Prévenir, adapter… et souffrir (Entretien avec Jean-Pascal van Ypersele)

Dossier : Environnement : comprendre et agirMagazine N°637 Septembre 2008
Par Jean-Pascal Van YPERSELE
Par Jean-Baptiste COMBY

Pas­sion­né d’astronomie dès l’âge de douze ans, phy­si­cien belge, Jean-Pas­cal van Yper­sele prend rapi­de­ment part au tra­vail col­lec­tif de pro­mo­tion des enjeux cli­ma­tiques sur les scènes diplo­ma­tiques. Il nous fait part de sa vision de l’expertise scien­ti­fique et des négo­cia­tions climatiques

J’ai com­men­cé à étu­dier la phy­sique à l’u­ni­ver­si­té de Lou­vain, puis je me suis inté­res­sé à d’autres aspects liés au déve­lop­pe­ment et à l’en­vi­ron­ne­ment. Quand j’ai com­men­cé à l’u­ni­ver­si­té de Lou­vain, c’é­tait en 1975–1976, donc trois ou quatre ans après le rap­port du club de Rome et quelques années après la confé­rence de Stock­holm de 1972.

Le virus de la négociation
 » J’a­vais déjà pris part en 1979, alors que j’é­tais encore étu­diant, à la pre­mière confé­rence mon­diale sur le cli­mat à Genève, mais c’est vrai­ment en 1992 que j’ai attra­pé le virus de la négo­cia­tion sur le cli­mat. Ensuite, j’ai conti­nué à tra­vailler pour ce conseil consul­ta­tif belge – deve­nu le Conseil fédé­ral du déve­lop­pe­ment durable – dont je pré­side le groupe éner­gie et cli­mat. J’ai donc, depuis quinze ans, pris l’ha­bi­tude de faire col­la­bo­rer des acteurs dont les inté­rêts sont très dif­fé­rents sur ces ques­tions : les pro­duc­teurs d’a­cier et de ciment, d’élec­tri­ci­té, les trois grands syn­di­cats, des scien­ti­fiques, etc.

Un » scientifique du climat »

Petit à petit, je me suis spé­cia­li­sé, sous la hou­lette d’An­dré Ber­ger, dans la modé­li­sa­tion du cli­mat qui com­men­çait à se déve­lop­per ici.

Les phy­si­ciens aiment bien résoudre des pro­blèmes que d’autres ont du mal à résoudre

J’ai fait en 1980 un mémoire de licence en phy­sique sur l’ef­fet du CO2 sur le cli­mat avec des modèles simples et après, j’ai tra­vaillé sur des modèles à deux dimen­sions, puis je suis par­ti faire ma thèse de doc­to­rat sur la modé­li­sa­tion des effets de la concen­tra­tion de CO2 sur de la glace de mer et l’o­céan Antarc­tique au Natio­nal Cen­ter for Atmos­phe­ric Research, une des grandes Mecque de la recherche en cli­ma­to­lo­gie dans le monde, et donc de 1984 à 1986, j’é­tais là-bas. De retour en Bel­gique, je me suis concen­tré sur la pro­tec­tion du cli­mat et la réso­lu­tion des pro­blèmes d’en­vi­ron­ne­ment glo­baux. J’ai eu la chance de par­ti­ci­per à un comi­té d’a­vis qui, en Bel­gique, aidait les par­te­naires sociaux et la socié­té civile à pré­pa­rer la confé­rence de Rio. Donc entre 1990 et 1992, je me suis retrou­vé à par­ti­ci­per à la rédac­tion du cha­pitre cli­mat de ce conseil consul­ta­tif. Cela m’a per­mis de par­ti­ci­per à la confé­rence de Rio en juin 1992. J’ai éga­le­ment tra­vaillé sur de nom­breux pro­grammes de recherche finan­cés par la poli­tique scien­ti­fique fédé­rale. Celle-ci m’a deman­dé si ça m’in­té­res­sait de par­ti­ci­per à la réunion plé­nière du GIEC à Madrid en décembre 1995. C’é­tait la réunion finale d’ap­pro­ba­tion du second rap­port, celui où a été fina­li­sée cette phrase sur » l’in­fluence per­cep­tible des acti­vi­tés humaines sur le cli­mat « . Cette phrase a joué un rôle impor­tant parce que c’é­tait la pre­mière fois qu’on écri­vait noir sur blanc que les chan­ge­ments cli­ma­tiques n’é­taient plus seule­ment quelque chose qui sor­tait des modèles et qui étaient des pro­jec­tions invé­ri­fiables, mais qu’un fais­ceau d’élé­ments sug­gère que les acti­vi­tés humaines ont déjà exer­cé une influence per­cep­tible sur le cli­mat global. 

Le climat lui-même est affecté

Sys­tème cli­ma­tique et climat
Le » sys­tème cli­ma­tique « , c’est l’at­mo­sphère, l’o­céan, la cryo­sphère, la bio­sphère, tout ce qui inter­agit avec l’at­mo­sphère pour pro­duire le cli­mat. Le cli­mat c’est l’é­tat moyen et donc les états sta­tis­tiques supé­rieurs, donc la moyenne, la variance, de ce sys­tème cli­ma­tique. Avoir eu une influence sur le sys­tème cli­ma­tique, c’est quelque chose que l’on peut dire à par­tir du moment où l’on a modi­fié n’im­porte quoi dans le sys­tème cli­ma­tique. Dire qu’on a chan­gé le cli­mat, c’est tout à fait autre chose puisque c’est l’é­tat moyen. Si on agit sur une moyenne, il faut que l’in­fluence ait déjà été exer­cée sur le long terme.

Mais, bien que para­chu­té un peu au der­nier moment au sein de cette réunion, j’ai pu, après obser­va­tion, jouer un rôle qui a consis­té à empê­cher l’A­ra­bie Saou­dite de blo­quer le pro­ces­sus sous pré­texte qu’il n’y avait plus de tra­duc­tion simul­ta­née. D’autre part, je suis par­ve­nu à faire reti­rer le mot » sys­tème » à la fin de cette phrase, à quelques ins­tants de la fin de la réunion, vers cinq heures du matin. Or, tout cela était impor­tant pour aider à se faire le pro­to­cole de Kyo­to, qui était en négo­cia­tion à ce moment-là, puisque c’é­tait la pre­mière fois qu’on sou­li­gnait que les gaz à effet de serre (GES) avaient déjà modi­fié le cli­mat. Le fait d’en­le­ver le mot » sys­tème » à la fin chan­geait toute la signi­fi­ca­tion de la phrase. Modi­fier le sys­tème cli­ma­tique, ça peut aus­si bien vou­loir dire modi­fier sim­ple­ment la com­po­si­tion de l’at­mo­sphère, ce qui est assez banal en somme, car en fait, c’est le cli­mat lui-même qui est affecté. 

La fondation de tous les accords

Une influence per­cep­tible des acti­vi­tés humaines sur le cli­mat, Madrid, 1995

J’a­vais par­ti­ci­pé à la confé­rence de Ber­lin au début de 1995 et aux réunions qui ont pré­cé­dé cette pre­mière confé­rence des par­ties. Et c’est là que, sous l’é­gide d’An­ge­la Mer­kel alors ministre de l’É­co­lo­gie, le man­dat pour Kyo­to a été déci­dé. Donc oui, quelques mois plus tard à Madrid, j’é­tais déjà impré­gné de ce qui se pré­pa­rait. Et dans la mesure où des doutes étaient encore très pré­sents sur l’o­ri­gine réel­le­ment humaine des chan­ge­ments cli­ma­tiques, si la res­pon­sa­bi­li­té humaine dans les chan­ge­ments cli­ma­tiques futurs n’é­tait pas bien com­prise, ça allait être très dif­fi­cile de moti­ver qui que ce soit, des citoyens ou des déci­deurs, à faire des efforts pour réduire les émis­sions de GES. C’é­tait vrai­ment la fon­da­tion de tous les accords sui­vants. Et si aujourd’­hui on envi­sage d’al­ler bien plus loin que Kyo­to, c’est que le diag­nos­tic est beau­coup plus solide qu’il y a dix ans. Et aus­si parce que les gens ont com­men­cé à se rendre compte eux-mêmes que le cli­mat avait chan­gé et que ce n’é­tait pas quelque chose de loin­tain dans le futur. 

Peu de choses sont impossibles

J’ai tou­jours aimé la réso­lu­tion des pro­blèmes appa­rem­ment dif­fi­ciles à résoudre. C’est pro­ba­ble­ment quelque chose que ma for­ma­tion de phy­si­cien m’a appor­tée ; les phy­si­ciens aiment bien, comme les ingé­nieurs, résoudre des pro­blèmes que d’autres ont du mal à résoudre. Pour moi, il n’y a pas de fata­li­té, peu de choses sont impos­sibles tant que l’on n’a pas vrai­ment démon­tré que ce n’é­tait pas pos­sible. Et donc des pro­blèmes très dif­fi­ciles, y com­pris des pro­blèmes humains de faire se mettre d’ac­cord, dans un inté­rêt com­mun à tous, des gens qui ont des points de vue très dif­fé­rents, ça me motive. ça m’a­muse beau­coup de faire abou­tir à un accord qui au final satis­fait à peu près tout le monde, alors qu’au départ les posi­tions sont très différentes.

Les com­pé­tences du négociateur
Il faut d’a­bord avoir un inté­rêt assez vif pour un maxi­mum de dimen­sions du pro­blème qui est posé. Or le pro­blème est évi­dem­ment bien plus qu’un simple pro­blème de cli­ma­to­lo­gie : il est poli­tique, éco­no­mique, il touche aux com­por­te­ments, etc. Le fait que je sois phy­si­cien, que je tra­vaille depuis long­temps avec des éco­no­mistes, que ma femme soit socio­logue et tra­vaille sur les com­por­te­ments éco­lo­giques, m’ouvre à ces dif­fé­rentes dimen­sions. Il faut aus­si com­prendre les dif­fé­rentes opi­nions des dif­fé­rents acteurs. Il faut, quand on pré­side une négo­cia­tion, par­ve­nir à se mettre à la place des par­ties en pré­sence. C’est très impor­tant de bien cer­ner ce qu’il y a der­rière les avis expri­més. Parce qu’en fait les gens expriment rare­ment ce qui motive leurs prises de posi­tion. Si on veut avan­cer dans une négo­cia­tion, il faut, à défaut de réus­sir à leur faire dire, com­prendre la réa­li­té de leurs inté­rêts. Cela per­met alors de trou­ver des inté­rêts com­muns à tous les acteurs autour de la table.

Arbitrage ou défense d’intérêts

J’ai appris à pou­voir chan­ger de cas­quette faci­le­ment et à bien savoir quelle cas­quette je porte à un moment don­né. Donc je peux prendre des posi­tions par exemple au nom de la Bel­gique dans une ins­tance inter­na­tio­nale, ou au nom de l’U­nion euro­péenne. Cela implique de mettre de côté ses propres convic­tions, au pro­fit de ce qui a été déci­dé col­lec­ti­ve­ment. Mais j’es­saie au maxi­mum d’être dans un rôle de pré­sident, au-des­sus de la mêlée. 

Pouvoir parler à tout le monde

J’es­saie de ne pas être trop mili­tant dans un sens ou dans l’autre. Sur­tout que, depuis 2002, je suis membre du bureau du GIEC. Je m’ap­puie le plus pos­sible sur des réfé­rences scien­ti­fiques, pour gui­der la réflexion sur ces sujets-là. Mais c’est vrai que ce n’est pas tou­jours facile puisque le pro­blème n’est pas que scien­ti­fique. Il y a bien sou­vent des valeurs sous-jacentes, et qui ne sont pas tou­jours les mêmes pour les per­sonnes aux­quelles je parle, et pour moi. Donc c’est par­fois dif­fi­cile effec­ti­ve­ment de conci­lier les dif­fé­rents rôles. On m’a plu­sieurs fois deman­dé de me pré­sen­ter à des élec­tions belges, plu­sieurs par­tis m’ont deman­dé ça, mais j’ai tou­jours refu­sé, même d’être membre du moindre par­ti, ce qui me donne la pos­si­bi­li­té de par­ler à tout le monde, des ban­quiers comme des mili­tants d’ex­trême gauche. 

Et les questions énergétiques ?

Depuis mes prises de posi­tions publiques sur le nucléaire, je suis très sol­li­ci­té sur cet aspect. J’ai réagi dans Le Monde et un jour­nal belge aux pro­pos de James Love­lock qui explique que le nucléaire est la solu­tion magique au pro­blème cli­ma­tique. Cela m’a cho­qué. Mais je m’ex­prime sur tout ça avec beau­coup de pru­dence. Je pense néan­moins que la manière dont cer­tains éco­no­mistes et ingé­nieurs font leurs scé­na­rios sur l’a­ve­nir éner­gé­tique de la Bel­gique ne peut qu’a­bou­tir aux conclu­sions qui ont jus­ti­fié ces scé­na­rios, à savoir mon­trer que sor­tir du nucléaire coû­te­rait très cher et ris­que­rait d’empêcher qu’on ne pro­tège le cli­mat. Sur ces ques­tions assez polé­miques, j’es­saie de res­ter dans le domaine des pro­blèmes que je connais, et quand je dis quelque chose, j’ai bien pris mes ren­sei­gne­ments, y com­pris consul­té des col­lègues plus com­pé­tents sur des aspects tech­niques ou éco­no­miques, et qui sou­vent confirment mes intuitions. 

S’adapter aux changements climatiques

La ques­tion de l’a­dap­ta­tion aux chan­ge­ments cli­ma­tiques est long­temps res­tée mar­gi­nale dans les débats. La crainte était que si on admet­tait qu’il fal­lait tra­vailler sur l’a­dap­ta­tion et dépen­ser de l’argent pour ça, et bien ça serait de l’éner­gie et de l’im­pul­sion en moins pour la prévention.

L’adaptation aux chan­ge­ments cli­ma­tiques est une ques­tion long­temps res­tée marginale

Il me semble que le pro­blème est beau­coup moins com­pli­qué aujourd’­hui qu’il y a dix ans. Il y a dix ans, les impacts des chan­ge­ments cli­ma­tiques n’é­taient pas encore visibles et per­cep­tibles pour tout le monde, tan­dis qu’au­jourd’­hui, il y a eu la vague de cha­leur de l’é­té 2003, il y a eu Katri­na, et une série d’autres évé­ne­ments extrêmes, dont bien sûr le lien cau­sal exact avec le chan­ge­ment cli­ma­tique reste en débat. Mais, dans la mesure où les chan­ge­ments cli­ma­tiques ont com­men­cé à mon­trer leurs effets, dire qu’il ne faut pas faire d’a­dap­ta­tion n’a plus de sens, puisque l’a­dap­ta­tion, on la fait. À par­tir du moment où on dit qu’il faut hydra­ter les per­sonnes âgées en France, c’est un exemple cari­ca­tu­ral d’a­dap­ta­tion, mais qui montre qu’on en fait. Aujourd’­hui, le débat est non plus sur » est-ce qu’il faut de l’a­dap­ta­tion ? » mais sur la part res­pec­tive des efforts à consa­crer à l’a­dap­ta­tion et à la pré­ven­tion. C’est aus­si et sur­tout la ques­tion du finan­ce­ment des poli­tiques d’a­dap­ta­tion dans les pays en déve­lop­pe­ment. Parce qu’à par­tir du moment où un chan­ge­ment cli­ma­tique est en cours et que tout le monde est conscient qu’il est cau­sé aux trois quarts par les pays indus­tria­li­sés, et que l’a­dap­ta­tion doit se faire pour l’es­sen­tiel dans les pays en déve­lop­pe­ment, il est logique que ce soit les pays à l’o­ri­gine du pro­blème qui financent, selon le prin­cipe, un peu délais­sé sur ce point, du » pollueur-payeur « . 

Comment intégrer cette dimension du problème climatique dans les décisions politiques ?

C’est la ques­tion du mixte. Comme le dit John Hol­dren, il y a un mélange de trois choses aux­quelles on va devoir faire face : la pré­ven­tion, l’a­dap­ta­tion et la souf­france. Et plus on fait de la pré­ven­tion, moins on aura à faire d’a­dap­ta­tion et moins on souf­fri­ra. Mais un mélange des trois aura de toute façon lieu.

Propos recueillis par Jean-Baptiste Comby
et Hugues Ravenel (92)

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