Quand une taxe en cache une autre …

Dossier : Environnement et FiscalitéMagazine N°534 Avril 1998
Par Olivier GODARD

1. Les deux points de vue de l’économiste et du fiscaliste

1. Les deux points de vue de l’économiste et du fiscaliste

Je pro­pose de par­tir du constat sui­vant. Sur les mêmes ins­tru­ments, il y a deux points de vue très dif­fé­rents, voire même oppo­sés : celui de la fis­ca­li­té géné­rale, atta­ché à la col­lecte de res­sources pour finan­cer des dépenses publiques et celui de l’é­co­no­mie publique ayant le sou­ci d’in­flé­chir ou de régu­ler les com­por­te­ments des agents au mieux de l’in­té­rêt géné­ral, dans un sou­ci d’ef­fi­ca­ci­té d’emploi col­lec­tif de biens rares, ce qui cor­res­pond à la pers­pec­tive éco­no­mique concer­nant les poli­tiques d’environnement.

Effets d’une taxe

Une taxe engendre-t-elle une dis­tor­sion ou crée-t-elle une inci­ta­tion ? L’ins­ti­tu­tion d’une taxe entraîne nor­ma­le­ment (2) une aug­men­ta­tion du prix du bien taxé. Pour des biens éco­no­miques ordi­naires, pour les­quels la demande n’est pas tota­le­ment rigide, cette aug­men­ta­tion de prix entraîne une baisse plus ou moins impor­tante des quan­ti­tés deman­dées. Sur le sché­ma, on repré­sente deux courbes de demande (pen­chant de la gauche vers la droite) D1 et D2 (la demande D1 est plus for­te­ment élas­tique que D2), face à une courbe d’offre O (pen­chant de la droite vers la gauche). Avant taxa­tion, l’é­qui­libre offre/demande se fait au point C (Po, Qo). Après intro­duc­tion de la taxe t, avec une fonc­tion de demande assez élas­tique, la demande effec­tive passe au point A1 (Po + t, q1). Si la fonc­tion de demande est peu élas­tique, la demande effec­tive passe au point A2 (Po + t, q2).

Com­ment inter­pré­ter ces chan­ge­ments ? Si le bien est res­pon­sable d’ef­fets externes néga­tifs, cette contrac­tion de la demande peut être pré­ci­sé­ment l’ef­fet recher­ché d’un point de vue éco­no­mique. On se rap­proche de l’op­ti­mum éco­no­mique quand la demande pour des biens engen­drant des nui­sances se réduit au pro­fit de biens qui ne pré­sentent pas de tels incon­vé­nients. Plus la demande est élas­tique, plus un taux don­né de taxe a un effet inci­ta­tif, ce qui fait de la taxa­tion un bon ins­tru­ment pour inflé­chir les com­por­te­ments. Si ce bien est un bien ordi­naire sans nui­sances et que la taxe n’a qu’un but fis­cal, en revanche, le dépla­ce­ment de la demande effec­tive dû à la taxe cor­res­pond à une dis­tor­sion des choix des agents, qui a un coût éco­no­mique mesu­ré par la perte de sur­plus éco­no­mique, le tri­angle A1BC ou le tri­angle A2EC, selon les fonc­tions de demande (3). D’un point de vue fis­cal, la baisse de la demande du bien taxé signi­fie éga­le­ment un moindre ren­de­ment fis­cal de l’im­pôt. C’est pour­quoi le fis­ca­liste cherche à taxer des pro­duits dont la demande est la plus inélas­tique pos­sible. Ce fai­sant, il réduit le coût éco­no­mique de la dis­tor­sion créée par l’im­pôt (la sur­face A2EC est plus petite que celle de A1BC).

L’ob­jec­tif d’un fis­ca­liste est d’ob­te­nir des res­sources stables et pré­vi­sibles, en quan­ti­tés suf­fi­santes, ayant le moins d’ef­fets pos­sibles sur les com­por­te­ments éco­no­miques des assu­jet­tis, sans intro­duire de bou­le­ver­se­ments qui pour­raient induire des réac­tions de rejet, d’où une pré­fé­rence pour les » vieux impôts « . Pour les éco­no­mistes qui voient dans les ins­tru­ments fis­caux des ins­tru­ments éco­no­miques inci­ta­tifs, l’ob­jet des taxes est au contraire d’ob­te­nir une modi­fi­ca­tion des com­por­te­ments des agents de façon à per­mettre à la col­lec­ti­vi­té de se rap­pro­cher d’un état éco­no­mi­que­ment effi­cace d’emploi de res­sources rares à pro­pos des­quelles les mar­chés exis­tants mani­festent diverses limites (effets externes, biens col­lec­tifs). Cha­cun a ses rêves. Ils peuvent par­fois se ren­con­trer, mais le plus sou­vent les diver­gences d’ob­jec­tifs entraînent des tensions.

Ceci peut être illus­tré en confron­tant le rai­son­ne­ment fis­cal et le rai­son­ne­ment éco­no­mique face à l’ins­tau­ra­tion d’une taxe, comme celle qui est figu­rée sur le sché­ma en encadré.

Les deux points de vue de l’é­co­no­miste et du fis­ca­liste peuvent se rejoindre lors­qu’on taxe pour des rai­sons fis­cales un bien dont, par ailleurs, la consom­ma­tion est res­pon­sable d’ef­fets externes néga­tifs. Si par exemple l’on prend au sérieux la ques­tion du risque cli­ma­tique (4), il est sans doute heu­reux que les car­bu­rants soient lour­de­ment taxés dans notre pays depuis plu­sieurs décen­nies bien que cette taxa­tion doive son exis­tence à des mobiles tout à fait étran­gers à la prise en charge de ce risque externe.

Symé­tri­que­ment, le recours à des taxes inci­ta­tives peut pro­cu­rer des recettes qui peuvent prendre place par­mi les ins­tru­ments fis­caux. Dans l’exemple choi­si, la crainte sou­vent expri­mée d’une dis­pa­ri­tion de l’as­siette n’est pas fon­dée car il s’a­git de pla­fon­ner dura­ble­ment les émis­sions de CO2 du pays, et non pas de les faire dis­pa­raître. Dans un cas plus géné­ral, la dimi­nu­tion de l’as­siette résul­tant d’une contrac­tion de la demande n’est pas incom­pa­tible avec une cer­taine sta­bi­li­té des recettes à moyen terme si elle est com­pen­sée par une hausse pro­gres­sive du taux uni­taire de taxation.

2. Trois classifications des instruments de politique d’environnement

L’ef­fi­ca­ci­té éco­no­mique se joue sur les ter­rains de l’in­for­ma­tion et de l’in­ci­ta­tion. L’in­for­ma­tion éco­no­mique (sur les coûts, les pos­si­bi­li­tés d’a­gir, les tech­niques … ) et l’in­ci­ta­tion doivent se com­bi­ner au mieux pour conduire à une allo­ca­tion éco­no­mi­que­ment effi­cace des efforts de lutte contre la pol­lu­tion, comme par­tie inté­grante de l’é­qui­libre éco­no­mique géné­ral. Une pre­mière approche de cette ques­tion peut être faite à par­tir de la dis­tinc­tion clas­sique entre ins­tru­ments régle­men­taires, éco­no­miques et de » troi­sième géné­ra­tion » (5).

Instruments réglementaires, économiques et de » troisième génération »

Les ins­tru­ments régle­men­taires (pro­cé­dures admi­nis­tra­tives d’au­to­ri­sa­tion avec dis­po­si­tifs de contrôle, fixa­tion de normes de rejets … ) visent à contraindre les agents décen­tra­li­sés (inter­dic­tions, pres­crip­tions). Les ins­tru­ments éco­no­miques jouent d’in­ci­ta­tions finan­cières ou de méca­nismes éco­no­miques (chan­ge­ment des prix), sans contraindre les agents. Les ins­tru­ments dits de troi­sième géné­ra­tion forment une caté­go­rie un peu floue où l’on range les actions d’in­for­ma­tion, de per­sua­sion, de concer­ta­tion débou­chant par exemple sur des accords ou enga­ge­ments » volon­taires « , ou la cer­ti­fi­ca­tion de la qualité.

Cepen­dant les deux cri­tères res­pec­tifs de l’é­co­no­miste (taxer en pro­por­tion des effets externes néga­tifs) et du fis­ca­liste (taxer les biens à demande inélas­tique en pro­por­tion des besoins bud­gé­taires) n’ont aucune rai­son de conver­ger en toutes circonstances.

Par­mi les ins­tru­ments éco­no­miques, on peut distinguer :

• les rede­vances, qui se rap­prochent d’une fac­tu­ra­tion des coûts d’un ser­vice rendu ;

• les taxes, ayant si pos­sible un lien direct avec les effets néga­tifs que l’on veut réduire, mais aux­quelles, par réaIisme, on peut faire réa­li­ser un dépla­ce­ment d’une taxa­tion des com­por­te­ments à régu­ler (émis­sions de pol­luants) à une taxa­tion des pro­duits aux­quels les nui­sances sont rat­ta­chées (une taxe sur l’éner­gie fos­sile en lieu et place d’une taxe sur les émis­sions de CO2 par exemple);

• les sub­ven­tions, agréables pour ceux qui les accordent et ceux qui les reçoivent, mais qui ont un coût éco­no­mique le plus sou­vent caché ou dif­fus mais impor­tant au détri­ment des contri­buables et de l’ac­ti­vi­té économique ;

• les per­mis négo­ciables d’é­mis­sions pol­luantes, expé­ri­men­tés aux USA depuis 1977 et qui y sont main­te­nant uti­li­sés à grande échelle pour orga­ni­ser la lutte contre la pol­lu­tion atmo­sphé­rique par le SO2 à longue dis­tance (6)

En matière d “envi­ron­ne­ment, on a d’a­bord enga­gé des actions régle­men­taires com­plé­tées par des méca­nismes de finan­ce­ment (Agences de l’eau) (7) puis on a essayé d’ob­te­nir une meilleure effi­ca­ci­té par l’ins­ti­tu­tion d’ins­tru­ments éco­no­miques inci­ta­tifs ; mais des réti­cences poli­tiques fortes freinent ce pro­ces­sus. Dans qua­si­ment aucun pays au monde on ne trouve en place de sys­tèmes de taxes inci­ta­tives pures, celles qui doivent induire la cor­rec­tion recher­chée des com­por­te­ments par le seul méca­nisme du prix.

Ain­si, la taxa­tion des NOx émis par les cen­trales ther­miques en Suède est un des rares exemples appro­chant ce concept : le niveau éle­vé de taxa­tion y est com­pen­sé par une redis­tri­bu­tion du pro­duit de la taxe aux inté­res­sés au pro­ra­ta de leur pro­duc­tion élec­trique (8) ; de cette façon, le prix moyen de la pro­duc­tion élec­trique n’est pas direc­te­ment affec­té par le pré­lè­ve­ment fis­cal (9), mais les entre­prises les plus pol­luantes sont péna­li­sées, tan­dis que les plus « vertes » en sont récom­pen­sées, ce qui inverse le cas le plus fré­quent dans lequel c’est la dégra­da­tion de l’en­vi­ron­ne­ment qui est le com­por­te­ment le plus ren­table. Dans l’im­mense majo­ri­té des cas, on a affaire à des sys­tèmes mixtes d’ins­tru­ments où les consi­dé­ra­tions de finan­ce­ment l’emportent sur celles de la recherche de l’ef­fi­ca­ci­té éco­no­mique, c’est-à-dire au moindre coût pour la collectivité.

Instruments incitatifs et instruments à visée budgétaire

Afin de lever l’am­bi­guï­té sur la notion de taxe, il est néces­saire d’in­tro­duire une dis­tinc­tion sup­plé­men­taire au sein des ins­tru­ments éco­no­miques, entre :

• les ins­tru­ments qui cherchent à inci­ter, c’est-à-dire à inflé­chir les com­por­te­ments sans les contraindre ni les pres­crire en modi­fiant les condi­tions éco­no­miques des choix par un chan­ge­ment des prix rela­tifs des biens, aux­quels on espère que ces agents seront sen­sibles (concept d’élasticité/ prix de la demande, par exemple),

• les ins­tru­ments qui cherchent seule­ment à récol­ter des recettes pour finan­cer des opé­ra­tions pré­cises ou des programmes.

Il existe une grande dif­fé­rence dans le mode d’ac­tion de taxes affec­tées des­ti­nées seule­ment à pro­cu­rer le finan­ce­ment d’in­ves­tis­se­ments spé­ci­fiques et de taxes inci­ta­tives, on les appelle pigou­viennes, visant à modi­fier les prix rela­tifs de façon à res­tau­rer de bons signaux éco­no­miques, ceux qui conduisent les agents à des allo­ca­tions effi­caces. Le grand inté­rêt des ins­tru­ments inci­ta­tifs est de mobi­li­ser l’in­for­ma­tion là où elle se trouve, au plus près des agents éco­no­miques, sans exi­ger son trans­fert à une tutelle admi­nis­tra­tive. La déci­sion reste décen­tra­li­sée , par oppo­si­tion à une régle­men­ta­tion où les com­por­te­ments sont pres­crits par une admi­nis­tra­tion. Pour être éco­no­mi­que­ment effi­caces, les pres­crip­tions admi­nis­tra­tives auraient besoin d’être fon­dées sur une infor­ma­tion par­faite sur les situa­tions indi­vi­duelles (pos­si­bi­li­tés de choix, coûts des options) les plus diverses, ce qui n’est pas le cas : une telle infor­ma­tion n’est pas gra­tuite et on ne peut pas pos­tu­ler que les agents décen­tra­li­sés sont prêts à la trans­mettre gra­cieu­se­ment et sans biais aux auto­ri­tés de tutelle.

En revanche, si son assise est défi­nie de façon cor­recte, que son taux uni­taire reflète approxi­ma­ti­ve­ment ce qu’on sait du dom­mage externe à l’op­ti­mum, et s’il n’existe pas d’autres imper­fec­tions ou dis­tor­sions majeures dans le sys­tème de prix (10), une taxe four­nit un repère com­mun aux agents à par­tir duquel cha­cun va, en fonc­tion des cir­cons­tances par­ti­cu­lières qui sont les siennes, déter­mi­ner la » meilleure » solu­tion à rete­nir pour lui et pour la col­lec­ti­vi­té, compte tenu du coût des dif­fé­rentes options. En per­met­tant la mobi­li­sa­tion décen­tra­li­sée de l’in­for­ma­tion déte­nue par les agents, le repère com­mun four­ni par la taxe per­met alors une coor­di­na­tion effi­cace des déci­sions, en évi­tant que l’on dépense trop ici et pas assez là pour obte­nir un même effet en termes d’é­mis­sions de polluants.

Du point de vue de l’é­co­no­mie de l’in­for­ma­tion, une taxe affec­tée comme la taxe para­fis­cale sur les émis­sions de pol­luants atmo­sphé­riques affec­tée au finan­ce­ment de la lutte contre la pol­lu­tion de l’air fonc­tionne très dif­fé­rem­ment d’une taxe inci­ta­tive. Elle opère en fait comme une régle­men­ta­tion, puisque la qua­li­té de l’al­lo­ca­tion des efforts et des res­sources qui va en résul­ter dépend de la qua­li­té des déci­sions prises par les ins­tances tuté­laires qui vont attri­buer les aides, sub­ven­tions et finan­ce­ments aux agents décen­tra­li­sés. Ce sont la nature des pro­cé­dures d’ins­truc­tion des pro­jets, la qua­li­té de l’in­for­ma­tion éco­no­mique et envi­ron­ne­men­tale uti­li­sées et la qua­li­té du juge­ment éco­no­mique de ceux qui sont en pou­voir de déci­der quelles opé­ra­tions il convient de finan­cer qui vont déter­mi­ner le carac­tère plus ou moins éco­no­mi­que­ment effi­cace d’une allocation.

Pour les rai­sons déjà notées de manque d’in­for­ma­tion au niveau cen­tral, il n’y a géné­ra­le­ment aucune rai­son pour que les pro­cé­dures d’af­fec­ta­tion des moyens finan­ciers par des auto­ri­tés admi­nis­tra­tives engendrent des allo­ca­tions éco­no­mi­que­ment effi­caces. Ce n’est que lorsque les experts de l’ad­mi­nis­tra­tion peuvent être cré­di­tés d’une meilleure infor­ma­tion éco­no­mique et tech­nique que les agents décen­tra­li­sés qu’une tech­nique de taxe affec­tée peut avoir un avan­tage éco­no­mique sur une taxe incitative.

Instruments sectoriels et instruments globaux

Le rai­son­ne­ment pré­cé­dent fai­sait allu­sion aux effets de la taxa­tion sur l’é­qui­libre géné­ral. Ce type d’ef­fets mérite une prise en compte expli­cite et donne lieu à une troi­sième dis­tinc­tion qui sépare les ins­tru­ments sec­to­riels et les ins­tru­ments globaux.

Les ins­tru­ments sec­to­riels (par exemple, les normes de rejets et les rede­vances rever­sées aux Agences de l’eau) viennent direc­te­ment à l’ap­pui d’une poli­tique sec­to­rielle et sont conçus pour ne pas avoir d’in­ter­fé­rence volon­taire plus large avec l’ac­tion publique ou avec le fonc­tion­ne­ment éco­no­mique général.

Conçues dans un but finan­cier, les charges sociales ont en effet eu pour consé­quence éco­no­mique indé­si­rable de ren­ché­rir de façon impor­tante le coût du tra­vail et de contri­buer glo­ba­le­ment aux dés­équi­libres du mar­ché du tra­vail (chô­mage struc­tu­rel mas­sif, en par­ti­cu­lier, mais pas seule­ment, pour le tra­vail non qualifié).

Cela ne les empêche pas, le cas échéant, d’a­voir des effets per­vers impor­tants au-delà du champ d’im­pact pré­cis pour lequel ils ont été conçus. On trouve dans cette caté­go­rie divers dis­po­si­tifs régle­men­taires, des méca­nismes de finan­ce­ment, qui peuvent pro­ve­nir du bud­get géné­ral ou de taxes affec­tées ou de rede­vances pour ser­vices ren­dus, ou encore des sys­tèmes de per­mis négo­ciables dont l’al­lo­ca­tion ini­tiale est faite gra­tui­te­ment aux agents concer­nés, comme dans le sys­tème amé­ri­cain de per­mis à émettre du S02.

Les ins­tru­ments qui ont une visée inci­ta­tive et reposent sur un pré­lè­ve­ment fis­cal relèvent d’une autre approche car ils auto­risent un large redé­ploie­ment de la fis­ca­li­té générale.

Il n’existe que deux ins­tru­ments à pou­voir entrer dans cette caté­go­rie : des taxes non affec­tées ; des per­mis négo­ciables ven­dus par les auto­ri­tés publiques, et dont le pro­duit n’est pas affec­té à des usages par­ti­cu­liers. Ici, le poten­tiel d’ac­tion des ins­tru­ments n’est pas seule­ment sec­to­riel, mais englobe une action géné­rale sur le sys­tème des pré­lè­ve­ments obli­ga­toires. C’é­tait par exemple le cas du pro­jet d’é­co­taxe sur l’éner­gie que la France (taxe sur le conte­nu en car­bone des éner­gies) et la Com­mis­sion euro­péenne (taxe sur le conte­nu éner­gé­tique et sur le conte­nu en car­bone pour moi­tié cha­cun) avaient consi­dé­ré au début des années quatre-vingt- dix pour orga­ni­ser la pré­ven­tion du risque cli­ma­tique (11). Comme cette éco­taxe n’a­vait pas pour but prin­ci­pal de pro­cu­rer des res­sources sup­plé­men­taires affec­tées, mais de don­ner un signal éco­no­mique devant inci­ter à modi­fier les choix en matière d’u­sage de l’éner­gie, les res­sources fis­cales nou­velles obte­nues auraient per­mis de pro­cé­der à la dimi­nu­tion d’autres pré­lè­ve­ments exis­tants liés à la fis­ca­li­té géné­rale ou il d’autres pré­lè­ve­ments obli­ga­toires, dont on sait qu’ils ont un effet de dis­tor­sion éco­no­mique ou sociale , comme par exemple les charges sociales assises sur les salaires.

L’in­té­rêt éco­no­mique et social de tels redé­ploie­ments peut éga­le­ment avoir une grande impor­tance poli­tique en ren­dant plus accep­table une poli­tique de l’en­vi­ron­ne­ment sou­vent per­çue comme la source poten­tielle de contraintes éco­no­miques coûteuses.

Dans la mesure où ces redé­ploie­ments pré­sentent des avan­tages pour la pour­suite d’au moins deux objec­tifs de la col­lec­ti­vi­té (pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment et cor­rec­tion de dis­tor­sions éco­no­miques dues au sys­tème exis­tant de pré­lè­ve­ments obli­ga­toires, tou­chant par exemple à l’emploi), on a qua­li­fié ce type d’ap­proche de stra­té­gie de « double divi­dende « . La prise en compte de ce deuxième divi­dende intro­duit une dif­fé­rence tout à fait impor­tante du point de vue de l’a­na­lyse des coûts macroé­co­no­miques d’une politique.

En effet, même effi­caces, les ins­tru­ments sec­to­riels peuvent être coû­teux pour l’ac­ti­vi­té éco­no­mique et les entreprises.

En pre­nant en compte les gains résul­tant de redé­ploie­ments des pré­lè­ve­ments obli­ga­toires, le coût net du chan­ge­ment pour l’é­co­no­mie peut s’al­lé­ger de façon signi­fi­ca­tive à moyen et long terme et peut même, dans cer­tains cas , deve­nir néga­tif. Plu­sieurs esti­ma­tions réa­li­sées dans des pays dif­fé­rents à par­tir de modèles macroé­co­no­miques, en France, en Europe et aux États-Unis, montrent que les ordres de gran­deur des coûts éco­no­miques d’une poli­tique d’en­vi­ron­ne­ment peuvent varier de 1 à 4 selon que l’on retient une approche sec­to­rielle coû­teuse macroé­co­no­mi­que­ment (régle­men­ta­tions, per­mis négo­ciables alloués gra­tui­te­ment aux firmes) ou glo­bale avec redé­ploie­ment fis­cal, pour une même effi­ca­ci­té envi­ron­ne­men­tale (par exemple un objec­tif de 10 à 15 % de réduc­tion des émis­sions de CO2 par rap­port à la tra­jec­toire de réfé­rence) (12).

Autant dire que les gains d’ef­fi­ca­ci­té atten­dus d’un ins­tru­ment éco­no­mique sec­to­riel en lieu et place d’une norme régle­men­taire homo­gène, pour impor­tants qu’ils puissent être (13), peuvent être encore infé­rieurs à ceux que l’on pour­rait obte­nir d’un redé­ploie­ment fis­cal plus large auto­ri­sé par l’in­tro­duc­tion d’é­co­taxes ou de per­mis d’é­mis­sions ven­dus par les auto­ri­tés publiques. Étu­dier dans le détail dif­fé­rents scé­na­rios de redé­ploie­ment qui incor­po­re­raient ce genre d’ins­tru­ments revêt désor­mais un carac­tère d’im­por­tance et d’ur­gence pour la France et l’Europe .

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(1) Centre inter­na­tio­nal de recherche sur l’en­vi­ron­ne­ment et le déve­lop­pe­ment (CIRED),
URA 940, EHESS.19, rue Amé­lie. 75007 Paris. (2) Ce « nor­ma­le­ment » recouvre une situa­tion de mar­ché concur­ren­tiel aux condi­tions homo­gènes. La réa­li­té peut être plus com­plexe ; par exemple, si la taxe est intro­duite de façon natio­nale et que le prix de mar­ché concur­ren­tiel du bien taxé est fixé sur le mar­ché inter­na­tio­nal et qu’il n’y a pas de détaxa­tion à l’ex­por­ta­tion, alors la taxe ne pro­voque pas une aug­men­ta­tion du prix de vente TTC, mais une contrac­tion des marges du pro­duc­teur et, par suite, une contrac­tion de son offre. L’im­pact de la taxe va donc dépendre de la struc­ture concur­ren­tielle du mar­ché et du méca­nisme de for­ma­tion des prix.
(3) On sup­pose que le rec­tangle repré­sen­tant le pré­lè­ve­ment fis­cal ne se tra­duit par aucune perte de bien-être car il vise à finan­cer des dépenses qui pro­fitent dans leur ensemble aux agents qui forment la col­lec­ti­vi­té. Cette hypo­thèse sup­pose un emploi effi­cace des res­sources publiques.
(4) Pour un point scien­ti­fique com­plet, se repor­ter à la ver­sion fran­çaise de la contri­bu­tion du Groupe 3 au der­nier rap­port du Groupe d’ex­perts inter­gou­ver­ne­men­tal sur l’é­vo­lu­tion du cli­mat (GIEC-IPCC) : j.-P. Bruce , H. Lee and E. F. Haites (dir.), Le chan­ge­ment cli­ma­tique. Dimen­sions éco­no­miques et sociales. Paris, éd. Dos­siers et débats pour le déve­lop­pe­ment durable 4D, dif­fu­sion la Docu­men­ta­tion fran­çaise, 1997. Pour deux mises en pers­pec­tive, voir P. Roque­plo, » L’ef­fet de serre est-il poli­ti­que­ment gérable ? », Futu­ribles, (224), octobre 1997, p . 17–32 et O. Godard, » Les enjeux des négo­cia­tions sur le cli­mat – De Rio à Kyo­to : pour­quoi la Conven­tion sur le cli­mat devrait inté­res­ser ceux qui ne s’y inté­ressent pas « , Futu­ribles, (224), octobre 1997, p. 33–66.
(5) Voir par exemple B. Deme (éd.), Envi­ron­men­tal Poli­cy in Search of New Ins­tru­ments, Dor­drecht, Klu­wer Aca­de­mics, 1995.
(6) Voir O. Godard, » Les per­mis négo­ciables et la Conven­tion sur le cli­mat : de l’ex­pé­rience amé­ri­caine aux enjeux de l’har­mo­ni­sa­tion « . Revue de l’éner­gie, (491), octobre 1997, p. 606- 622.
(7) Voir Com­mis­sa­riat géné­ral du Plan. Éva­lua­tion du dis­po­si­tif des Agences de l’eau – Rap­port au gou­ver­ne­ment. Paris, la Docu­men­ta­tion fran­çaise, 1997.
(8) Voir OCDE, Gérer l’en­vi­ron­ne­ment. Le rôle des ins­tru­ments éco­no­miques. Paris, cd. de l’OCDE, t994.
(9) Il y a là un avan­tage du point de vue de l’ac­cep­ta­bi­li­té sociale de l’ins­tru­ment, mais aus­si une limite éco­no­mique. En effet, ce dis­po­si­tif n’est pas opti­mal du point de vue de l’é­qui­libre éco­no­mique géné­ral, puisque le coût externe de la pol­lu­tion rési­duelle asso­ciée à l’op­ti­mum par­tiel n’est pas incor­po­ré dans le prix de l’élec­tri­ci­té ; cela incite à tort les consom­ma­teurs à en consom­mer davan­tage qu’il ne serait opti­mal. Le méca­nisme idéal d’in­for­ma­tion pour les usa­gers finaux serait que chaque type d’éner­gie se voie impu­ter ses coûts externes à l’op­ti­mum de pol­lu­tion dans la for­ma­tion de leurs prix de mar­ché, et que les recettes des taxes soient redis­tri­buées aux agents, soit de manière for­fai­taire si la fis­ca­li­té géné­rale est opti­male, soit par baisse d’autres pré­lè­ve­ments obli­ga­toires dis­tor­sifs si elle ne l’est pas.
(10) Si, du fait de la fis­ca­li­té en place ou d’autres imper­fec­tions, le sys­tème des prix est éloi­gné de celui qui condui­rait à un état effi­cace, l’in­tro­duc­tion d’une taxe cor­rec­trice peut pro­vo­quer des dépla­ce­ments qui ne sont pas ceux qui seraient sou­hai­tables du point de vue de l’é­co­no­mie globale.
(11) Pour une ana­lyse des impacts éco­no­miques de ce pro­jet de taxa­tion, voir Com­mis­sa­riat géné­ral du Plan, L’é­co­no­mie face à l’é­co­lo­gie , Paris. éd. la Décou­verte et la Docu­men­ta­tion fran­çaise, 1993 et O. Godard et O. Beau­mais, » Éco­no­mie, crois­sance et envi­ron­ne­ment : de nou­velles stra­té­gies pour de nou­velles rela­tions « , Revue éco­no­mique, 44, Hors série .. Pers­pec­tives et réflexions stra­té­giques « , 1994, p . 143–176. C’est près de 300 000 emplois sup­plé­men­taires en sept ans (1994−2000) que les simu­la­tions réa­li­sées lais­saient augu­rer de ce redé­ploie­ment fiscal.
(12) C’est en par­ti­cu­lier le cas d’une étude réa­li­sée pour le pres­ti­gieux think­tank amé­ri­cain d’é­co­no­mistes tra­vaillant sur l’en­vi­ron­ne­ment et les res­sources natu­relles Resources for the Future : 1. Par­ry , R. C. Williams III and L. H. Gaul­tier, « When Can Car­bon Aba­te­ment Poli­cies Increase Wel­fare ? The Fun­da­men­tal Role of Dis­tor­ted Fac­tor Mar­kets « , Washing­ton, D. C, Resources for the Future Inc. , Decem­ber, 1996. Cette étude est d’au­tant plus inté­res­sante que L. H. Goul­der était sur­tout connu jus­qu’à pré­sent pour avoir contes­té l’exis­tence d’un double dividende …
(13) On éva­lue que le sys­tème amé­ri­cain de per­mis négo­ciables pour le S02 devrait per­mettre concrè­te­ment de divi­ser les coûts totaux par deux, son poten­tiel théo­rique étant une réduc­tion des coûts d’un fac­teur trois. Voir D. Bur­traw, .. The S02 emîs­sion tra­ding pro­gram : cost savings without allo­wance trades « , Contem­po­ra­ry Eco­no­mic Poli­cy, 14, (2), p. 79–94.

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