Prospective et chômage

Dossier : L'emploiMagazine N°527 Septembre 1997Par : Raymond LABBÉ (34)

Lors­qu’on dis­cute avec un homme poli­tique – quelle que soit son appar­te­nance – de ce fléau du monde moderne qu’est le chô­mage, on reste éton­né de la tour­nure d’es­prit avec laquelle il aborde le sujet. Il rai­sonne à par­tir du sys­tème actuel de par­tage du tra­vail, en se fon­dant sur une approche pers­pec­tive four­nie par l’ex­tra­po­la­tion des gra­phiques des éco­no­mistes. Il se refuse à prendre en compte tout autre infor­ma­tion de type pré­mo­ni­toire qui per­met pour­tant d’i­ma­gi­ner ce que sera – demain – la socié­té dite euro­péenne. Autre­ment dit, quand on lui parle de pros­pec­tive, il ferme sa porte. C’est là une infir­mi­té rédhi­bi­toire dont souffrent actuel­le­ment tous les débats sur le chômage.

Notre ana­lyse du pro­blème est nova­trice en ce sens qu’elle prend appui sur une approche volon­tai­re­ment pros­pec­tive ; qu’en­tendre par là ? Cela signi­fie tout sim­ple­ment savoir tenir compte non seule­ment d’une ana­lyse cri­tique de la situa­tion actuelle (à laquelle contri­buent lar­ge­ment les études des éco­no­mistes et des socio­logues bien enten­du) mais sur­tout admettre les signes avant-cou­reurs d’une explo­sion sociale qui nous menace afin de pou­voir ima­gi­ner des mesures qui puissent per­mettre de l’é­vi­ter. On peut d’ores et déjà en citer au moins cinq d’entre eux qui ont pour nom : libé­ra­lisme, démo­gra­phie, libre-échange, NTIC (Nou­velles tech­no­lo­gies de l’in­for­ma­tion et de la com­mu­ni­ca­tion), justice…

  • La socié­té actuelle est enga­gée sous la ban­nière du libé­ra­lisme qui, lors­qu’il devient « sau­vage », ne connaît plus de limites aux consé­quences iné­luc­tables de la loi féroce de l’offre et de la demande. C’est le cas aux USA où l’on offre des salaires de misère dans les sec­teurs d’ac­ti­vi­tés tra­di­tion­nelles, autres que les nou­veaux sec­teurs de la muta­tion tech­no­lo­gique en cours (infor­ma­tique, robo­ti­sa­tion). Hélas, la pau­pé­ri­sa­tion des masses exclues des nou­veaux domaines du SAVOIR ne pour­ra qu’en­gen­drer la révolte !
     
  • Le monde de demain connaî­tra de nou­velles contraintes sous l’angle de la démo­gra­phie. Même si la pla­nète peut nour­rir tout le monde, la mise en place des ravi­taille­ments pour­ra se heur­ter à des dif­fi­cul­tés insur­mon­tables. Les popu­la­tions des pays pauvres sur­peu­plés émi­gre­ront alors vers les pays riches.
     
  • Le libre-échange mon­dia­liste n’en est qu’à ses débuts mais, faute d’or­ga­nismes régu­la­teurs, il com­mence à por­ter des fruits empoi­son­nés inac­cep­tables, par­mi les­quels le chô­mage, consé­quence pour les pays déve­lop­pés de la concur­rence d’une main-d’oeuvre sous-payée à l’étranger.
     
  • Le déve­lop­pe­ment des moyens rapides de com­mu­ni­ca­tion rend déjà obso­lète le sys­tème de repré­sen­ta­tion des citoyens par des élus. Dans l’a­ve­nir la com­mu­ni­ca­tion directe entre « groupes de pres­sion » et « gou­ver­ne­ment » devra être orga­ni­sée de façon ins­ti­tu­tion­nelle, sans remettre en cause si pos­sible le rôle fon­da­men­tal des partis.
     
  • Le laxisme actuel de la Jus­tice, allant jus­qu’à la non- appli­ca­tion des lois, condui­ra à modi­fier le fonc­tion­ne­ment des orga­nismes char­gés du main­tien de l’ordre, non sans avoir préa­la­ble­ment sup­pri­mé la béné­dic­tion ins­ti­tu­tion­nelle accor­dée à l’oi­si­ve­té, géné­ra­trice de vio­lence ; l’ab­sence de solu­tion au pro­blème cru­cial de la sécu­ri­té condui­ra en effet à des pra­tiques d’au­to­dé­fense de la part des agressés…

1 – La société du XXIe siècle

Pour dis­cu­ter uti­le­ment du deve­nir de notre socié­té, il convien­drait tout d’a­bord de recon­si­dé­rer le rai­son­ne­ment des sociologues.

L’é­vo­lu­tion dépen­dra du cas que l’on fera des valeurs per­ma­nentes qui motivent l’homme : liber­té, droits et res­pon­sa­bi­li­tés, vie de famille, éman­ci­pa­tion des femmes, com­pas­sion pour les faibles, âgés ou infirmes, tolé­rance vis-à-vis d’au­trui, res­pect de la vie, recherche de la paix, de la véri­té, pro­gres­sion de l’i­dée de soli­da­ri­té mon­diale. Pour­ra-t-on vaincre d’autre part la résis­tance au chan­ge­ment, la cor­rup­tion, les conflits ou consen­sus néfastes inhé­rents aux forces du mar­ché, la dégé­né­res­cence des ver­tus politiques ?

Une chose est cer­taine, c’est qu’il fau­dra garan­tir à chaque citoyen la satis­fac­tion de ses besoins fon­da­men­taux (toit, nour­ri­ture, vête­ments, ins­truc­tion et liber­té). Mais par quelles voies et quels moyens ? Autre­ment dit : qui pro­dui­ra la richesse et com­ment la répar­ti­ra-t-on ? Depuis que le monde existe, on a tout essayé en com­men­çant par le troc et la pra­tique du don, puis en régle­men­tant la vie en socié­té, qu’elle fut du type agri­cole, mar­chande, médié­vale ou indus­trielle, diri­giste ou libé­rale mais remar­quons tou­te­fois que l’on n’a jamais dis­so­cié répar­ti­tion des richesses et main­tien d’un mini­mum d’ordre, c’est-à-dire de sécurité.

Pour pou­voir pro­po­ser les bases d’un sys­tème de répar­ti­tion du tra­vail adap­té au monde futur, il convient natu­rel­le­ment de choi­sir tout d’a­bord entre les deux thèses en pré­sence sur les causes actuelles du chô­mage et sur ses pos­si­bi­li­tés d’évolution :

– l’une qui pré­tend que le chô­mage res­te­ra tou­jours un phé­no­mène de conjonc­ture, lié à des crises cycliques dans un sys­tème de libre-échange désor­mais mondialisé,
– l’autre qui admet avec bon nombre d’é­co­no­mistes, hommes d’af­faires ou écri­vains tel l’au­teur de L’é­cri­ture ou la vie1)Jorge Sem­prun (à l’oc­ca­sion d’une réunion tenue à la Sor­bonne les 19 et 20 octobre der­niers sous le titre « La cité de la réus­site ») que la « troi­sième révo­lu­tion indus­trielle a engen­dré une muta­tion fon­da­men­tale des modes de pro­duc­tion qui détruit l’emploi« 2, ce qui ne veut pas dire qu’elle détruit pour autant la pro­duc­tion de richesses.

Déjà les membres du club de Rome dans leur rap­port annuel de 1992 avaient pré­dit que l’é­vo­lu­tion du monde moderne ne ferait qu’ag­gra­ver le pro­blème endé­mique de la désoc­cu­pa­tion : « Si l’in­dus­trie n’a plus besoin de gros effec­tifs, ce n’est pas à cause de crises cycliques, mais parce que la socié­té réclame – et que la tech­nique per­met – une pro­duc­ti­vi­té très éle­vée du tra­vail (…). Nous fai­sons l’hy­po­thèse qu’à l’a­ve­nir l’in­di­vi­du sera moins pré­oc­cu­pé par le chô­mage tel que nous l’a­vons enten­du jus­qu’à pré­sent (non-tra­vail), mais vou­dra sur­tout avoir une occu­pa­tion au sens large du terme« 3.

C’est évi­dem­ment cette der­nière expli­ca­tion qui est la bonne mais les hommes poli­tiques n’ont pas le cou­rage de dire qu’il est impos­sible de reve­nir au plein emploi des « trente glo­rieuses », ajoute Jorge Sem­prun. Un court rap­pel his­to­rique des choix exer­cés dans le pas­sé devrait per­mettre ensuite de pro­po­ser une solu­tion en har­mo­nie avec l’a­na­lyse ci-dessus.

2 – Rappel historique

Si l’on en croit l’An­cien Tes­ta­ment – « Tu gagne­ras ton pain à la sueur de ton front » – le pro­blème « Travail/Survie » res­te­ra celui de tous les temps… Tous les types de socié­tés ont eu à faire face aux dés­équi­libres de cette équa­tion élé­men­taire, géné­ra­teurs de chômage.

Le sys­tème actuel de ges­tion de chô­mage, c’est-à-dire « en don­nant le salaire sans le tra­vail » comme dans la Rome antique4, n’a jamais été pra­ti­qué ailleurs ni en d’autres temps, à notre connaissance.

Dans les autres cas, selon l’Ency­clo­poe­dia Uni­ver­sa­lis, les diri­geants res­pon­sables s’ef­for­cèrent tou­jours de créer des res­sources aux néces­si­teux sans tra­vail, en orga­ni­sant des sec­tions de tra­vaux publics comme à Athènes sous Péri­clès, des ate­liers de cha­ri­té comme à Reims après la guerre de Cent Ans qui pro­cu­rèrent d’ailleurs des béné­fices à ceux qui avaient avan­cé les fonds. Des ate­liers publics furent encore créés à diverses reprises, sous l’im­pul­sion des rois de France, de Fran­çois Ier à Louis XVI et la Révo­lu­tion fran­çaise de 1789 ne trou­va pas d’autre solu­tion pour faire face à l’é­ter­nel pro­blème de la désoc­cu­pa­tion, puisque l’As­sem­blée consti­tuante auto­ri­sa en 1790 la consti­tu­tion des Ate­liers de Paris5.

L’exemple le plus connu reste celui des ate­liers natio­naux de 1848, le gou­ver­ne­ment pro­vi­soire ayant arrê­té « qu’il fal­lait secou­rir l’ou­vrier par le tra­vail qui honore, plu­tôt que par l’au­mône qui humi­lie ». L’é­chec vint prin­ci­pa­le­ment du manque de tra­vaux à confier à ces ate­liers, que l’his­toire a impu­té au mau­vais vou­loir du corps des Ponts et Chaus­sées fon­ciè­re­ment hos­tile au sys­tème. Par contre, les ate­liers de femmes orga­ni­sés par les douze arron­dis­se­ments de Paris furent un suc­cès ne lais­sant à leur liqui­da­tion qu’une perte insi­gni­fiante à la charge du Trésor.

Par­tant de l’i­dée qui rejoint celles du rap­port Bois­son­nat, du Com­mis­sa­riat géné­ral au Plan (octobre 1995) « sur le tra­vail dans vingt ans », à savoir qu’il fau­dra adap­ter les condi­tions du tra­vail aux muta­tions socio-éco­no­miques, nous pro­po­sons un sys­tème nou­veau par rap­port aux pra­tiques anciennes. Ce sys­tème consiste à faire coha­bi­ter deux sec­teurs d’emploi :

– le sec­teur pro­duc­teur de richesses exis­tant qui fonc­tionne selon le sys­tème le plus effi­cace, le libéralisme,
– un sec­teur nou­veau d’oc­cu­pa­tions, géné­ra­trices de sécu­ri­té et d’a­mé­lio­ra­tion de la qua­li­té de la vie, selon une for­mule du type « régies auto­nomes régio­nales », par exemple, et à orga­ni­ser l’ar­bi­trage des conflits pos­sibles entre les deux secteurs.

3 – La gestion du secteur d’occupations d’utilité publique

Ce sec­teur pour­rait être géré par autant de socié­tés qu’il existe de régions en France et que l’on pour­rait dénom­mer : « Socié­tés de ges­tion d’in­té­rêts régio­naux » (SGIR). L’é­ven­tail des tra­vaux et occu­pa­tions, sus­cep­tibles d’être confiés aux SGIR dans les domaines d’u­ti­li­té publique, est suf­fi­sam­ment vaste pour per­mettre d’oc­cu­per tous les chô­meurs, la qua­li­té de vie des popu­la­tions régio­nales étant évi­dem­ment fonc­tion de leur nombre. Citons à titre indi­ca­tif les domaines suivants :

– la sécu­ri­té publique, la lutte contre les fléaux (drogue, Sida), la sau­ve­garde de l’en­vi­ron­ne­ment, la récu­pé­ra­tion de matières et maté­riaux pour recy­clage, l’ac­com­pa­gne­ment social dans un monde déshu­ma­ni­sé, l’aide cari­ta­tive que les orga­ni­sa­tions non gou­ver­ne­men­tales ne suf­fisent pas à assu­mer tota­le­ment, la lutte contre l’in­cul­ture infor­ma­tique, l’a­mé­lio­ra­tion des moyens de ges­tion par­fois insuf­fi­sants des pré­fec­tures et mai­ries, etc.

4 – Étude de faisabilité

Pour s’as­su­rer que de telles socié­tés régio­nales soient viables, il serait néces­saire de confier à un petit groupe de tra­vail une étude de fai­sa­bi­li­té, tenant compte des prin­cipes suivants :

– non-concur­rence vis-à-vis de l’in­dus­trie et du com­merce pri­vés qui doivent gar­der des avan­tages très nets pour sus­ci­ter l’en­vie d’oeu­vrer en leur sein,
– mise au point d’un sys­tème de rému­né­ra­tion au sein des SGIR qui tienne compte prin­ci­pa­le­ment du pro­fil pro­fes­sion­nel des indi­vi­dus mais aus­si de l’emploi tenu,
– com­pa­rai­son entre le coût actuel du chô­mage pour la Nation et la charge qui pour­rait résul­ter pour le Tré­sor de la ges­tion des SGIR : on entend dire cou­ram­ment que le chô­mage coûte à la France 400 mil­liards de francs, ce qui pour 3 300 000 chô­meurs donne une marge de cou­ver­ture de 121 000 francs par an et par individu.

5 – Conclusion : peut-on progresser ?

Le concept que l’on vient de déve­lop­per a pris nais­sance en novembre 1992 et a été sou­mis à l’é­poque à divers éche­lons de l’ap­pa­reil gou­ver­ne­men­tal qui l’ont réexa­mi­né notam­ment en avril 1994 et en novembre 1995 mais l’ac­cueil favo­rable annon­cé a été sui­vi chaque fois d’un enli­se­ment par omis­sion et l’é­tude de fai­sa­bi­li­té pro­po­sée n’a jamais été lan­cée. Pourquoi ?

En voi­ci la rai­son : l’i­dée neuve pro­po­sée est basée sur une répar­ti­tion contrô­lée entre tous les citoyens de la richesse natio­nale géné­rée par un nombre limi­té d’ac­tifs et de robots. Le sys­tème diri­giste qui garan­tit, grâce à des « occu­pa­tions », le droit au tra­vail des exclus du sys­tème pro­duc­tif fait pen­ser à un renou­veau de com­mu­nisme et fait peur. Un tel réflexe dénote un manque de réflexion sérieux car il ne s’a­git pas de faire revivre une idéo­lo­gie qui s’est révé­lée néfaste parce que tota­li­taire. Tout au plus s’a­git-il de faire une place à la « soli­da­ri­té » dans un sys­tème qui reste fon­da­men­ta­le­ment libé­ral mais dont on entend limi­ter les excès6.

Pour garan­tir le bon fonc­tion­ne­ment du sys­tème pro­po­sé, il res­te­rait à étu­dier la mise en place d’un orga­nisme d’ar­bi­trage pour régler les conflits entre les deux régimes de tra­vail offerts à tout citoyen. Il ne manque pas d’or­ga­nismes d’é­tudes à la dis­po­si­tion du gou­ver­ne­ment pour conduire une inves­ti­ga­tion dans ce sens avec l’é­tude de fai­sa­bi­li­té déjà pro­po­sée, comme par exemple le Com­mis­sa­riat au Plan ou le Conseil éco­no­mique et social.

Mais sou­haite-t-on vrai­ment offrir à nos conci­toyens, et en par­ti­cu­lier aux jeunes, de vraies rai­sons d’es­pé­rer en l’a­ve­nir ou bien ne pré­fé­re­ra-t-on pas conti­nuer à leur pro­di­guer des soins pal­lia­tifs en atten­dant la catastrophe ?

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1. Gal­li­mard, 1994.
2. Le Figa­ro du 18/10/96, « Un entre­tien avec Jorge Semprun ».
3. Ques­tions de sur­vie – La révo­lu­tion mon­diale a com­men­cé, p. 74, éd. Calmann-Lévy.
4. Selon L. A. Gar­nier-Pagès, auteur de L’his­toire de la Révo­lu­tion de 1848, pour évi­ter les désordres sur la place publique, il fal­lait bien « ouvrir les gre­niers publics, pui­ser dans le tré­sor, dis­tri­buer à cha­cun sa ration de blé et sa pièce d’or ».
5. Mal gérés, ils furent dis­sous un an après.
6. En pous­sant le rai­son­ne­ment jus­qu’à ses limites dans le cas d’un libé­ra­lisme tota­li­taire, on arri­ve­rait fina­le­ment à pro­po­ser aux lais­sés-pour-compte de leur assu­rer, en contre­par­tie de leur tra­vail, uni­que­ment le gîte et le cou­vert, c’est-à-dire de les rame­ner au niveau de « véri­tables esclaves ».

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