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Dossier : La Tradition et les Traditions de l'X des origines à nos joursMagazine N°331 Juin 1978Par : Raymond Abellio (Georges Soulès (27))
N° 331 Juin 1978
Dans l’es­prit des « pro­gres­sistes », le mot de tra­di­tion a subi, me semble-t-il, un glis­se­ment et même un détour­ne­ment de sens. Il évoque en effet pour eux le pro­duit plus ou moins des­sé­ché et en tout cas inuti­li­sable, d’un pas­sé mort, alors que la simple éty­mo­lo­gie inclut d’a­bord en lui une idée de trans­mis­sion et oblige, par consé­quent, à y voir l’ac­tua­li­sa­tion per­ma­nente d’un pas­sé tou­jours vivant.

Dans l’es­prit des « pro­gres­sistes », le mot de tra­di­tion a subi, me semble-t-il, un glis­se­ment et même un détour­ne­ment de sens. Il évoque en effet pour eux le pro­duit plus ou moins des­sé­ché et en tout cas inuti­li­sable, d’un pas­sé mort, alors que la simple éty­mo­lo­gie inclut d’a­bord en lui une idée de trans­mis­sion et oblige, par consé­quent, à y voir l’ac­tua­li­sa­tion per­ma­nente d’un pas­sé tou­jours vivant.

Faut-il trou­ver, dans cette dévia­tion, l’o­ri­gine des excès polé­miques où l’on fait dès lors s’op­po­ser, de façon fort linéaire, tra­di­tion et nou­veau­té, inté­grisme et moder­nisme, ou encore, d’une façon plus géné­rale, socié­tés « closes » et socié­tés « ouvertes », comme si cette der­nière dis­tinc­tion, dans un monde de plus en plus inter­dé­pen­dant, pou­vait être autre chose qu’une assez sim­pliste abstraction ?

L’É­cole poly­tech­nique est-elle, dans cet esprit, une socié­té close ? On le lui a sou­vent repro­ché. Et l’X elle-même n’a jamais caché, depuis près de deux siècles, son atta­che­ment à ses tra­di­tions. Elle pos­sède son sta­tut, son code, ses cou­tumes, ses rites, ses fêtes et même son lan­gage qui est en quelque façon, et comme tout « argot », ini­tia­tique. La for­ma­tion qu’on y reçoit, le rôle qui lui est dévo­lu ont créé et main­te­nu un « esprit poly­tech­ni­cien » que cer­tains peuvent péjo­ra­ti­ve­ment dénon­cer comme un esprit de corps par oppo­si­tion à l’es­prit tout court, ce à quoi il est aisé de répondre que ce ren­fer­me­ment sur soi n’a jamais empê­ché l’É­cole, depuis deux siècles, de res­ter en prise sur le monde exté­rieur et d’y agir avec une effi­ca­ci­té reconnue.

Aucune ins­ti­tu­tion n’a même été à la fois plus stable et plus dyna­mique. Dès sa nais­sance, sa voca­tion l’o­bli­geait d’ailleurs à cette syn­thèse, puis­qu’elle était appe­lée à four­nir à la fois des chefs mili­taires, des admi­nis­tra­teurs et des savants, caté­go­ries d’es­prits qu’on peut assu­ré­ment tenir pour dis­sem­blables, ce que l’ar­got de l’É­cole n’a pas man­qué de sou­li­gner en dis­tin­guant les mili­fa­nas et les bot­tiers, alors même que la com­plexi­té crois­sante des pro­blèmes, dans tous les domaines, et le déve­lop­pe­ment accé­lé­ré des sciences et des tech­niques ten­daient à créer, au-delà de toute spé­cia­li­sa­tion, le besoin d’une uni­té supérieure.

Et l’on peut alors se deman­der si le pres­tige de l’É­cole qui tient en pre­mier lieu à cette apti­tude de haut niveau qui fut jus­qu’i­ci tou­jours la sienne de faire de sa poly­va­lence le meilleur garant de cette uni­té, ne pro­cède pas, plus inti­me­ment, d’une autre capa­ci­té, qui com­mande d’ailleurs la pre­mière, d’a­voir su très sim­ple­ment, très ouver­te­ment, por­ter le plus loin pos­sible en elle-même et y résoudre la contra­dic­tion entre la tra­di­tion et la modernité.

Il faut s’in­ter­ro­ger sur ce pres­tige. Il n’est pas le pro­duit arti­fi­ciel d’un « éli­tisme » sans racines. Et ce n’est pas le fait du hasard si à cer­taines époques de crise il s’est même trans­for­mé en popu­la­ri­té, tant l’É­cole et ses élèves, quand il le fal­lait, firent preuve à l’é­gard des puis­sants du jour d’un esprit d’in­dé­pen­dance et d’ir­res­pect pous­sé fort loin. Cet enga­ge­ment liber­taire fait, lui aus­si, par­tie de la tra­di­tion de l’X. Il lui donne sa vita­li­té par­ti­cu­lière et sa mobi­li­té entre le res­pect du pas­sé et la juste éva­lua­tion de l’avenir.

Certes, les écoles mili­taires – et l’É­cole poly­tech­nique en fait tou­jours par­tie sont, par nature, plus atta­chées que d’autres à la conser­va­tion de cer­taines valeurs qui impliquent l’o­béis­sance et le sacri­fice indi­vi­duels et à tra­vers les­quelles la tra­di­tion, en tant que mou­ve­ment d’en­semble, se déploie.

Si pit­to­resques soient-elles, les « tra­di­tions » au plu­riel ne tirent alors leur ver­tu que de cet esprit col­lec­tif, et l’on ne sau­rait les en déta­cher, par simple com­mé­mo­ra­tion folk­lo­rique, sans en tra­hir le sens. Au sujet du sérieux de la « tra­di­tion en soi » et de la pro­fon­deur de son enra­ci­ne­ment, ce n’est donc pas non plus ren­contre for­tuite si les paroles ultimes me paraissent avoir été rap­por­tées par un sol­dat, Ernst von Salo­mon, lors­qu’il raconte qu’ar­ri­vant à dix ans au Kadet­ten­korps, l’é­cole des cadets royaux de Prusse, alors à Karls­ruhe, il reçut de son lieu­te­nant-ins­truc­teur sa pre­mière leçon : « Mes­sieurs, vous êtes ici pour apprendre à mourir ».

Dès lors, toute une série de ques­tions viennent à l’es­prit, et il faut les poser aus­si objec­ti­ve­ment que pos­sible, sans y inclure d’a­vance, de façon impli­cite, le moindre juge­ment de valeur : l’É­cole poly­tech­nique est-elle tou­jours une école mili­taire ou, plus exac­te­ment, s’ouvre-t-elle tou­jours, et dans quelle mesure, à l’es­prit mili­fa­na ? Peut-on trans­po­ser cet esprit dans d’autres champs ? Et que devient alors ce mou­ve­ment de la tra­di­tion qui, par inté­gra­tions suc­ces­sives, doit assu­rer la péren­ni­té de cette tra­di­tion même ?

Trou­vant sou­dain l’É­cole trop à l’é­troit dans son cadre his­to­rique, les princes qui nous gou­vernent ont vou­lu, dit-on, lui don­ner plus de place et, pas­sant d’un coup à l’autre extrême, l’ont para­doxa­le­ment trans­plan­tée dans un désert ouvert à tous les vents. Rien ne peut lais­ser pen­ser que ces nova­teurs, qui ont la tête peu méta­phy­si­cienne, aient été spé­cia­le­ment sen­sibles, en l’oc­cur­rence, à ce que la phi­lo­so­phie moderne appelle, dans son jar­gon, la dia­lec­tique du local et du global.

Le vou­lant ou non, ils ont en tout cas pla­cé l’É­cole, par cette vio­lence abrupte, dans une situa­tion-limite digne d’elle, puis­qu’elle y est confron­tée à une expé­rience unique en son genre, celle d’un « res­sour­ce­ment » qui n’eut, je crois, jamais d’exemple et qui, pour être réus­si, doit mobi­li­ser une fois encore, mais à un niveau jamais atteint, ces forces de conser­va­tion et d’in­ven­tion qui firent tou­jours ensemble, par leur contraste, l’o­ri­gi­na­li­té de l’École.

D’où l’op­por­tu­ni­té et l’im­por­tance du pré­sent numé­ro de « La Jaune et la Rouge » consa­cré aux « tra­di­tions » de l’X, expres­sions diverses de la tra­di­tion tout court. On ne sau­rait mieux défi­nir la tra­di­tion qu’en y voyant ce qui, ayant subi l’é­preuve du temps et sur­vé­cu à l’é­vo­lu­tion des « idées », ne cesse de par­ler au cœur et à l’es­prit et de leur four­nir leurs meilleures armes pour dis­cer­ner ce qui, dans l’a­ve­nir, devien­dra durable comme elle.

J’es­père donc que ce numé­ro de « La Jaune et la Rouge », des­ti­né à don­ner aux nou­veaux poly­tech­ni­ciens l’in­tel­li­gence des tra­di­tions de l’É­cole, les condui­ra tout natu­rel­le­ment à leur main­tien. Et pour en ter­mi­ner avec cette rapide pré­sen­ta­tion, je me bor­ne­rai dès lors à un rap­pel qui, dans cet espoir, me paraît déjà fort enseignant.

Lorsque Yah­weh, dans la Bible, veut acca­bler ses enne­mis, sa malé­dic­tion prend sou­vent la forme sui­vante : « Je te ferai repas­ser par le che­min par lequel tu es venu ». Il condamne ain­si la répé­ti­tion « pure » parce qu’elle est aveugle et régres­sive, retour à la non-conscience de l’animal.

Aus­si bien les Évan­giles prennent-ils soin de pré­ci­ser que les rois-mages, en quit­tant Beth­léem « ren­trèrent chez eux par un autre che­min ». Per­sonne ne demande à nos jeunes cama­rades d’ac­cep­ter sans inven­taire une suc­ces­sion ou un dépôt. Cet inven­taire, le voi­ci. Je sou­haite seule­ment que les nou­veaux poly­tech­ni­ciens, se frayant de nou­velles voies, sachent aus­si, comme il convient, ren­trer chez eux.

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