Presque inédits

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°603 Mars 2005Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Tous les artistes se voient adop­ter un style qui leur colle à la peau, quels que soient les efforts qu’ils font ensuite pour en chan­ger, et ceux qui hésitent entre plu­sieurs manières ne font sou­vent pas grand-chose de durable – si l’on excepte quelques rares génies comme Picas­so ou Stra­vins­ki – tout comme les hommes qui passent leur vie à balan­cer entre plu­sieurs des­tins. Bee­tho­ven ou Kara­jan auraient pu illus­trer ce pro­pos ; ce seront aujourd’hui, au hasard de l’édition musi­cale, des disques qui, à des titres divers, sont des inédits ou peu s’en faut.

Casadesus compositeur

On a sou­vent évo­qué ici Robert Casa­de­sus le pia­niste, arché­type de l’interprète fran­çais, dis­cret, mesu­ré et fidèle à l’œuvre. Plu­sieurs disques, publiés simul­ta­né­ment, per­mettent de décou­vrir le com­po­si­teur qu’il fut, qui est moins connu, dont ses quatre Qua­tuors, par le Qua­tuor Man­fred1, et trois Sym­pho­nies, par le Nor­thern Sin­fo­nia diri­gé par Howard Shel­ley2 : une exquise sur­prise. Les qua­tuors sont des pièces fortes, plus proches de Fau­ré que de Bar­tok, qui pri­vi­lé­gient sur la recherche for­melle la pro­fon­deur de l’inspiration et l’élaboration de l’écriture har­mo­nique et contra­pun­tique. Ils méritent d’être aus­si connus que ceux de Debus­sy et Ravel.

Les trois Sym­pho­nies (n° 1, n° 5 “ sur le nom de Haydn ”, n° 7 “ Israël ” avec voix) sont à la musique fran­çaise ce que celles de Chos­ta­ko­vitch et Pro­ko­fiev sont à la musique russe : des œuvres majeures, dont on ne peut guère expli­quer qu’elles ne soient pra­ti­que­ment jamais jouées ni enre­gis­trées que par la chape de plomb qu’ont fait peser, pen­dant des décen­nies, sur les com­po­si­teurs fran­çais, les aya­tol­lahs de la musique sérielle. Deux disques à écou­ter toutes affaires cessantes.

Concertos pour deux claviers

On retrouve Robert Casa­de­sus dans un disque qui regroupe trois Concer­tos pour deux pia­nos de com­po­si­teurs fran­çais du XXe siècle, Pou­lenc, Mil­haud et Casa­de­sus, par le duo Geno­va et Dimi­trov et l’Orchestre Radio­pho­nique de la SWR à Kai­sers­lau­tern3 diri­gé par Alun Fran­cis. Trois œuvres rigou­reu­se­ment tonales, sans pré­ten­tion autre que celle de don­ner du plai­sir à l’auditeur. Trois concer­tos par­fai­te­ment clas­siques, pétillants, acides et délec­tables comme un bon cham­pagne, celui de Pou­lenc, le plus connu et le plus joli, dans la tra­di­tion mozar­tienne – un brut mil­lé­si­mé – celui de Mil­haud colo­ré et métis­sé, avec des rémi­nis­cences de Sca­ra­mouche – un cham­pagne rosé – celui de Casa­de­sus un peu plat, madé­ri­sé en quelque sorte.

C. S. Bin­der, musi­cien à la cour de Dresde, fut contem­po­rain de Mozart, et écri­vit de nom­breux concer­tos pour cla­vier, mais pour le cla­ve­cin uni­que­ment, dont deux Concer­tos pour deux cla­ve­cins. Musique de charme, agréable et bien écrite, proche à la fois de C. P. Bach et de Mozart, que jouent Bibiane Lapointe, Thier­ry Mae­der et l’ensemble Les Cyclopes4. Un adieu à la fois nos­tal­gique et joyeux à la musique baroque.

Prêtre, Celibidache

Georges Prêtre aura été le chef d’orchestre de la musique de Pou­lenc par excel­lence. Dans la col­lec­tion “ Great artists of the Cen­tu­ry ”, EMI publie des enre­gis­tre­ments de 1966 et 1981 : Les Biches et Pas­tou­relle par le Phil­har­mo­nia Orches­tra, et Les ani­maux modèles et Aubade (G. Tac­chi­no au pia­no) avec l’Orchestre de la Socié­té des Concerts du Conser­va­toire5. C’est la quin­tes­sence de l’esprit fran­çais des années vingt et trente, musique exquise des­ti­née à la haute socié­té pari­sienne, bien sûr, qui flirte avec la faci­li­té, mais avec rete­nue si le chef sait évi­ter tout sen­ti­men­ta­lisme, ce qui est le cas de Georges Prêtre.

Ser­giu Celi­bi­dache était, on le sait, un direc­teur d’orchestre aus­tère et d’une extrême rigueur, et consi­dé­rait la musique enre­gis­trée comme indigne d’être dif­fu­sée, d’où la rare­té de ses enre­gis­tre­ments, presque tous pris en concert. On peut se réjouir que ses héri­tiers aient pas­sé outre à sa volon­té et laissent édi­ter ain­si deux disques superbes : les Sym­pho­nies 1 “ Clas­sique ” et 5 de Pro­ko­fiev6, et les Sym­pho­nies 1 et 9 de Chos­ta­ko­vitch7, à la tête du Phil­har­mo­nique de Munich. De Pro­ko­fiev, la Sym­pho­nie n° 1, la plus connue, dont le com­po­si­teur reprit la Gavotte dans Roméo et Juliette, est sem­blable aux com­po­si­tions néo­clas­siques de Stra­vins­ki et Respi­ghi, tan­dis que la 5e, plus tar­dive (1945), est du Pro­ko­fiev pur jus, lyrique, sans une audace har­mo­nique et cepen­dant mer­veilleu­se­ment originale.

Les sym­pho­nies de Chos­ta­ko­vitch sont tou­jours empreintes d’inquiétude – style déli­bé­ré­ment choi­si ou résul­tat de la situa­tion du com­po­si­teur, tou­jours sur le fil du rasoir par rap­port au régime sovié­tique – avec des moments grin­çants ou gro­tesques, mais elles sont infi­ni­ment plus pro­fondes que celles de Pro­ko­fiev (d’une cer­taine manière Bee­tho­ven contre Haydn), des œuvres par­mi les plus fortes du XXe siècle. Celi­bi­dache choi­sit des tem­pos sys­té­ma­ti­que­ment plus lents que ceux qu’a pré­vus le com­po­si­teur, d’où une clar­té excep­tion­nelle de l’interprétation, qui détache chaque plan sonore et par­fois chaque ins­tru­ment. Sur le même disque, l’Ada­gio pour cordes de Samuel Bar­ber, œuvre magni­fique et poi­gnante, qui n’aura jamais été aus­si bien jouée, et que devraient écou­ter tous ceux qui ne com­prennent pas les États-Unis, ou qui ne veulent pas les comprendre.

Jazz X

La soi­rée au Petit Jour­nal Mont­par­nasse de novembre 2004 a fait connaître aux non-ini­tiés des X jazz­men qui sont de grands “pros”. Des enre­gis­tre­ments de trois des groupes qui se sont pro­duits ce soir-là en témoignent. Le Ten­tette de Claude Aba­die (38, cl) avec Fran­cis Behr (59, tp) et Albert Glo­wins­ki (58, d) publie son volume 38 (1987−1996), dans l’esprit Elling­ton der­nière période, avec de superbes arran­ge­ments (Aba­die) sur des thèmes connus (Mood Indi­go, Djan­go, I Remem­ber Clif­ford) ou moins connus (Blue Serge, Pan­no­ni­ca). Fran­çois de Lar­rard (78, p, qui jouait en novembre der­nier en quin­tette) a enre­gis­tré en trio – le9 Trio Esca­pade – des com­po­si­tions de Lar­rard : un jazz raf­fi­né et sub­til, un pia­no d’un haut niveau tech­nique, entre Bill Evans et Mar­tial Solal, ou encore, si l’on veut, entre Debus­sy et Bar­tok. Enfin, Jean-Marc Phe­lip­peau (89, b) joue au sein du Marc Gram­fort Trio qui a enre­gis­tré sous le titre M’sieur Léo10 une musique concen­trée et pré­cise, rythmes de bos­sa-nova et de valse, har­mo­nies modales, que ne désa­voue­raient ni John Lewis ni Charles Koechlin.

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11.
1 CD OPUS Mil­lé­sime (+ 1 DVD).
2. 1 CD CHANDOS CHAN 10263.
3. 1 CD CPO 999 99262.
4. 1 CD PIERRE VERANY PV 704 061.
5. 1 CD EMI 5 65958 2.
6. 1 CD EMI 5 57854 2.
7. 1 CD EMI 5 57855 2.
8. 1 CD chez C. Abadie.
9. 2 CD escapade@nantes.fr
10. 1 CD MGT0401.

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