’être inamo­vible : « Il tran­chait de tout, sec, hau­tain, d’une infa­tua­tion pro­vo­cante, infaillible et sûr de son étoile. »16

En août 1894, Mer­cier fit libé­rer par anti­ci­pa­tion une par­tie du contin­gent ce qui lui valut des réac­tions viru­lentes de la presse de droite qui l’ac­cu­sa de cou­vrir les Juifs et les espions. 

C’est alors qu’il fut avi­sé que la sec­tion de sta­tis­tique avait inter­cep­té ce qui allait deve­nir le « Bor­de­reau ». Il ordon­na aus­si­tôt des recherches rapides pour trou­ver le traître et redo­rer ain­si son bla­son auprès de la droite. Dès le 7 octobre, convain­cu de tenir le cou­pable, il en infor­ma le pré­sident de la Répu­blique Casi­mir-Per­ier et le pré­sident du Conseil Charles Dupuy en leur mon­trant le Bor­de­reau et les modèles d’é­cri­ture de Dreyfus. 

Une exper­tise légale ayant été sug­gé­rée par le com­man­dant du Paty de Clam, Mer­cier fit appel à Gobert, expert à la Banque de France, sur la recom­man­da­tion du ministre de la Jus­tice Gué­rin. Mais le rap­port de Gobert ne fut pas concluant et Mer­cier fit alors appel à Alphonse Ber­tillon qui conclut posi­ti­ve­ment. Il n’en fal­lut pas plus à Mer­cier pour faire convo­quer Drey­fus au Minis­tère et le faire inter­ro­ger par du Paty de Clam qui fit pro­cé­der aus­si­tôt à son arrestation. 

Le 1er novembre 1894, à la suite d’in­dis­cré­tions parues dans la presse, Mer­cier infor­ma de la situa­tion le Conseil des ministres qui déci­da des pour­suites à l’u­na­ni­mi­té. Alors que l’ins­truc­tion com­men­çait à peine et que les experts en écri­ture étaient divi­sés, Mer­cier n’hé­si­ta pas à affir­mer sa cer­ti­tude de la culpa­bi­li­té de Drey­fus dans un article du Figa­ro17 dont il contes­ta la véra­ci­té en 1904 devant la Cour de cas­sa­tion. Mais il cam­pa sur ses cer­ti­tudes toute sa vie. 

Avec Dupuy, Mer­cier fut de la « nuit his­to­rique » du 12 décembre 1894 à l’É­ly­sée, pen­dant laquelle se joua, pré­ten­dit-il, le sort de la guerre entre la France et l’Al­le­magne. Il fut à l’o­ri­gine de la com­mu­ni­ca­tion du dos­sier secret au Conseil de guerre. Le 25 décembre 1894, dès Drey­fus condam­né par le Conseil de guerre, il dépo­sa à la Chambre un pro­jet de loi réta­blis­sant la peine de mort pour crime de trahison. 

En février 1895, après l’é­lec­tion de Félix Faure en rem­pla­ce­ment de Casi­mir-Per­ier à la pré­si­dence de la Répu­blique, où il était can­di­dat et avait recueilli trois voix seule­ment, Mer­cier fut rem­pla­cé à la Guerre par Émile Zur­lin­den (X 1856), non sans avoir eu le temps de « mettre de l’ordre » dans le dos­sier Drey­fus et notam­ment de détruire le com­men­taire écrit par du Paty et de pré­pa­rer un pro­jet de loi qui réta­blis­sait les îles du Salut comme lieu de dépor­ta­tion. Il devint alors com­man­dant du 4e corps d’ar­mée pour pas­ser dans la réserve en 1898. 

Dans J’ac­cuse, publié dans l’Au­rore du 13 jan­vier 1898, Émile Zola, qui n’a­vait pas com­pris l’im­por­tance de son rôle, l’ac­cu­sa seule­ment « de s’être ren­du com­plice, tout au moins par fai­blesse d’es­prit, d’une des plus grandes ini­qui­tés du siècle. » Cité au pro­cès Zola en février, « hau­tain, fleg­ma­tique, pré­cis, dédai­gneu­se­ment retran­ché dans la conscience de son infailli­bi­li­té, il décla­ra que Drey­fus était un traître qui avait été jus­te­ment et léga­le­ment condam­né »18 et refu­sa de répondre sur l’exis­tence de pièces secrètes. 

Mer­cier et ses suc­ces­seurs à la Guerre, Zur­lin­den, Cavai­gnac, Billot, Cha­noine, furent audi­tion­nés en novembre 1898 par la Chambre cri­mi­nelle de la Cour de cas­sa­tion dans le cadre de la pro­cé­dure de révi­sion. Tous cinq affir­mèrent la culpa­bi­li­té de Drey­fus. Pour faire bonne mesure, Mer­cier décla­ra que la Chambre cri­mi­nelle était ache­tée par le Syn­di­cat. Il fit par­tie des 28 géné­raux en retraite qui par­ti­ci­pèrent à la sous­crip­tion en faveur de la veuve du com­man­dant Hen­ry en décembre 1898. 

En juin 1899, après l’ar­rêt de la Cour de cas­sa­tion, Mer­cier fut près d’être mis en accu­sa­tion à son tour par la Chambre (228 voix contre 277) mais il ne désar­ma pas : « Je ne suis pas un accu­sé, je reste un accu­sa­teur… »19 Ins­tal­lé à Rennes, il se pré­sen­ta comme chef de file des anti­drey­fu­sards, annon­çant dans la presse de droite des révé­la­tions déci­sives à venir, comme l’exis­tence d’un ori­gi­nal du bor­de­reau anno­té par le Kai­ser lui-même. En fait, sa dépo­si­tion devant le Conseil de guerre, qui dura quatre heures, n’ap­por­ta pas d’élé­ment nou­veau et sa conclu­sion fut sans appel : « Ma convic­tion depuis 1894 n’a pas subi la plus légère atteinte ; elle s’est appro­fon­die par une étude plus com­plète de la cause ; elle s’est for­ti­fiée enfin par l’i­na­ni­té des résul­tats obte­nus pour démon­trer l’in­no­cence du condam­né, mal­gré le chiffre énorme des mil­lions fol­le­ment dépen­sés ! »20 Confron­té le sur­len­de­main 14 août avec l’an­cien pré­sident de la Répu­blique Casi­mir-Per­ier, il sou­tint la thèse de l’im­pli­ca­tion per­son­nelle du Kai­ser et de l’im­mi­nence d’une guerre avec l’Al­le­magne en jan­vier 1895. 

Lors des débats sur le pro­jet de loi d’am­nis­tie en novembre 1899, Cle­men­ceau et Jau­rès deman­dèrent à nou­veau la mise en accu­sa­tion de Mer­cier, « le pre­mier des cri­mi­nels ». Mer­cier, qui venait d’être élu séna­teur natio­na­liste de Loire-Infé­rieure en jan­vier 1900, siège qu’il conser­va jus­qu’en 1920, répé­ta alors qu’il avait agi en 1894 avec la convic­tion intime et pro­fonde qu’il ren­dait ser­vice à son pays21.

En mars 1904, devant la Chambre cri­mi­nelle de la Cour de cas­sa­tion, Mer­cier défen­dit encore « l’ir­ré­fu­table » démons­tra­tion de Ber­tillon. Som­mé en juillet 1906 par La Libre Parole de dévoi­ler enfin ses preuves à la veille du ren­du de l’ar­rêt de la Cour, il se bor­na à réité­rer sa convic­tion de la culpa­bi­li­té de Drey­fus et à rendre hom­mage «… à tous ceux qui, soit comme juges, soit comme témoins civils ou mili­taires, avaient appor­té de leurs mains loyales et cou­ra­geuses une pierre à l’é­di­fice, désor­mais indes­truc­tible, de la culpa­bi­li­té d’un offi­cier traître à sa patrie. »22 Le 13 juillet 1906, au Sénat, il vota contre la réin­té­gra­tion de Drey­fus et de Pic­quart et accu­sa la Cour de cas­sa­tion d’a­voir sui­vi une pro­cé­dure irré­gu­lière, « sans publi­ci­té des dépo­si­tions, sans publi­ci­té des débats, sans confron­ta­tion des témoins. »23 L’Ac­tion fran­çaise ouvrit alors une sous­crip­tion pour lui offrir une médaille d’or en sou­ve­nir de cette séance dans laquelle il avait « tenu tête aux par­le­men­taires affo­lés ». Cette médaille lui fut remise le 29 juin 1907 dans la salle Wagram devant 6 000 per­sonnes24.

Mer­cier mou­rut à Paris le 3 mars 1921. Jus­qu’à son der­nier souffle, droit dans ses bottes, il ne ces­sa jamais de cla­mer la culpa­bi­li­té de Dreyfus.

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13. Larousse du XXe siècle, Larousse, tome IV.
14. L’Af­faire, Jean-Denis Bre­din, Fayard-Jul­liard, 1993, p. 66.
15. Bre­din, op. cit., p. 86–87.
16. Joseph Rei­nach, His­toire de l’af­faire Drey­fus, Revue blanche 1901, Fas­quelle 1929, t. I, p. 1 sq, cité par Bre­din, op. cit., p. 86.
17. Inter­view dans Le Figa­ro du 28 novembre 1894, citée par Bre­din, op. cit., p. 116.
18. Pro­cès Zola, I, p. 167–172, cité par Bre­din, op. cit., p. 357.
19. Le Temps, 7 juin 1899, cité par Dutrait-Cro­zon, p. 240.
20. Dépo­si­tion du géné­ral Mer­cier le 12 août 1899, citée par Bre­din, op. cit., p. 551.
21. Cité par Bre­din, op. cit., p. 594.
22. Lettre du 6 juillet 1906 au pre­mier pré­sident de la Cour, l’É­clair du 7 juillet, Dutrait-Cro­zon, p. 516.
23. Dutrait-Cro­zon, p. 557.
24. Dutrait-Cro­zon, p. 563. 

PRÉVOST Eugène Marcel (1882)

Eugène Mar­cel Pré­vost naquit le 1er mai 1862 à Paris dans une famille bour­geoise de Eugène Fran­çois Pré­vost, sous-direc­teur des contri­bu­tions directes et Eugé­nie Éli­sa­beth Bou­din, sans pro­fes­sion. Après des études au petit sémi­naire d’Or­léans puis à Châ­tel­le­rault et à Bor­deaux, il fit des études huma­nistes chez les Jésuites à Paris, ponc­tuées de tous les pre­miers prix, en lettres comme en sciences25 , il entra à l’É­cole poly­tech­nique à 20 ans dans la pro­mo­tion 1882, soit quatre ans après Drey­fus. Sa fiche signa­lé­tique éta­blie par l’É­cole indique qu’il avait les che­veux châ­tains, yeux bleu clair, visage ovale, front bom­bé, et qu’il mesu­rait 1,67 m. 

Entré à l’X 97e sur 247, il en sor­tit 20e en 1884 et choi­sit les manu­fac­tures de l’É­tat (Tabacs) puis tra­vailla un moment au minis­tère des Finances. Il démis­sion­na de son poste en 1890 pour se consa­crer à l’écriture. 

Il publia dès 1887 Le Scor­pion, qui fut remar­qué par Héré­dia et fut publié en feuille­ton dans les jour­naux. Sui­virent une tren­taine de romans à suc­cès, aujourd’­hui oubliés depuis long­temps, tou­jours basés sur l’a­na­lyse du cœur humain, sur­tout fémi­nin : Chon­chette (1888), Mlle Jaufre (1889), Cou­sine Lara (1890), La confes­sion d’un amant (1891), l’Au­tomne d’une femme (1893), etc. 

Les Demi-Vierges, paru en 1894, sus­ci­tèrent un suc­cès de curio­si­té et de scan­dale à la fois. Pour com­pen­ser, il créa le per­son­nage de Fran­çoise, femme sage et heu­reuse (Lettres à Fran­çoise, 4 vol.). La même année, sa répu­ta­tion de spé­cia­liste des choses du cœur fit qu’il fut nom­mé membre d’une com­mis­sion de révi­sion du Code civil, cha­pitre mariage. 

L’un des pre­miers drey­fu­sards, Pré­vost par­ti­ci­pa avec Émile Zola, Louis Sar­rut et Louis Leblois au dîner orga­ni­sé le 13 novembre 1897 par Scheu­rer-Kest­ner, au cours duquel ce der­nier déci­da de faire part de sa convic­tion au public26.
Pré­vost fut pré­sent à Rennes dès le pre­mier jour. Il fut le 8 novembre 1899 du pre­mier « Dîner des Trois Marches » qui réunit tous les « com­bat­tants » du pro­cès de Rennes et se tinrent régu­liè­re­ment jus­qu’en 1912 à l’i­ni­tia­tive d’Ed­mond Gast et de l’é­di­teur Pierre-Vic­tor Stock27.

Pré­vost fut élu en 1909 à l’A­ca­dé­mie fran­çaise au fau­teuil de Vic­to­rien Sar­dou, bat­tant Édouard Dru­mont. Il pour­sui­vit sa brillante et pro­li­fique car­rière lit­té­raire jus­qu’à la guerre avec un roman par an comme Fémi­ni­tés (1912), Les Don Juanes (1922), La Mort des Ormeaux (1937), etc.

Pré­vost reçut la Croix de guerre 1914–1918. Il fut nom­mé en 1922 direc­teur de la Revue de France, poste qu’il conser­va jus­qu’en 1940. Il fut nom­mé en 1935 grand-croix de la Légion d’hon­neur et en 1939 pré­sident de la Socié­té ami­cale de secours des anciens élèves de l’É­cole poly­tech­nique. Il pré­si­da éga­le­ment la Socié­té des gens de lettres et la sec­tion lit­té­raire du Conseil supé­rieur de radio­dif­fu­sion. À ce titre, il inter­vint le 31 mars 1939 au Théâtre des Ambas­sa­deurs à la pré­sen­ta­tion de la télé­vi­sion fran­çaise nou­vel­le­ment née, en pres­sen­tant l’im­mense déve­lop­pe­ment à venir : «… cette suprême décou­verte nous annexe l’u­ni­vers. Le sens du mot voyage est chan­gé : c’est le monde exté­rieur qui se déplace, vient à nous, s’ar­rête devant nous. Un éco­lier – quand la télé­vi­sion sco­laire sera défi­ni­ti­ve­ment accom­plie – aura fait plu­sieurs fois le tour du monde… à l’âge de dix ans… »28

Il mou­rut le 8 avril 1941.

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25. Fran­çois Bédier, Mar­cel Pré­vost, de Poly­tech­nique aux Demi-Vierges, La Jaune et la Rouge, mai 1995, p. 16.
26. Alfred Drey­fus, Car­nets 1899–1907, Cal­mann-Lévy, 1998, p. 402. 

27. Jean-Denis Bre­din, L’af­faire, p. 541 note.
28. Dis­cours aux Ambas­sa­deurs, Revue de France, 1er mai 1939.

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