Productivité et équité, la fin d’un rêve ?

Dossier : Libres proposMagazine N°571 Janvier 2002Par : Jacques VILLIERS (45), ingénieur général (H) de l'aviation civile, membre de l'Académie nationale de l'air et de l'espace

Une grande espérance déçue

Que s’est-il pas­sé pour que tant d’an­nées » piteuses « 1 suc­cèdent à trente années si » glo­rieuses « 2, alors que le pro­grès des tech­niques et de la ges­tion ne s’est nul­le­ment ralen­ti ? Où en est-on aujourd’­hui après tant d’es­poirs sus­ci­tés par la flam­bée obser­vée au tour­nant du nou­veau siècle ? Qu’en sera-t-il demain ?

Cer­tains n’en­tre­voyaient-ils pas la » fin de l’his­toire « 3 ou la » fin du tra­vail « 4 ?

Par quels enchaî­ne­ments per­vers est-on pas­sé du » tou­jours plus « 5 social à une rigueur crois­sante envers les plus dému­nis ? Pour­quoi ren­contre-t-on de plus en plus de dif­fi­cul­tés à finan­cer un État-pro­vi­dence dont on avait consi­dé­ré l’ap­pro­fon­dis­se­ment pro­gres­sif comme une conquête sociale défi­ni­ti­ve­ment acquise pour tous ? Pour­quoi le sys­tème éco­no­mique régu­lé par l’É­tat, qui a si long­temps fait la preuve de son effi­ca­ci­té, devrait-il lais­ser le champ libre à une éco­no­mie plus radi­ca­le­ment libé­rale et moins équitable ?

Cer­tains évoquent les cycles de Kon­dra­tieff, d’autres constatent avec phi­lo­so­phie que les arbres ne montent jamais jus­qu’au ciel ou se remé­morent la malé­dic­tion fon­da­trice pesant sur le tra­vail et la connais­sance, tan­dis que d’autres enfin attri­buent plus pro­saï­que­ment la rup­ture au pre­mier choc pétro­lier de 1973.

Un regard d’ingénieur

Il est dif­fi­cile de se for­ger une opi­nion à ce sujet en dépit de stu­dieuses lec­tures allant des savantes théo­ries éco­no­miques jus­qu’aux envo­lées lyriques des idéo­logues, en pas­sant par les dis­cours poli­tiques, les polé­miques les plus pri­maires ou les com­men­taires de la Presse qui évo­luent comme la girouette au gré du vent de la conjoncture.

Figure 1
Évo­lu­tion du PIB fran­çais depuis 1870
Évolution du PIB français depuis 1870
Échelle loga­rith­mique.
Source : Mad­di­son, 1995.

Mais l’in­gé­nieur n’est pas désar­mé pour jeter son propre regard sur le sys­tème éco­no­mique, comme il le ferait sur des sys­tèmes qu’il sait conce­voir et qui, eux aus­si, sont sou­vent ouverts sur un envi­ron­ne­ment com­plexe et peu prévisible.

Il a paru sti­mu­lant de ten­ter une telle expé­rience, en sur­mon­tant une approche ini­tiale qui rebute les pre­mières incur­sions : la science éco­no­mique brasse des mon­tagnes de don­nées et pos­sède son lan­gage, ses concepts et ses méthodes originales.

Ce périple a conduit à visi­ter les grands pro­blèmes sociaux, éco­no­miques et poli­tiques actuels.

Un surprenant accident de parcours

Sti­mu­lée par le pro­grès tech­nique, la crois­sance éco­no­mique a mon­tré une éton­nante conti­nui­té pen­dant plus d’un siècle (fig. 1) ; même les accrocs des deux grandes guerres ont été assez vite rattrapés.

Figure 2
Taux de crois­sance de la pro­duc­ti­vi­té totale des facteurs
Taux de croissance de la productivité totale des facteurs
Source : Secré­ta­riat de l’OCDE

Au tour­nant des années soixante-soixante-dix, on constate cepen­dant un phé­no­mène qui, de prime abord, semble sur­pre­nant : un fort et durable inflé­chis­se­ment des gains de pro­duc­ti­vi­té est inter­ve­nu qua­si simul­ta­né­ment dans tous les pays déve­lop­pés (fig. 2). Les modèles de crois­sance, même les plus sophis­ti­qués, ne l’a­vaient pas pré­vu et ne per­mettent pas de l’ex­pli­quer a pos­te­rio­ri. De ce fait, et en dépit de véri­fi­ca­tions appro­fon­dies effec­tuées notam­ment à la demande expresse de M. Greens­pan (FED) lui-même, cer­tains en viennent à nier le réa­lisme du concept de pro­duc­ti­vi­té tan­dis que d’autres se consolent en invo­quant un sup­po­sé » para­doxe du pro­grès tech­nique « .

L’in­tui­tion de l’in­gé­nieur l’a­mène plu­tôt à for­mu­ler l’hy­po­thèse qu’un pro­ces­sus non linéaire pour­rait être à l’œuvre depuis tou­jours au sein des struc­tures de pro­duc­tion, de dis­tri­bu­tion et de consom­ma­tion. Avant de ten­ter de recher­cher son exis­tence éven­tuelle, on s’in­ter­ro­ge­ra d’a­bord sur ce que mesure la pro­duc­ti­vi­té et sur l’am­pleur des consé­quences de ses varia­tions, même les plus minimes.

Que mesure la productivité ?

Un modèle clas­sique simple (for­mule de Cobb-Dou­glas6) rend conve­na­ble­ment compte de l’al­chi­mie qui s’o­père depuis le début de l’ère indus­trielle entre les quan­ti­tés de fac­teurs de pro­duc­tion (le tra­vail L et le capi­tal K) qui sont mis en œuvre. L’é­vo­lu­tion de ces seuls fac­teurs ne suf­fit cepen­dant pas pour décrire l’é­vo­lu­tion du pro­duit natio­nal Q ; en effet, même à fac­teurs de pro­duc­tion sup­po­sés constants, celui-ci aug­men­te­rait chaque année du fait des gains de la pro­duc­ti­vi­té p.

On attri­bue évi­dem­ment la crois­sance de la pro­duc­ti­vi­té à celle du pro­grès tech­nique (pro­grès des tech­niques mais aus­si des modes de ges­tion et de dis­tri­bu­tion) : c’est de ce fait que la valeur ajou­tée par tra­vailleur a pu » mira­cu­leu­se­ment » croître d’une manière expo­nen­tielle depuis plus d’un siècle. Les Comp­ta­bi­li­tés natio­nales dis­posent de moyens très sophis­ti­qués pour mesu­rer le pro­duit natio­nal ain­si que la varia­tion annuelle de la pro­duc­ti­vi­té totale et des pro­duc­ti­vi­tés res­pec­tives du tra­vail et du capi­tal7.

Un changement aux conséquences considérables

La hausse pro­gres­sive de la pro­duc­ti­vi­té de cha­cun des fac­teurs capi­tal et tra­vail per­met l’ac­cu­mu­la­tion du capi­tal, l’aug­men­ta­tion des salaires directs et du pré­lè­ve­ment de ce qu’on pour­rait appe­ler un » usu­fruit de la col­lec­ti­vi­té » uti­li­sé pour sol­va­bi­li­ser le déve­lop­pe­ment d’in­fra­struc­tures et de ser­vices essen­tiels à la vie indi­vi­duelle et col­lec­tive des nations modernes (orga­ni­sa­tion de la Cité, san­té, édu­ca­tion, culture, sécu­ri­té, transports…).

Une dimi­nu­tion même aus­si modeste que d’un point de cette pro­duc­ti­vi­té (pas­sant par exemple de 3 % à 2 % pen­dant vingt ans) entraîne un » manque à gagner » sur l’aug­men­ta­tion des capa­ci­tés dis­tri­bu­tives de plus de 20 % du PIB au cours de la ving­tième année et une perte cumu­lée sur la période égale à 3 fois le PIB total de la pre­mière année !

Ce phénomène est-il explicable ?

L’in­flé­chis­se­ment de la crois­sance de la pro­duc­ti­vi­té ain­si consta­té est-il de nature conjonc­tu­relle ou consti­tue-t-il un phé­no­mène struc­tu­rel explicable ?

Il est clas­sique de consta­ter que l’é­co­no­mie agri­cole a fait place à l’é­co­no­mie indus­trielle puis à l’é­co­no­mie des ser­vices et de l’in­for­ma­tion. Les consé­quences de la pre­mière de ces muta­tions sont bien connues. Peut-on en dire autant de la seconde ?

Les notions de ser­vice et d’in­for­ma­tion se recou­pant, on se deman­de­ra suc­ces­si­ve­ment dans quelle mesure la crois­sance conti­nue de cha­cune de ces acti­vi­tés peut contri­buer à expli­quer le phé­no­mène constaté.

Une première explication : la croissance de l’économie de service.

La crois­sance de la part des ser­vices touche à la fois les entre­prises, les pres­ta­tions col­lec­tives et la consom­ma­tion des ménages :

  • la com­plexi­fi­ca­tion crois­sante de l’é­co­no­mie moderne ain­si que la pres­sion d’in­no­va­tion et de concur­rence impo­sée par les mar­chés contraignent les entre­prises à consa­crer une part crois­sante de leurs res­sources en tra­vail et en capi­tal à des acti­vi­tés de ser­vice : mana­ge­ment géné­ral, recherche/développement, ges­tion admi­nis­tra­tive, humaine, com­mer­ciale, finan­cière, comp­table, fis­cale, mar­ke­ting et publi­ci­té, déve­lop­pe­ment de leur image, de leurs marques, de leurs réseaux de dis­tri­bu­tion… Ces ser­vices, faute des­quels aucun bien ou ser­vice final ne pour­rait être conçu ni écou­lé sur le mar­ché, consti­tuent une pro­duc­tion inter­mé­diaire non com­mer­cia­li­sée en tant que telle, mais dont le coût s’a­joute à celui de la fabri­ca­tion de ces biens finaux (ou à la pres­ta­tion de ces ser­vices finaux) pro­pre­ment dits. Ils sont le prix à payer pour conce­voir et mettre en œuvre les moyens pour amé­lio­rer la pro­duc­ti­vi­té, mais aus­si pour assu­rer ce qu’on pour­rait dési­gner par un néo­lo­gisme : la » pro­duc­ti­bi­li­té » ;
  • la demande des citoyens incite la col­lec­ti­vi­té à consa­crer un effort sou­te­nu aux fonc­tions réga­liennes, à la sol­va­bi­li­sa­tion d’une demande crois­sante rela­tive à la san­té, à l’é­du­ca­tion, aux moyens de dépla­ce­ment sur tout le ter­ri­toire, au déve­lop­pe­ment et au fonc­tion­ne­ment des villes, etc., afin de satis­faire ce qu’on pour­rait appe­ler la » pré­fé­rence pour les ser­vices » ;
  • >

  • cette pré­fé­rence pour les ser­vices touche aus­si les ménages qui, com­blés de biens maté­riels, consacrent une part crois­sante de leur consom­ma­tion à des dépenses telles que vacances, voyages, sports, garde des enfants et des vieillards…


L’ex­pé­rience montre que la part des ser­vices dans l’emploi total a crû qua­si linéai­re­ment au cours de la période 1950–1990 pas­sant ain­si (source OCDE) de 53 % à 71 % aux USA, tan­dis que l’Eu­rope a sui­vi la même voie avec quelques années de retard : de 33 % à 64 % pour la France et plus len­te­ment en RFA soit de 33 % à 57 %.

La » dilution de la productivité » par les services

La crois­sance des acti­vi­tés de ser­vices s’est ain­si révé­lée faste pour l’emploi, puis­qu’elle a com­pen­sé la réduc­tion du tra­vail manu­fac­tu­rier ren­due iné­luc­table par la crois­sance rapide de sa pro­duc­ti­vi­té. C’est ain­si qu’a été évi­tée la catas­trophe que redou­taient les canuts lyonnais.

Mais qu’en est-il en ce qui concerne la pro­duc­ti­vi­té moyenne de l’en­semble du travail ?

Pour s’en faire d’a­bord une pre­mière idée, on par­ti­ra d’une double constatation :

  • la crois­sance de la pro­duc­ti­vi­té phy­sique du sec­teur des ser­vices est en moyenne très infé­rieure à celle du sec­teur manu­fac­tu­rier ; ce der­nier pro­duit de plus en plus avec de moins en moins de tra­vailleurs tan­dis que le nombre d’a­gents néces­saires au fonc­tion­ne­ment de cha­cun des grands ser­vices au sein des entre­prises ne cesse de croître ou que le nombre de malades par méde­cin ou de pro­fes­seurs par élève reste plus ou moins stag­nant et trouve rapi­de­ment sa limite, etc. ;
  • en revanche, quelle que soit la nature de leur emploi, tous les sala­riés n’en béné­fi­cient pas moins d’une manière égale de la crois­sance géné­rale : gros­so modo la crois­sance de tous les salaires est pro­por­tion­nelle à celle de la pro­duc­ti­vi­té moyenne.


Il s’en­suit que les coûts uni­taires dans le sec­teur des ser­vices ne cessent de croître puisque l’aug­men­ta­tion annuelle des salaires y est supé­rieure à celle de leur propre pro­duc­ti­vi­té. Le contraire inter­vient dans le sec­teur manufacturier.

Figure 3
Un cycle sécu­laire d’évolution
de la crois­sance de la productivité
Un cycle séculaire d’évolution de la croissance de la productivité
Source : Robert J. Gordon,
The Ame­ri­can Eco­no­mics Review, mai 1999

Si deux types d’offre sont pré­sents sur le mar­ché, on pour­rait s’at­tendre à ce que ce soit le sec­teur dont les coûts rela­tifs vont en décrois­sant qui se déve­loppe le plus rapidement.

Or, c’est à l’é­vi­dence le contraire qui se produit !

Il s’en­suit que le coût total du sec­teur des ser­vices croît d’une manière qua­dra­tique sous l’ef­fet conju­gué de l’aug­men­ta­tion du nombre d’emplois et des coûts uni­taires. . Tel serait donc le phé­no­mène non linéaire dont on avait pres­sen­ti l’exis­tence pro­bable et que W. Bau­mol a mis en évi­dence dès 1967 dans le cas des ser­vices urbains8.

Un pro­ces­sus du même ordre inter­vient en ce qui concerne le capi­tal : les inves­tis­se­ments dans les ser­vices (notam­ment en ordi­na­teurs et logi­ciels) dépassent désor­mais ceux qui sont consa­crés aux équi­pe­ments de pro­duc­tion matérielle.

Connais­sant l’é­vo­lu­tion du taux de ter­tia­ri­sa­tion, il est pos­sible de mener un cal­cul, dont on fera grâce au lec­teur ; le bon sens suf­fit pour com­prendre que la crois­sance com­po­site de la pro­duc­ti­vi­té moyenne du tra­vail, qui était au départ proche de celle du sec­teur manu­fac­tu­rier, tende in fine vers celle des ser­vices. C’est ce que confirme l’é­vo­lu­tion de la pro­duc­ti­vi­té amé­ri­caine sur une très longue période (fig. 3).

Les services, un univers à multiples facettes

L’a­na­lyse qui pré­cède est de nature essen­tiel­le­ment comp­table. On peut s’at­tar­der un ins­tant pour s’in­ter­ro­ger plus avant sur les consé­quences sociales de cette évo­lu­tion, notam­ment sur les pré­lè­ve­ments obli­ga­toires et sur la crois­sance en qua­li­té des pro­duits et services.

a) Les fonc­tions réga­liennes, la san­té, l’é­du­ca­tion, etc., peuvent être consi­dé­rées sous deux jours différents :

  • comme une consom­ma­tion finale au pro­fit des citoyens qui béné­fi­cient ain­si de la jouis­sance d’une démo­cra­tie pai­sible, d’une culture vivante, d’une san­té amé­lio­rée, d’in­fra­struc­tures effi­caces, etc. ;
  • comme un ensemble de condi­tions stric­te­ment néces­saires au déve­lop­pe­ment d’une éco­no­mie moderne, ce qui a conduit à en faire sup­por­ter l’es­sen­tiel des coûts aux entre­prises et à leurs sala­riés : le plus grand obs­tacle au démar­rage de l’é­co­no­mie des pays les plus pauvres n’est-il pas jus­te­ment dû à leur retard dans leur niveau de struc­tures, d’é­du­ca­tion, de san­té, de sécu­ri­té, d’infrastructures ?


Leur double nature de pré­lè­ve­ment obli­ga­toire et de pres­ta­tions au béné­fice de cha­cun en par­ti­cu­lier et de l’é­co­no­mie en géné­ral éclaire l’am­bi­guï­té qui se cache sous bien des dis­cours à ce sujet. Trop de pré­lè­ve­ments obli­ga­toires ? Peut-être ! Mais trop d’in­fir­mières, de for­ma­tion, de police, de magis­trats, de crèches, de rem­bour­se­ment des frais de san­té, d’ar­mée, de trans­ports col­lec­tifs, de retraites, etc. ? En tout cas, les moyens déga­gés par la pro­duc­ti­vi­té géné­rale sont deve­nus insuf­fi­sants pour sol­va­bi­li­ser et rému­né­rer ces ser­vices à hau­teur des besoins du tis­su éco­no­mique et des attentes sociales de plus en plus impa­tientes. Jus­qu’à quel point la crois­sance poten­tielle de la pro­duc­ti­vi­té propre de ces ser­vices per­met­trait-elle de com­pen­ser l’i­né­luc­table crois­sance qua­dra­tique de leurs coûts ?

On remar­que­ra au pas­sage que le taux com­pa­ra­tif d’un pays à l’autre des pré­lè­ve­ments obli­ga­toires (notam­ment entre l’UE et les USA) n’a guère de sens dans la mesure où, dans ce der­nier pays, une grande part du finan­ce­ment de la san­té, de l’é­du­ca­tion et des retraites est du domaine du finan­ce­ment pri­vé… et n’est acces­sible qu’à ceux qui, direc­te­ment ou indi­rec­te­ment, ont les moyens d’en assu­mer la charge !

b) On peut aus­si se deman­der si la pro­duc­ti­vi­té des fac­teurs, telle qu’elle est cal­cu­lée par les Comp­ta­bi­li­tés natio­nales, reflète suf­fi­sam­ment l’é­vo­lu­tion en qua­li­té des biens et ser­vices pro­duits qui a pro­gres­si­ve­ment trans­for­mé la vie de l’homme moderne ; en revanche, on convien­dra qu’elle ne tient qu’un compte limi­té des sco­ries de la civi­li­sa­tion indus­trielle (pol­lu­tions, nui­sances, stress, insé­cu­ri­té urbaine, satu­ra­tion des trans­ports, gas­pillage des res­sources non renou­ve­lables…). Il n’est cepen­dant pas néces­saire d’ef­fec­tuer ce bilan, sur lequel le lec­teur se for­ge­ra sa propre opi­nion, dès lors qu’on s’in­té­resse essen­tiel­le­ment à la crois­sance et à la répar­ti­tion des richesses dis­tri­buables (reve­nus et usu­fruit col­lec­tif). Esti­mer dans quelle mesure le » pro­grès » a ren­du l’homme moderne plus ou moins heu­reux que par le pas­sé et pré­pare plus ou moins bien l’a­ve­nir des géné­ra­tions à venir relève d’un tout autre débat.

Un autre éclairage : l’économie de l’information

Exa­mi­ner l’é­co­no­mie selon un autre mode de clas­se­ment (acti­vi­tés matérielles/activités infor­ma­tion­nelles) apporte un éclai­rage com­plé­men­taire qui révèle de pré­cieux résul­tats quantitatifs.

Dans cette optique, le mar­ché appa­raît comme un gigan­tesque sys­tème de trai­te­ment de l’in­for­ma­tion : mieux que ses concur­rentes, chaque entre­prise doit pré­voir, devan­cer, influen­cer et satis­faire le choix des inves­tis­seurs comme celui des consom­ma­teurs et conce­voir sans cesse de nou­veaux biens et ser­vices ain­si que de nou­veaux modes et cir­cuits de distribution.

Figure 4
Crois­sance et tra­vail de l’information
Croissance et travail de l’information
Source : Jean Voge, Le com­plexe de Babel.

D’é­mi­nents cher­cheurs (Machlup et Porat aux USA et le si regret­té Jean Voge (X 40) en France) se sont atta­chés à retra­cer l’his­to­rique, sur un siècle et aux USA, de la pro­por­tion Xi = Li/L d’emplois de l’in­for­ma­tion dans l’emploi total ; ils ont ain­si mis en évi­dence (fig. 4) le qua­si par­fait paral­lé­lisme de la crois­sance de ce taux Xi et de la valeur ajou­tée totale par emploi Q/L. Ce résul­tat quan­ti­ta­tif confirme un fait que l’on pressent intui­ti­ve­ment, à savoir que c’est le trai­te­ment de l’in­for­ma­tion, c’est-à-dire l’in­tel­li­gence créa­trice, qui consti­tue le moteur de la crois­sance de la productivité.

Il ne s’a­git pas d’une simple curio­si­té théo­rique, tant les ensei­gne­ments qu’on peut en tirer sont impor­tants… et surprenants.

De cette seule rela­tion, on peut en effet déduire (cf. enca­dré) au moins quatre consé­quences essen­tielles en sup­po­sant sim­ple­ment, comme ci-des­sus, que tous les salaires s (ceux des cols bleus comme ceux des cols blancs) aug­mentent en moyenne pro­por­tion­nel­le­ment à la valeur ajou­tée moyenne par emploi Q/L (donc pro­por­tion­nel­le­ment à Xi du fait du paral­lé­lisme ci-des­sus constaté) :

1) la » pro­duc­ti­vi­té du fac­teur tra­vail infor­ma­tion­nel » Q/Li est res­tée stric­te­ment constante sur toute la période ;

2) la » pro­duc­ti­vi­té du fac­teur tra­vail maté­riel » Q/Lm a crû à un rythme constant sur toute la période ;

Le par­fait paral­lé­lisme de la crois­sance de la valeur ajou­tée par tra­vailleur Q/L et du pour­cen­tage Xi = Li/L per­met d’écrire :

Q/L = k Xi.

En sup­po­sant que tous les salaires s (ceux des cols bleus comme ceux des cols blancs aug­mentent pro­por­tion­nel­le­ment à la valeur ajou­tée par tra­vailleur Q/L (donc aus­si à Xi), on peut calculer :
 
a) la pro­duc­ti­vi­té du “ fac­teur tra­vail informationnel ” :

Q/Li = Q/L x L/Li = k X/Xi = k

b) la pro­duc­ti­vi­té du « fac­teur tra­vail matériel » :

Q/Lm = Q/L x L/Lm = Q/L x L/(L- Li)
soit Q/Lm = k Xi/ (1‑Xi)

c) le coût total du tra­vail des cols blancs croît à la fois en pro­por­tion du nombre de ces sala­riés et de leur salaire moyen s, soit :

Qi = k Xi2

d) et donc la valeur ajou­tée du sec­teur maté­riel croît comme :

Qm = Q – Qi = k (Xi – Xi2).

Soit αQi la part de la valeur ajou­tée infor­ma­tion­nelle qui est une consom­ma­tion finale direc­te­ment finan­cée par le consom­ma­teur ; le volume de la pro­duc­tion finale totale est pro­por­tion­nel à
Xi – Xi2 + αXi2 = Xi – (1- α) Xi2
 
et passe donc par un maxi­mum pour une valeur Xi peu supé­rieure à
Xi max = 0,5
(soit Xi max = 0,55, a étant pris (cer­tai­ne­ment par excès) égal à 0,1).

3) le coût total du tra­vail des cols blancs a crû deux fois plus vite que Xi. Or, le coût de ce sec­teur infor­ma­tion­nel se réper­cute dans les coûts des biens et ser­vices finaux, dans la mesure où il consti­tue, sans doute à plus de 90 %, une pro­duc­tion inter­mé­diaire non com­mer­cia­li­sée en tant que telle9. Ce coût de » pro­duc­ti­bi­li­té » est, en quelque sorte, le prix à payer pour géné­rer la crois­sance de la pro­duc­ti­vi­té manu­fac­tu­rière et pour finan­cer le coût de la » des­truc­tion créa­trice » schumpétérienne ;

4) la quan­ti­té de biens et ser­vices finaux passe par un maxi­mum au voi­si­nage de : Xi max = 0,5.

La figure 4 montre effec­ti­ve­ment que le rythme de crois­sance de Xi, qui avait été constant jus­qu’a­lors aux USA, s’est inflé­chi à par­tir des années soixante-dix (alors que Xi était un peu supé­rieur à 40 %), entraî­nant ain­si une moindre crois­sance de la pro­duc­ti­vi­té, laquelle est cepen­dant res­tée supé­rieure à ce qu’elle eût été si Xi avait conti­nué à croître au même rythme que par le pas­sé et dépas­sé cette valeur cri­tique Xmax.

Ces consi­dé­ra­tions avaient ain­si per­mis à ces cher­cheurs de pré­dire à la fois ce qui est effec­ti­ve­ment arri­vé, mais aus­si pour­quoi et quand cela devait arriver.

Et cepen­dant, on aurait pu espé­rer que la ful­gu­rante mon­tée de l’in­for­ma­tique aurait per­mis de neu­tra­li­ser, voire de ren­ver­ser cet impla­cable méca­nisme. L’ex­pé­rience a mon­tré qu’il n’en a rien été jus­qu’a­lors. L’u­ti­li­sa­tion mas­sive des ordi­na­teurs n’a fait qu’in­ten­si­fier la fuite en avant au volume d’in­for­ma­tions à ras­sem­bler et à la com­plexi­fi­ca­tion comme à la rapi­di­té exi­gée de leur trai­te­ment. C’est ce qui a ins­pi­ré au prix Nobel R. Solow sa phrase fameuse consta­tant qu’on trouve par­tout des ordi­na­teurs… sauf dans les sta­tis­tiques de productivité !

On se heurte donc désor­mais à une » loi des ren­de­ments décrois­sants du trai­te­ment de l’in­for­ma­tion » que, à la suite de K. Marx, on n’at­ten­dait que pour le capi­tal (mais que peut le capi­tal sans le tra­vail de l’in­tel­li­gence qui oriente son emploi ?).

Ce » mur de la pro­duc­ti­vi­té » ne pour­ra être fran­chi que si le sec­teur infor­ma­tion­nel par­vient à réduire ses coûts tout en indui­sant une crois­sance aus­si sou­te­nue que par le pas­sé de la pro­duc­ti­vi­té du sec­teur maté­riel. Au vu de la ten­dance, il fau­drait une véri­table révo­lu­tion dont il est aus­si impos­sible de pré­voir l’é­mer­gence éven­tuelle que ses moda­li­tés (le rebond de pro­duc­ti­vi­té consta­té aux États-Unis de 1995 à 1999 pré­fi­gure-t-il cette révo­lu­tion… ou n’a-t-il été qu’un feu de paille ? on en dis­cu­te­ra ci-dessous).

Le sys­tème éco­no­mique est ain­si confron­té à un phé­no­mène de même nature que celui qui limite la vitesse d’un véhi­cule, dont le moteur déve­loppe une puis­sance don­née et qui est sou­mis à des forces aéro­dy­na­miques crois­sant comme le car­ré de la vitesse, ou que celui d’une pile élec­trique qui four­nit une éner­gie utile maxi­male au moment où celle-ci égale exac­te­ment les pertes inté­rieures à la pile.

Ce phé­no­mène struc­tu­rel est cepen­dant mas­qué à la per­cep­tion directe par des fluc­tua­tions conjonc­tu­relles d’une ampli­tude ins­tan­ta­née beau­coup plus consi­dé­rable (de même que les vagues de sur­face se sur­ajoutent au mou­ve­ment de la marée et sont plus faciles à obser­ver dans une vue à court terme).

L’économie est un » système »

Figure 5
Parts rela­tives du tra­vail et du capi­tal dans la valeur ajoutée
Parts relatives du travail et du capital dans la valeur ajoutée
Source : Par­tage de la valeur ajou­tée, Conseil d’analyse éco­no­mique (Pre­mier ministre), Docu­men­ta­tion fran­çaise, novembre 1997.

L’in­gé­nieur constate ain­si que, pas plus que tout autre sys­tème phy­sique, l’é­co­no­mie n’é­chappe aux lois géné­rales de l’en­tro­pie et de la ther­mo­dy­na­mique. Il note aus­si que l’é­co­no­mie est un sys­tème vivant qui, comme tout sys­tème vivant, est dénué de fina­li­té expli­cite. Êtres vivants, les entre­prises n’ont pas d’autre fina­li­té que de se créer et de se per­pé­tuer en milieu hos­tile. Dans la pra­tique cepen­dant, c’est la » créa­tion de valeur  » (c’est-à-dire la maxi­mi­sa­tion du ren­de­ment du capi­tal inves­ti) qui s’im­pose désor­mais aux » gou­ver­ne­ments d’en­tre­prises « , néo­li­bé­ra­lisme aidant, comme le cri­tère téléo­no­mique fon­da­men­tal. Ce ren­de­ment exi­gé par les inves­tis­seurs, seuls maîtres de leurs déci­sions, atteint actuel­le­ment des valeurs éle­vées (au moins 10 %) en dépit du fait que la crois­sance annuelle de la pro­duc­ti­vi­té du fac­teur capi­tal est deve­nue qua­si nulle voire néga­tive (- 0,72 % en moyenne aux USA de 1973 à 1992 et – 1,96 % en France)10.

Les parts res­pec­tives du reve­nu du capi­tal (fig. 5) et du tra­vail conservent une qua­si-constance dans le temps (au voi­si­nage de 3070), en dépit de cette moindre pro­duc­ti­vi­té du fac­teur capi­tal et de la dimi­nu­tion constante de la crois­sance du stock de capi­tal inves­ti par heure de tra­vail (aux USA de 3,5 % en 1970 à qua­si nulle en 1996).

Pres­sion du mar­ché aidant, la pri­mau­té don­née à la » créa­tion de valeur » a entraî­né une pro­fonde muta­tion au sein du monde du tra­vail. Les grands déci­deurs des entre­prises ont en effet été ame­nés à s’en­tou­rer de cadres les plus créa­tifs et les plus dyna­miques et n’hé­sitent pas à les rému­né­rer (comme ils se rému­nèrent eux-mêmes) à hau­teur directe de leur par­ti­ci­pa­tion à l’at­teinte de cet objec­tif. Ces cadres consti­tuent une res­source rare, tan­dis que celle du tra­vail banal, deve­nue sur­abon­dante et délo­ca­li­sable, se dévalorise.

C’est ain­si que se dur­cit un » mar­ché du tra­vail « , en dépit des lois sociales qui en avaient limi­té les degrés de liber­té. Le clas­sique conflit capital/travail s’est dépla­cé en un conflit au sein même du monde sala­rié et a don­né nais­sance à une » pau­pé­ri­sa­tion sélec­tive » aggra­vée par un affai­blis­se­ment des syn­di­cats pla­cés en posi­tion vulnérable.

Le consom­ma­teur-roi et les citoyens res­tent certes les juges suprêmes, mais des juges qui sont aus­si des sala­riés et des béné­fi­ciaires de pres­ta­tions sociales (voire des déten­teurs de fonds de pen­sion) dont beau­coup sont ain­si enfer­més dans une posi­tion schizophrénique.

Haro sur l’État et sur l’État-providence

On com­prend donc par quelle » logique « , un cer­tain dis­cours a été ame­né à dési­gner l’É­tat comme accu­sé, tan­dis que les pres­ta­tions sociales font figure de dépenses injus­ti­fiées. Il fait ain­si litière de la part essen­tielle que l’É­tat a prise au cours de plus d’un siècle d’é­vo­lu­tion » glo­rieuse » de l’é­co­no­mie, tant dans la créa­tion des infra­struc­tures, que dans la fixa­tion des objec­tifs des grands sec­teurs publics, que dans la régu­la­tion du sec­teur pri­vé et dans la répar­ti­tion des reve­nus et des pres­ta­tions sociales.

Chronique d’une » fin annoncée »

Les évé­ne­ments qui se sont enchaî­nés lorsque l’é­co­no­mie s’est appro­chée de la zone Xmax apportent une cré­di­bi­li­té sup­plé­men­taire aux ana­lyses qui pré­cèdent. Au-delà des pre­mières années soixante-dix, les choses ont en effet pro­fon­dé­ment chan­gé du fait de la moindre crois­sance de la pro­duc­ti­vi­té des fac­teurs. Mais, face à ce qu’ils pen­saient n’être qu’une simple crise conjonc­tu­relle clas­sique, les déci­deurs publics ont conti­nué à appli­quer les recettes qui avaient réus­si dans un autre contexte, ce qui a contri­bué à aggra­ver la situa­tion et à la rendre plus irréversible.

On peut ain­si déce­ler plu­sieurs phases successives :

a) le » long fleuve tranquille »
Les gains de pro­duc­ti­vi­té per­mettent de gager régu­liè­re­ment la crois­sance des salaires et des » droits de citoyen­ne­té  » de plus en plus exten­sifs et sub­stan­tiels, ain­si que de pré­si­der à une notable redis­tri­bu­tion des reve­nus pour évo­luer vers de plus en plus d’équité.

b) la » grande illusion »
La rup­ture dans le rythme de crois­sance de la pro­duc­ti­vi­té des fac­teurs étant pas­sé inaper­çue, la crois­sance des salaires et des avan­tages sociaux conti­nue sur sa lan­cée, accé­lé­rant ain­si en cercle vicieux l’en­det­te­ment pour sol­va­bi­li­ser cette générosité.

c) la » mon­tée des périls »
Alors que le retour key­né­sien escomp­té refuse de se mani­fes­ter comme par le pas­sé, les États vivent dès lors dura­ble­ment à cré­dit (au détri­ment des inves­tis­se­ments pro­duc­tifs), et subissent des taux d’in­té­rêt d’au­tant plus éle­vés qu’ils sont en concur­rence entre eux dans leur appel au mar­ché finan­cier. Le pre­mier choc pétro­lier a ser­vi de révé­la­teur à un pro­fond dés­équi­libre pré-existant.

d) » l’heure de vérité »
Les contre-chocs pétro­liers n’ayant rien réso­lu, il a bien fal­lu se résoudre à s’at­ta­quer aux réa­li­tés et prendre les dis­po­si­tions pour cas­ser les méca­nismes per­vers qu’on avait lais­sé se développer.

e) une pro­fonde » remise en cause » natio­nale et mondiale
Les entre­prises, malades de leurs coûts de ser­vices directs et indi­rects, partent à la conquête de » nou­velles fron­tières » natio­nales (déré­gle­men­ta­tions, pri­va­ti­sa­tion des ser­vices publics, déna­tio­na­li­sa­tions…) et inter­na­tio­nales (liber­té du mou­ve­ment des biens puis des capi­taux, mon­dia­li­sa­tion des échanges) pour ouvrir un champ plus grand à l’a­mor­tis­se­ment de leurs charges fixes crois­santes, pour don­ner plus d’op­por­tu­ni­té au choix de leurs inves­tis­se­ments et à l’ef­fi­ca­ci­té de leurs réseaux ain­si que pour peser sur les bas salaires.

f) enfin, le récent sur­saut de pro­duc­ti­vi­té aux États-Unis qui mène à la situa­tion actuelle.

Les différences USA-UE

Pour les mêmes rai­sons, les éco­no­mies de part et d’autre de l’At­lan­tique n’ont pas échap­pé à ces pro­ces­sus, mais les com­por­te­ments ont dif­fé­ré significativement.

Figure 6
Crois­sance des reve­nus sala­riaux aux États-Unis, 1949–1999
Croissance des revenus salariaux aux États-Unis, 1949-1999
Source : Rap­port Clin­ton au Congrès 2000.
Figure 7
Reve­nu des familles US (1973−1993)
Revenu des familles US (1973-1993)
Source : Depart­ment of Com­merce (Bureau of the Census).
Figure 8
Crois­sance de l’emploi dans les pays développés
Croissance de l’emploi dans les pays développés
Source : Oli­vier Mar­chand, L’État et l’Économie, Gal­li­mard, 1992.

Que ne s’est-on long­temps gaus­sé de la » déca­dence » de l’é­co­no­mie amé­ri­caine dont les gains de pro­duc­ti­vi­té s’a­me­nui­saient plus rapi­de­ment qu’en Europe ! En fait, les Amé­ri­cains conti­nuaient à devan­cer les Euro­péens grâce à :

a) un tis­su manu­fac­tu­rier dimi­nuant en part rela­tive d’emplois mais accrois­sant sans cesse sa vigou­reuse productivité ;

b) la pour­suite du déve­lop­pe­ment des sec­teurs des ser­vices et de l’in­for­ma­tion, gage de la » pro­duc­ti­bi­li­té » pré­sente et future qu’ils induisent (recherche finan­cée par d’am­bi­tieux bud­gets mili­taires, créa­tion de nou­veaux pro­duits, » gou­ver­ne­ment » effi­cace des entre­prises, déve­lop­pe­ment de réseaux natio­naux et mondiaux…).

Par ailleurs, la socié­té amé­ri­caine, ain­si confron­tée à une faible crois­sance de pro­duc­ti­vi­té moyenne, a accep­té sans état d’âme de lourds sacri­fices sociaux : les salaires moyens ont tout juste sui­vi la faible crois­sance de la pro­duc­ti­vi­té du fac­teur tra­vail (fig. 6), tan­dis que les bas salaires s’af­fais­saient au pro­fit des hauts reve­nus (fig. 7), eux-mêmes favo­ri­sés par une fis­ca­li­té de plus en plus allé­gée à leur égard, tan­dis que tous les tra­vailleurs ne béné­fi­ciaient tou­jours pas de la sécu­ri­té sociale ni de retraites décentes assu­rées. Cette régres­sion sociale s’est effec­tuée sous la pres­sion des classes moyennes qui se sont insur­gées, sans ren­con­trer trop de résis­tance orga­ni­sée, contre les redis­tri­bu­tions dont elles se sont refu­sées à por­ter l’es­sen­tiel du fardeau.

En un mot, la crois­sance amé­ri­caine n’a pas été sou­te­nue par celle de la pro­duc­ti­vi­té moyenne, mais a été tirée essen­tiel­le­ment par celle du volume de l’emploi de ser­vices et de l’in­for­ma­tion (fig. 8) : ain­si, de 1960 à 1986, les emplois ont crû de 64,8 mil­lions de postes aux USA contre 2,4 mil­lions en France et seule­ment 0,7 mil­lion en RFA. Il n’est sans doute pas inutile de consta­ter au pas­sage qu’une » éco­no­mie plus riche en emplois » est aus­si une éco­no­mie moins pro­duc­tive et donc à moindre capa­ci­té dis­tri­bu­tive par emploi.

Au-delà de 1970 le reve­nu moyen des ménages ne s’est ain­si accru que grâce à la géné­ra­li­sa­tion du double salaire par foyer (fig. 6).

La consom­ma­tion a été favo­ri­sée par un fort défi­cit public et une très faible épargne popu­laire com­pen­sée par des inves­tis­se­ments étran­gers, eux-mêmes équi­li­brant les défi­cits consi­dé­rables de la balance commerciale.

De son côté, l’Eu­rope a main­te­nu une pro­duc­ti­vi­té des fac­teurs plus enviable du fait de son retard dans la ter­tia­ri­sa­tion, et donc au double prix d’une médiocre pré­pa­ra­tion de son ave­nir et d’un plus faible déve­lop­pe­ment de l’emploi. Par ailleurs, elle a ten­té de pré­ser­ver au mieux ses struc­tures sociales, consi­dé­rées comme autant de conquêtes chè­re­ment acquises au cours d’un longue his­toire de luttes et aux­quelles elle est cultu­rel­le­ment atta­chée (ser­vices publics, sécu­ri­té sociale et retraites pour tous, pro­mo­tion des bas salaires…). En revanche, elle n’est pas par­ve­nue à évi­ter un chô­mage rava­geur et la baisse pro­gres­sive de cer­taines pres­ta­tions sociales, condui­sant ain­si une frac­tion crois­sante de la popu­la­tion vers une exclu­sion intolérable.

La France s’est par­ti­cu­liè­re­ment sin­gu­la­ri­sée : ayant long­temps conti­nué à pro­cé­der (au-delà de ce que per­met­taient les gains de pro­duc­ti­vi­té du tra­vail) à une très géné­reuse dis­tri­bu­tion de salaires et d’a­van­tages sociaux, notam­ment au pro­fit des plus dému­nis, elle a été ensuite contrainte de s’im­po­ser (à par­tir de 1985) une grande rigueur dis­tri­bu­tive au détri­ment du sala­riat (fig. 5).

D’une manière mili­tante pour cer­tains de ses États, et très réti­cente (voire à recu­lons) pour d’autres, l’U­nion euro­péenne est entrée dans tous les méca­nismes néo­li­bé­raux en s’a­li­gnant sur les grandes options prises par les USA, tout en cher­chant encore à pré­ser­ver ce qui pou­vait être sau­vé de sa culture sociale.

Le sursaut américain au-delà de 1995

Sor­tie brus­que­ment de sa lan­gueur (autour de 1,5 % par an), la crois­sance de la pro­duc­ti­vi­té totale amé­ri­caine est repar­tie à par­tir de 1995 (fig. 9) et a même atteint des pointes de plus de 4 % au-delà de 1998. L’A­mé­rique tou­chait ain­si les divi­dendes de ses efforts pour accroître la pro­duc­ti­vi­té des ser­vices, notam­ment par de vastes concen­tra­tions des entre­prises et des réseaux ain­si que par des sacri­fices sociaux dras­tiques sur les bas salaires, et sur les pres­ta­tions sociales de san­té, d’é­du­ca­tion, de retraites…11 La » piteuse » Amé­rique est deve­nue la » mira­cu­leuse » Amé­rique, tan­dis que c’est l’Eu­rope qui fut, à son tour, taxée de ce peu enviable qualificatif !

C’est alors que l’eu­pho­rie a atteint des som­mets tels que cer­tains évo­quaient l’ar­ri­vée d’un » New Age » de l’é­co­no­mie, tan­dis que d’autres pro­cla­maient la vic­toire d’une » nou­velle éco­no­mie greens­pa­niennne » à l’a­bri défi­ni­tif de toute crise conjonc­tu­relle grave, et que d’autres encore ont rebat­tu les oreilles com­plai­santes avec les len­de­mains qui chantent d’une » ère de l’in­for­ma­tion » devant assu­rer à jamais une crois­sance illi­mi­tée de l’é­co­no­mie… et des reve­nus financiers.

Alors, on croit à nou­veau au concept de pro­duc­ti­vi­té et à son rôle essen­tiel. Adieu la morosité !

Les évé­ne­ments, qui se sont pré­ci­pi­tés après l’en­trée dans le nou­veau siècle, ont fait » retom­ber le souf­flé » et se sont char­gés d’eux-mêmes et, sans doute plus effi­ca­ce­ment que les ana­lyses qui pré­cèdent, de dis­si­per beau­coup d’illusions.

En rai­son de son retard sur les USA, l’Eu­rope garde de sérieuses marges de déve­lop­pe­ment et de pro­duc­ti­vi­té de son sec­teur des ser­vices et de l’in­for­ma­tion ; par son union et sa mon­naie unique, elle dis­po­se­ra aus­si à son tour de » faci­li­tés » jus­qu’a­lors réser­vées aux seuls États-Unis.

Un » mur de la productivité » ? Où va-t-on ?

Le lec­teur sera peut-être convain­cu de ce que les ser­vices et l’in­for­ma­tion sont au cœur du débat, même si la » pen­sée unique « , sûre d’elle-même, ne s’embarrasse guère de telles considérations.

Figure 9
Pro­duc­ti­vi­té du tra­vail aux États-Unis
Productivité du travail aux États-Unis
Source : Rap­port Clin­ton au Congrès 2000.

Il admet­tra aus­si que les ana­lyses qui pré­cèdent sont ni de Gauche ni de Droite… mais que toute poli­tique qu’elle soit de Gauche ou de Droite serait bien impru­dente de ne pas en tenir compte de la manière appropriée.

Si le pas­sé et le pré­sent peuvent en être mieux com­pris, que peut-on en induire pour l’a­ve­nir sans recou­rir à la boule de cristal ?

À vrai dire, il est aus­si impos­sible de pré­voir l’a­ve­nir à long terme de l’é­co­no­mie des ser­vices et de l’in­for­ma­tion qu’on pou­vait le faire de l’é­co­no­mie agri­cole puis de l’é­co­no­mie indus­trielle à leurs débuts.

Pour le moins, on peut cepen­dant consta­ter deux choses sans doute :

  • l’é­co­no­mie des ser­vices et de l’in­for­ma­tion recèle de bonnes réserves de créa­ti­vi­té et de pro­duc­ti­vi­té par le jeu d’une orga­ni­sa­tion plus décen­tra­li­sée et d’une meilleure uti­li­sa­tion de toutes les com­pé­tences humaines à tous les niveaux ;
  • la » pré­fé­rence pour les ser­vices » ne ten­dra pas à se ralentir.


Ceci com­pen­se­ra-t-il cela ?

Par­mi bien d’autres, on peut sug­gé­rer quelques pistes pour conduire la réflexion.

Les avan­tages concur­ren­tiels résul­tant des efforts de chaque entre­prise sont neu­tra­li­sés par l’a­li­gne­ment de toutes les autres sur les meilleures ; elles sont toutes entraî­nées dans une fuite en avant oné­reuse vers la com­plexi­té et la novation.

Face à une concur­rence crois­sante, peut-on escomp­ter que, contrai­re­ment au pas­sé, la pro­duc­ti­vi­té du sec­teur des ser­vices ou de l’in­for­ma­tion s’ac­croisse signi­fi­ca­ti­ve­ment à l’a­ve­nir tout en conser­vant sa puis­sance créa­tive. Mais alors ne retrou­ve­rait-on pas un chô­mage mas­sif, à moins qu’on ait la sagesse de renouer avec une dimi­nu­tion rapide du temps de travail ?

Tôt ou tard, l’aug­men­ta­tion de l’ef­fi­ca­ci­té par la concen­tra­tion entraî­ne­ra des abus de posi­tion domi­nante et des effets pré­da­teurs, que les mesures au coup par coup ne pour­ront plu­sen­di­guer : on peut augu­rer l’é­ter­nel recom­men­ce­ment du cycle de réglementation/déréglementation natio­nale et internationale.

Trou­ve­ra-t-on la voie équi­li­brée d’un mode de régu­la­tion de l’é­co­no­mie qui, sans la contraindre indû­ment, lui per­met­tra de conver­ger vers un équi­libre social satis­fai­sant tant au sein de chaque État, ou groupes régio­naux d’É­tats, que dans la rela­tion des États déve­lop­pés avec le tiers-monde ?

Tan­dis que les besoins en pro­duits indus­triels se satu­re­ront, ou seront cou­verts par une auto­ma­ti­sa­tion de plus en plus pous­sée, la demande de ser­vices col­lec­tifs ou indi­vi­duels ne fera que conti­nuer à croître rapi­de­ment sous l’ef­fet de la démo­gra­phie et des pro­grès de la méde­cine, de l’in­sé­cu­ri­té crois­sante au sein d’une socié­té deve­nant moins équi­table, des villes de plus en plus oné­reuses à déve­lop­per et à gérer har­mo­nieu­se­ment, des besoins de loge­ments décents à assu­rer pour tous, des moyens de dépla­ce­ment satu­rés, des besoins cultu­rels et de loi­sirs, des pol­lu­tions à éra­di­quer, etc. Par le jeu de la crois­sance de leur coût uni­taire décrit ci-des­sus, la part des ser­vices a toutes les chances de conti­nuer à croître d’une manière aus­si sou­te­nue que par le passé.

Si elle pour­suit sur sa lan­cée actuelle, voi­ci donc venir une Socié­té capable de pro­duire de plus en plus de biens maté­riels à des coûts de plus en plus faibles, mais qui sera de moins en moins en mesure d’as­su­rer la sol­va­bi­li­té des ser­vices jugés les plus essentiels.

Les pers­pec­tives de crois­sance de la pro­duc­ti­vi­té des ser­vices ou du trai­te­ment de l’in­for­ma­tion pro­cu­re­ront-elles des marges de manœuvre suf­fi­santes pour assu­rer la régu­la­tion sociale d’une éco­no­mie qui, lais­sée à elle-même, devien­drait de plus en plus inhumaine ?

Dans le cas contraire, l’i­ni­qui­té crois­sante exi­ge­ra la mise en œuvre de cor­rec­tifs de plus en plus oné­reux, qui connaî­tront leurs limites face à la résis­tance d’une classe moyenne consciente de son rôle majeur dans la créa­tion des richesses : selon les pays, le cli­vage social se mani­fes­te­rait alors iné­luc­ta­ble­ment par un mélange qui leur sera spé­ci­fique, de chô­mage, de sous-salaire, de manque de pro­tec­tion sociale, de pré­ca­ri­té ou d’exclusions.

Sau­ra-t-on donc pas­ser de l’ère de la pro­duc­tion indus­trielle à une socié­té convi­viale des ser­vices au pro­fit de cha­cun et de tous ? Une telle socié­té pour­ra-t-elle repo­ser sur une base pure­ment mar­chande, sauf à reve­nir à une socié­té patri­cienne de plus en plus inéga­li­taire ? Sau­ra-t-on don­ner leur place aux asso­cia­tions, aux affi­ni­tés actives, à la vie locale et à toutes les ini­tia­tives des uns et des autres, des uns pour les autres, sus­cep­tibles de per­mettre de main­te­nir un cadre de vie har­mo­nieux et paisible ?

C’est la » com­plexi­té » de l’homme qui consti­tue sa chance la plus pré­cieuse. La com­plexi­té appelle la com­plexi­té, seule capable de mettre en valeur les inépui­sables poten­tia­li­tés du cer­veau et du cœur de l’homme, de cha­cun des hommes qui façonnent l’a­ve­nir au sein des entre­prises ou de la socié­té offi­cielle ou civile.

Au cours de sa longue émer­gence, la socié­té a déjà connu des muta­tions plus pro­fondes que celles qui s’an­noncent. Grâce au déve­lop­pe­ment pro­di­gieux des connais­sances et des tech­niques, on peut espé­rer qu’elle devrait être mieux armée que par le pas­sé pour y faire face… si elle accède à plus de sagesse et par­vient à évi­ter les défla­gra­tions sociales ou la des­truc­tion de sa belle pla­nète bleue ou de son environnement.

*
* *

Pour conclure, on for­mule le sou­hait que, dans les lignes qui pré­cèdent, le lec­teur pour­ra trou­ver quelques élé­ments pour ali­men­ter sa propre réflexion sur le pré­sent et sur l’a­ve­nir. Plu­tôt que de ten­ter de pré­voir l’im­pré­vi­sible, il se deman­de­ra sans doute s’il faut consi­dé­rer avec F. von Hayek12 que » l’homme n’a jamais été maître de son des­tin et ne le sera jamais » ou pen­ser avec R. Musil13 que » nous sommes bien obli­gés de croire à un ave­nir meilleur, sinon nous n’o­se­rions plus affron­ter notre conscience « .

Je remer­cie tout par­ti­cu­liè­re­ment les pro­fes­seurs J.-L. Le Moigne et C. Mou­chot (60) ain­si que A. Dan­zin (39), R. Boyer (62) et P. Sajus (50) qui ont bien vou­lu suivre, voire cor­ri­ger mon tra­vail et m’ont encou­ra­gé à le pour­suivre. Je tiens par-des­sus tout à évo­quer la mémoire de Jean Voge14 dont les tra­vaux m’ont per­mis de m’i­ni­tier à l’a­na­lyse de l’é­co­no­mie de l’information.

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1. - Les trente piteuses, Nico­las Bave­rez, Col­lec­tion Champs, Flammarion.
2. – Expres­sion désor­mais célèbre ima­gi­née par Jean Fou­ras­tié pour carac­té­ri­ser les années 1945–1975.
3.La fin de l’his­toire, F. Fukuya­ma, Flammarion.
4. - La fin du tra­vail, Jéré­my Rif­kin, La Découverte/Poche.
5.Tou­jours plus, F. de Clo­set, Grasset.
6. – Le pro­duit natio­nal Q (en mon­naie constante) croît comme p. Lα. K(1‑α).
7. – On déduit de la for­mule de Cobb-Dou­glas que la » pro­duc­ti­vi­té totale des fac­teurs » p peut s’é­crire : p = (Q/L)α. (Q/K)(1‑α) ; les rap­ports Q/L et Q/K expriment res­pec­ti­ve­ment la » pro­duc­ti­vi­té des fac­teurs tra­vail et capital « .
8. – » Macroe­co­no­mics of unba­lan­ced growth : the ana­to­my of urban cri­sis « , Ame­ri­can Eco­no­mic Review, 1967.
9. – La consom­ma­tion per­son­nelle d’in­for­ma­tion est essen­tiel­le­ment finan­cée par les pré­lè­ve­ments obli­ga­toires et par la publicité.
10. – La part des inves­tis­se­ments visant spé­ci­fi­que­ment la pro­duc­ti­vi­té est très infé­rieure à celle qui est désor­mais requise pour assu­rer la » pro­duc­ti­bi­li­té » au sein d’une éco­no­mie dont la fuite en avant est sans cesse aiguillon­née par la concurrence.
11. – Selon une source amé­ri­caine (Cato Ins­ti­tute) le défi­cit à long terme non finan­cé du régime obli­ga­toire des retraites fédé­rales par répar­ti­tion se mon­te­rait à 20 000 mil­liards de dollars.
12. – F. von Hayek, prix Nobel 1974.
13.L’homme sans qua­li­té, R. Musil.
14. - Le com­plexe de Babel, Jean Voge, Mas­son Éditeur.

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