Prévoir “ l’océan qu’il fera ” : océanographie opérationnelle

Dossier : Océans et littoralMagazine N°575 Mai 2002
Par Pierre BAHUREL (X89)

A tout ins­tant, et dans tous les recoins de notre pla­nète bleue, être capable de décrire l’é­tat de l’o­céan, com­po­sante incon­tour­nable de notre envi­ron­ne­ment. En rou­tine, en temps réel et à l’é­chelle glo­bale, au large ou près de nos côtes, en sur­face comme en pro­fon­deur : décrire, expli­quer et… pré­voir. Avoir sans cesse un océan d’avance.

C’est bien simple, on dit que c’est l’un des pro­jets les plus fous du XXIe siècle ! c’est-à-dire l’une des prin­ci­pales » ini­tia­tives concrètes, por­teuses d’es­poirs, ambi­tieuses, qui reflètent une volon­té de mieux com­prendre le monde, d’a­gir dans le sens du pro­grès et… sou­lèvent leur lot d’in­ter­ro­ga­tions « 1. Effec­ti­ve­ment le chan­tier est immense : 70 % de la sur­face de la pla­nète, 1,4 mil­liard de km3 d’eau, une puis­sance trans­por­tée qui se compte en mil­lion de mil­liards de watts et des varia­tions signi­fi­ca­tives à toutes les échelles de temps et d’es­pace. Alors océa­no­gra­phie opé­ra­tion­nelle, pro­jet fou ? Cer­tai­ne­ment oui, si l’on adopte cette excel­lente définition !

Mais irréa­liste non : les faits sont là qui jalonnent sans relâche depuis dix ans un pro­fond renou­vel­le­ment de la dis­ci­pline. Hier immen­si­té immo­bile et impé­né­trable, l’o­céan se car­to­gra­phie aujourd’­hui tel qu’en lui-même, fluide, mobile, tur­bu­lent et pro­fond : à tra­vers leurs bul­le­tins océa­niques, les océa­no­graphes » fous » de Mer­ca­tor nous imposent depuis plus d’un an cette nou­velle réa­li­té, la pré­vi­sion océanique.

Le premier bulletin de prévision océanique

FIGURE 1
Champ de température en surface. Atlantique Nord
Champ de tem­pé­ra­ture en sur­face. Atlan­tique Nord.
Bulle​tin Mer­ca­tor du 6 mars 2002.
Situa­tion pré­vue pour le 20 mars 2002.
FIGURE 2
Champ de salinité à 1000 m de profondeur. Atlantique Nord
Champ de sali­ni­té à 1000 m de pro­fon­deur. Atlan­tique Nord.
Bulle​tin Mer­ca­tor du 6 mars 2002.
Situa­tion pré­vue pour le 20 mars 2002

Tou­louse, mer­cre­di 17 jan­vier 2001, matin. Les océa­no­graphes de l’é­quipe Mer­ca­tor émettent leur pre­mier bul­le­tin de pré­vi­sion océa­nique ; ils décrivent avec quinze jours d’a­vance l’é­tat de l’At­lan­tique Nord et tro­pi­cal dans toutes ses dimen­sions : cou­rants, tem­pé­ra­ture et sali­ni­té, en sur­face comme en pro­fon­deur. Ils car­to­gra­phient la posi­tion et l’in­ten­si­té des grands cou­rants trans­at­lan­tiques comme le Gulf Stream, celles des anti­cy­clones et dépres­sions océa­niques qui en per­turbent le cours, mesurent au nord la plon­gée dans les abysses des eaux de sur­face froides et salées, ou dans les tro­piques le chas­sé-croi­sé des cou­rants et contre-cou­rants équa­to­riaux. Un océan d’hi­ver dans tous ses états comme on ne l’a­vait jamais vu…

Paris, même jour, après-midi. Les direc­teurs des six prin­ci­paux orga­nismes char­gés en France de l’o­céa­no­gra­phie – le Centre natio­nal d’é­tudes spa­tiales (CNES), l’Ins­ti­tut natio­nal des sciences de l’u­ni­vers (CNRS/INSU), l’Ins­ti­tut fran­çais de recherche pour l’ex­ploi­ta­tion de la mer (Ifre­mer), l’Ins­ti­tut de recherche pour le déve­lop­pe­ment (IRD), Météo-France et le Ser­vice hydro­gra­phique et océa­no­gra­phique de la marine (SHOM) – saluent ce pre­mier bul­le­tin, le leur, qui concré­tise cinq ans d’une volon­té par­ta­gée de don­ner à l’o­céa­no­gra­phie opé­ra­tion­nelle l’im­pul­sion qu’elle mérite : un pre­mier bul­le­tin qui ouvre à cette nou­velle com­po­sante de l’o­céa­no­gra­phie, équipes fran­çaises en pointe, une pers­pec­tive impressionnante.

Inventer un nouvel océan

L’é­quipe Mer­ca­tor ima­gi­nait en effet ce jour-là tout à la fois un nou­veau métier, pré­vi­sion­niste océa­no­graphe, un nou­veau ser­vice et son pro­duit phare, le bul­le­tin de pré­vi­sion océa­nique. Depuis, elle enri­chit en conti­nu cette acti­vi­té, construi­sant au fil des semaines une réelle com­pli­ci­té avec l’o­céan, s’in­quié­tant de son état de san­té, de ses sautes de tem­pé­ra­ture sai­son­nières ou d’une forte tur­bu­lence annoncée.

On pou­vait, par exemple, dans le bul­le­tin du 6 mars 2002 s’in­té­res­ser au champ de tem­pé­ra­ture de sur­face pré­vu en Atlan­tique le 23 mars [figure 1], et décrire simul­ta­né­ment la sali­ni­té à 1 000 m [figure 2] où l’on voit si bien l’ex­ten­sion de l’eau salée médi­ter­ra­néenne jus­qu’en Flo­ride ; ou encore il y a un an (bul­le­tin du 28 mars 2001) pré­voir, suivre et voir confir­mer ensuite par les obser­va­tions la for­ma­tion d’un puis­sant tour­billon anti­cy­clo­nique le long des côtes bré­si­liennes [figures 3a, 3b et 3c].

Un nou­vel El Niño se lève dans le Paci­fique, l’an­née 2002 sera-t-elle une année par­ti­cu­lière ? Gar­dons par exemple un œil cent mètres sous la sur­face de l’é­qua­teur [figures 4a, 4b, 4c] où la situa­tion de février 2002 se révèle pour l’ins­tant assez proche de celle de février 2001… qui pré­cé­dait une forte inten­si­fi­ca­tion en avril du contre-cou­rant salé que l’on voit s’é­cra­ser contre les côtes afri­caines dans la pré­vi­sion du 11 avril… Affaire à suivre. Un bul­le­tin, c’est chaque semaine 800 nou­velles cartes éla­bo­rées et vali­dées par les pré­vi­sion­nistes Mer­ca­tor et dif­fu­sées immé­dia­te­ment sur www.mercator.com.fr.

Hier, l’o­céan tenait dans un livre ? Aujourd’­hui l’o­céa­no­graphe spé­cia­liste ou ama­teur, le pro­me­neur curieux ou l’u­sa­ger inté­res­sé peut le par­cou­rir à l’in­fi­ni dans l’es­pace et dans le temps. Pas­sé récent, pré­sent ou au futur proche : nul ne peut plus igno­rer l’é­tat de l’o­céan. Aujourd’­hui c’est l’At­lan­tique qu’on sur­veille ain­si, demain l’o­céan glo­bal. Ain­si prend défi­ni­ti­ve­ment corps cette idée d’o­céa­no­gra­phie opérationnelle.

FIGURES 3
Champ de cou­rants en sur­face au large du Bré­sil Bul­le­tins Mercator
3 a – Ana­lyse du 28 mars 2001 (après assi­mi­la­tion des observations). 3 b – Pré­vi­sion pour le 11 avril 2001 (éla­bo­rée le 28 mars). 3 c – Ana­lyse du 11 avril 2001 (éla­bo­rée le 11 avril). Confirme la pré­vi­sion 3b.
FIGURES 4
Champ de sali­ni­té à 100 m de pro­fon­deur Atlan­tique équa­to­rial – Bul­le­tins Mercator
4 a – Ana­lyse du 13 février 2002. 4 b – Ana­lyse du 14 février 2001. 4 c – Ana­lyse du 11 avril 2001.

Un océan d’applications

Des ana­lyses et pré­vi­sions tri­di­men­sion­nelles sys­té­ma­tiques de l’o­céan se révèlent rapi­de­ment indis­pen­sables : l’in­for­ma­tion sans pré­cé­dent à laquelle elles donnent accès nour­rit direc­te­ment une meilleure recherche en océa­no­gra­phie, enri­chit la qua­li­té des ser­vices publics civils et mili­taires liés à l’o­céan et rend pos­sible le déve­lop­pe­ment d’un sec­teur com­mer­cial à forte valeur ajoutée.

On com­prend en effet tout l’in­té­rêt que peuvent tirer de pré­vi­sions océa­niques fiables des ser­vices dédiés à l’ex­ploi­ta­tion et la ges­tion rai­son­née des res­sources océa­niques, l’a­qua­cul­ture, la sur­veillance des flottes de pêche et de marine mar­chande, la sécu­ri­té des biens et des per­sonnes en mer, la lutte contre les pol­lu­tions et la pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment, la ges­tion des accès aux ports, le sui­vi et la ges­tion des milieux côtiers et lit­to­raux, l’ex­trac­tion minière et pétro­lière, la dis­cré­tion sous-marine pour la défense, ou encore le tourisme.

Pré­voir l’o­céan pour tout cela, et contri­buer aus­si à l’i­ni­tia­li­sa­tion des modèles cou­plés océan/atmosphère exi­gés pour pré­voir le temps à l’é­chelle de la sai­son, et le cli­mat sur plu­sieurs années. On touche alors à l’en­jeu poli­tique et socié­tal évident du réchauf­fe­ment cli­ma­tique, éco­no­mique encore dans des sec­teurs d’ac­ti­vi­té tels que la pro­duc­tion agri­cole, la pla­ni­fi­ca­tion éner­gé­tique, les trans­ports… ou tou­chant encore plus direc­te­ment à la sécu­ri­té et au bien-être des popu­la­tions, par exemple, dans la pré­ven­tion des ano­ma­lies cli­ma­tiques comme El Niño et aux catas­trophes qui y sont liées.

… pour un océan durable !

L’o­céan se trouve de fait au cœur des grandes ques­tions posées aujourd’­hui par la pro­tec­tion de notre envi­ron­ne­ment. Qu’elles soient osten­sibles comme dans le cas de l’Eri­ka (12 000 t d’hy­dro­car­bures déver­sées le long de nos côtes) ou plus insi­dieuses comme l’ab­sorp­tion par l’o­céan de pol­lu­tions trans­por­tées par l’at­mo­sphère, nous savons que l’o­céan ne subit pas impu­né­ment les agres­sions dont il est victime.

Com­ment cet » océan pou­belle » réagit-il à ces dés­équi­libres ? sous quelle forme et sous quel délai trans­met-il cette pol­lu­tion à ses éco­sys­tèmes ou à ses milieux fron­tières : les milieux côtiers et lit­to­raux, la ban­quise, l’at­mo­sphère… ? Les ques­tions sont posées que la recherche s’emploie à résoudre.

L’o­céa­no­gra­phie opé­ra­tion­nelle construit un obser­va­toire per­ma­nent de l’o­céan, élé­ment déci­sif pour lever ces incer­ti­tudes, mesu­rer, com­prendre et pré­voir. C’est cer­tai­ne­ment pour cette rai­son de fond – parce qu’elle tra­duit une démarche volon­ta­riste et concrète pour la mesure d’un océan durable – que l’o­céa­no­gra­phie opé­ra­tion­nelle s’im­pose si natu­rel­le­ment comme indispensable.

Les trois outils d’une bonne prévision

FIGURE 5
Le système intégré d’observation, modélisation et prévision de l’océan.
Le sys­tème inté­gré d’observation, modé­li­sa­tion et pré­vi­sion de l’océan.

La pos­si­bi­li­té d’une océa­no­gra­phie opé­ra­tion­nelle (dans le sens moderne qui lui est don­né ici) repose sur l’exis­tence simul­ta­née de trois com­po­santes d’un sys­tème d’ob­ser­va­tion des océans : l’ob­ser­va­tion in situ, l’ob­ser­va­tion par satel­lite et la modé­li­sa­tion [figure 5].

  • La pre­mière extrait une à une de pré­cieuses obser­va­tions de l’o­céan ver­ti­cal, mesu­rées loca­le­ment par des engins auto­nomes ou à par­tir de navires océanographiques ;
  • la deuxième sur­vole l’o­céan hori­zon­tal et nous ren­seigne sur l’é­tat de la sur­face de la mer obser­vé par les satel­lites en orbite autour de la planète ;
  • la troi­sième enfin intègre les résul­tats des deux pré­cé­dentes pour décrire l’o­céan dans ses quatre dimen­sions : s’ai­dant des lois des fluides géo­phy­siques, des obser­va­tions les plus récentes et de sa mémoire de l’é­tat pas­sé de l’o­céan, le modèle recons­truit la conti­nui­té natu­relle du milieu dans tout son volume et dans le temps, règle les rap­ports entre dif­fé­rentes variables et en pré­voit les évolutions. 


Décrire cor­rec­te­ment l’o­céan exige défi­ni­ti­ve­ment de com­bi­ner ces trois approches pour construire une vision com­plète unique, cohé­rente et globale.

Neuf ans qui changent tout

En 1992, la pre­mière carte de l’o­céan pro­duite par le satel­lite fran­co-amé­ri­cain Topex-Poséi­don fit l’ef­fet d’un coup de ton­nerre dans la dis­ci­pline : en dix jours, elle retra­çait la carte de cir­cu­la­tion géné­rale des océans… qui se com­pare remar­qua­ble­ment bien à celle obte­nue par la com­pi­la­tion patiente d’un siècle de mesures in situ ! C’est ici que tout a bas­cu­lé. Avec Topex-Poséi­don, l’o­céa­no­gra­phie dis­po­sait sou­dai­ne­ment de façon conti­nue d’ob­ser­va­tions de l’o­céan d’une quan­ti­té et d’une qua­li­té jamais atteintes, et voyait levé un de ses ver­rous les plus importants.

Le sys­tème com­plet pou­vait se mettre en place : l’as­si­mi­la­tion de ces don­nées dans les modèles numé­riques leur don­nait le réa­lisme qui leur man­quait, et cette obser­va­tion sys­té­ma­tique de l’o­céan de sur­face redon­nait toute sa dimen­sion à l’ob­ser­va­tion in situ de l’o­céan profond.

Neuf ans seule­ment séparent le lan­ce­ment du satel­lite Topex-Poséi­don, cata­ly­seur du renou­vel­le­ment, du pre­mier bul­le­tin Mer­ca­tor qui borne l’en­trée défi­ni­tive dans une océa­no­gra­phie opé­ra­tion­nelle. L’am­pleur et la rapi­di­té du chan­ge­ment impres­sionnent : l’o­céa­no­graphe a fon­da­men­ta­le­ment renou­ve­lé sa façon d’a­bor­der, obser­ver et com­prendre l’o­céan. L’ap­proche com­bi­née satel­lite, in situ, modèle per­met aujourd’­hui de car­to­gra­phier l’o­céan dans son volume et en son mou­ve­ment permanent.

On peut aus­si mesu­rer cette révo­lu­tion à l’aune des défis rele­vés depuis 1992 : posi­tion­ner par exemple au cen­ti­mètre près un satel­lite de 2,5 tonnes volant à 7 km/s à plus de 1 300 km d’al­ti­tude ; réduire de deux ans à deux jours le temps de vali­da­tion et dif­fu­sion des mil­liers d’ob­ser­va­tions in situ faites chaque semaine tout autour du globe par plu­sieurs cen­taines d’o­céa­no­graphes dif­fé­rents ; appli­quer à l’o­céan com­plet des pré­ci­sions de modé­li­sa­tion réser­vées jus­qu’a­lors à des ten­ta­tives régio­nales ; maî­tri­ser et mani­pu­ler pour cela des confi­gu­ra­tions 10 à 100 fois supé­rieures à celles employées aupa­ra­vant ; construire une stra­té­gie et un pro­jet com­muns entre tous, cher­cheurs et indus­triels, orga­nismes publics et pri­vés – l’o­céa­no­gra­phie opé­ra­tion­nelle – et réunir enfin six orga­nismes de métiers dif­fé­rents pour en inven­ter un septième.

Un océan numérique à conquérir

Après neuf ans de révo­lu­tion per­ma­nente, l’o­céa­no­gra­phie ne baisse pas l’al­lure : il reste tout un océan numé­rique à conqué­rir. Le sys­tème exploi­té en conti­nu par Mer­ca­tor depuis le 17 jan­vier 2001 décrit l’At­lan­tique Nord et tro­pi­cal de 70° N. à 20° S. avec une réso­lu­tion hori­zon­tale du 1/3° (soit envi­ron 30 km) et 43 niveaux sur la ver­ti­cale. Comme on l’a vu, cette pre­mière ver­sion du sys­tème donne déjà un bon aper­çu de l’é­tat de l’océan.

Mais ce n’est qu’une pre­mière étape. Il faut d’une part affi­ner la maille du modèle pour décrire cor­rec­te­ment la tur­bu­lence océa­nique, et bien sûr étendre sa cou­ver­ture géo­gra­phique à l’en­semble du globe. L’é­quipe Mer­ca­tor pré­pare en 2002 la mise en œuvre de deux nou­veaux modèles : le pre­mier pour décrire l’At­lan­tique Nord et la Médi­ter­ra­née à très haute réso­lu­tion (1/15°, soit 5 à 7 km), et le second pour décrire l’o­céan glo­bal à basse réso­lu­tion (2°, soit 200 km), qui sera ensuite affi­né au 1/4° (25 km) en 2003.

Les dimen­sions numé­riques du sys­tème Mer­ca­tor [figure 6] seront alors 30 fois supé­rieures à celles du sys­tème de pré­vi­sion actuel. Et dans l’in­ter­valle, outre les dif­fé­rents modèles, de nou­velles don­nées et des méthodes avan­cées d’as­si­mi­la­tion de don­nées auront été inté­grées à la chaîne. Mer­ca­tor avance ain­si pas à pas, mais chaque pas compte. Ce pre­mier semestre 2002 a une actua­li­té forte avec la mise en route du nou­veau modèle Atlantique/Méditerranée. Sa réso­lu­tion de 5 km va per­mettre d’ac­cé­der en rou­tine à une repré­sen­ta­tion des mers euro­péennes d’un réa­lisme jamais atteint ! [figure 7].

Au prix d’un défi tech­no­lo­gique et scien­ti­fique majeur, cette évo­lu­tion du sys­tème va four­nir une infor­ma­tion sans pré­cé­dent aux appli­ca­tions océa­niques dans cette région du globe ; elle don­ne­ra en par­ti­cu­lier tout son sens à l’in­ter­face avec les milieux mari­times et lit­to­raux, comme ceux du golfe de Gas­cogne ou du golfe du Lion.

Un Groupement d’intérêt public

Le pro­jet Mer­ca­tor est un pari col­lec­tif pris en 1995 par les six orga­nismes fran­çais impli­qués dans l’é­tude de l’o­céan et du cli­mat – le CNES, le CNRS, l’I­fre­mer, l’IRD, Météo-France et le SHOM – et deux de leurs filiales – CERFACS et CLS.

FIGURE 6
Mercator 2003. Analyse et prévision de l’océan global.
Mer­ca­tor 2003. Ana­lyse et pré­vi­sion de l’océan global.

Déci­der de se doter d’une capa­ci­té opé­ra­tion­nelle en océa­no­gra­phie rele­vait alors d’une réelle ambi­tion (c’est encore vrai aujourd’­hui !), ils se sont don­nés alors un délai de cinq à sept ans pour réus­sir, ont bap­ti­sé ce pro­jet » Mer­ca­tor » du nom du car­to­graphe fla­mand qui révo­lu­tion­na au XVIe siècle la car­to­gra­phie, et lui ont assi­gné une mis­sion du même cachet : mettre en place une car­to­gra­phie de l’o­céan en mouvement.

Le par­te­na­riat a fonc­tion­né et l’é­quipe pro­jet Mer­ca­tor compte aujourd’­hui plus d’une tren­taine d’in­gé­nieurs, tech­ni­ciens et cher­cheurs ras­sem­blés sur Tou­louse. C’est elle qui aujourd’­hui éla­bore chaque semaine les bul­le­tins de pré­vi­sion océa­nique, en assure une vali­da­tion scien­ti­fique com­plète en temps réel et en temps dif­fé­ré, déve­loppe les ver­sions sui­vantes du sys­tème de pré­vi­sion, et mène la R & D néces­saire à l’in­té­gra­tion de nou­veaux algo­rithmes scien­ti­fiques dans la chaîne.

Cette équipe a pris sa place dans le pay­sage océa­no­gra­phique fran­çais et inter­na­tio­nal, et cette méthode – prag­ma­tisme et jeu col­lec­tif des dif­fé­rents acteurs – nous est enviée à juste titre chez nos par­te­naires étran­gers. L’his­toire ne s’ar­rête pas en si bon che­min : les six orga­nismes tutelles de Mer­ca­tor créent aujourd’­hui sur cette base le Grou­pe­ment d’in­té­rêt public Mer­ca­tor Océan pour lui confier la suite de l’a­ven­ture for­ma­li­sant sans ambi­guï­té un enga­ge­ment com­mun pour cette océa­no­gra­phie opé­ra­tion­nelle. La fina­li­té est claire : don­ner à Mer­ca­tor toutes ses chances pour réus­sir l’é­tape sui­vante et pré­pa­rer la mise en place d’un véri­table Centre d’o­céa­no­gra­phie opé­ra­tion­nelle à Toulouse.

Un terrain de jeu international

FIGURE 7
Mercator 2002 en Atlantique Nord et Méditerranée
Mer­ca­tor 2002 en Atlan­tique Nord et Médi­ter­ra­née. La très haute réso­lu­tion (1/15°) per­met de mettre en évi­dence des struc­tures océa­niques de petite échelle qui prennent la forme de filaments

L’é­tape sui­vante est for­cé­ment inter­na­tio­nale. Elle prend la forme d’une grande expé­rience d’o­céa­no­gra­phie opé­ra­tion­nelle : GODAE (Glo­bal Ocean Data Assi­mi­la­tion Expe­riment ; 2003–2005). Expé­rience gran­deur nature, à l’é­chelle d’un océan pla­né­taire qu’il s’a­git d’ob­ser­ver, modé­li­ser et pré­voir en rou­tine au prix de la mise en place en un temps record du réseau de satel­lites et de mesures in situ néces­saires et de l’é­mer­gence à tra­vers le monde d’une demi-dou­zaine de centres de pré­vi­sion océa­niques comme Mercator.

Le ren­dez-vous est pris pour cette grande expé­rience, mélange effi­cace de col­la­bo­ra­tion (déployer les obser­va­tions) et de com­pé­ti­tion (réa­li­ser le meilleur bul­le­tin). La phase inten­sive démarre dans un an. Le calen­drier oblige à l’ac­tion ! La filière de satel­lites alti­mé­triques vient de faire peau neuve avec le 7 décembre 2001 le lan­ce­ment par le CNES et la NASA du satel­lite océa­no­gra­phique Jason‑1 [figure 8], qui pren­dra la suite de Topex-Poséi­don (dix ans d’âge), sui­vi le 1er mars 2002 du satel­lite Envi­sat de l’A­gence spa­tiale euro­péenne qui suc­cède au satel­lite ERS‑2. L’ob­ser­va­tion in situ a son propre défi : le déploie­ment de 3 000 flot­teurs pro­fi­lants [figure 9] capables de par­cou­rir l’o­céan en auto­no­mie pen­dant plu­sieurs années, tout en mesu­rant et trans­met­tant par satel­lite la tem­pé­ra­ture et la sali­ni­té mesu­rées entre 0 et 2 000 m sur la ver­ti­cale de l’océan.

La France a là aus­si pris une ini­tia­tive forte avec le pro­jet Corio­lis qui met en place à Brest l’un des deux centres inter­na­tio­naux de col­lecte, vali­da­tion et dif­fu­sion des mesures in situ. Ces équipes et celles des centres de pré­vi­sion comme Mer­ca­tor sont ten­dues vers l’é­chéance GODAE qui pose­ra défi­ni­ti­ve­ment les bases d’une véri­table océa­no­gra­phie opérationnelle.

L’Europe en guise de conclusion

Avant même que GODAE n’ait lan­cé le signal de cette com­pé­ti­tion-col­la­bo­ra­tion sans pré­cé­dent, l’o­céa­no­gra­phie opé­ra­tion­nelle s’or­ga­nise au niveau euro­péen pour déve­lop­per une approche commune.

FIGURE 8
Le satellite d’océanographie Jason-1 (CNES-NASA).
Le satel­lite d’océanographie Jason‑1 (CNES-NASA).

À court terme, il s’a­git d’i­ma­gi­ner une approche concer­tée entre le Royaume-Uni, l’I­ta­lie, la Nor­vège et la France qui abritent aujourd’­hui les ini­tia­tives les plus avan­cées : tirer avan­tage de col­la­bo­ra­tions déjà effec­tives depuis de nom­breuses années entre les équipes, favo­ri­ser l’in­té­gra­tion de nos efforts, s’in­ven­ter un métier com­mun pour décrire le même océan.

C’est d’une capa­ci­té euro­péenne inté­grée de pré­vi­sion océa­nique géné­rale du type Mer­ca­tor dont on dis­cute, et cette étape s’im­pose pour réus­sir le moyen terme, c’est-à-dire le pas­sage d’une démons­tra­tion réus­sie à une véri­table acti­vi­té opérationnelle.

Mais le consor­tium que l’on voit naître va bien au-delà puisque se joignent déjà l’Es­pagne, le Por­tu­gal, la Grèce, Chypre, le Dane­mark, les Pays-Bas, la Fin­lande, l’Al­le­magne… mul­ti­pliant d’au­tant les ini­tia­tives pour déve­lop­per les appli­ca­tions directes d’une modé­li­sa­tion et d’une pré­vi­sion géné­rales de l’o­céan. Au-delà des inté­rêts natio­naux comme ceux de la défense civile et mili­taire fleu­rissent ain­si dans l’es­pace mari­time euro­péen les pro­jets de cou­plage des sor­ties de ces modèles avec des modèles de bio­lo­gie marine pour accé­der à une infor­ma­tion sur le vivant, et avec une mosaïque de modèles côtiers et lit­to­raux qui bien­tôt recou­vri­ront le trait de côte européen.

Les équipes fran­çaises jouissent dans cette aven­ture d’une répu­ta­tion méri­tée tant sur le plan scien­ti­fique que tech­nique ; elles ont inves­ti avec suc­cès ces der­nières années le domaine encore vierge de l’o­céa­no­gra­phie opé­ra­tion­nelle et prou­vé avec Mer­ca­tor qu’elles savaient se struc­tu­rer rapi­de­ment pour cela. Leur pro­chaine folie : un Centre d’o­céa­no­gra­phie opé­ra­tion­nelle à Tou­louse en 2006.

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1. Science & Vie, numé­ro 1000, jan­vier 2001, numé­ro spé­cial » 21 pro­jets fous pour le XXIe siècle « .

FIGURE 9
Le réseau d’observation ARGO (3 000 profileurs in situ).
Le réseau d’observation ARGO (3 000 pro­fi­leurs in situ).

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