Assemblée nationale

Préparer les ingénieurs aux responsabilités publiques

Dossier : L'ingénieur dans la sociétéMagazine N°737 Septembre 2018
Par François Xavier MARTIN (63)

Les ingé­nieurs sont de moins en moins pré­sents dans les ins­tances qui prennent et appliquent les grandes déci­sions poli­tiques. Dans un monde domi­né par la science et la tech­nique, c’est un han­di­cap pour la France. Pour per­mettre à notre pays de mieux tirer par­ti de ses ingé­nieurs, l’auteur pro­pose de créer, au sein de l’X ou d’une fédé­ra­tion d’établissements scien­ti­fiques dont l’X ferait par­tie, une « École d’affaires publiques ». 


Il y a peu d’ingénieurs par­mi les élus du Parlement.

En France, nous vivons une situa­tion par­ti­cu­liè­re­ment para­doxale. Les bons élèves du secon­daire obtiennent géné­ra­le­ment un bac scien­ti­fique ; un pour­cen­tage impor­tant des meilleurs titu­laires de ce bac se dirige ensuite vers la filière classe pré­pa­ra­toire école d’ingénieurs. Limi­ter leur rôle ulté­rieur dans les déci­sions concer­nant l’ensemble de la socié­té ne va donc pas dans le sens d’une uti­li­sa­tion opti­male des res­sources intel­lec­tuelles du pays.
Cette situa­tion est d’autant plus sur­pre­nante que, via la tra­di­tion des corps tech­niques de l’État, la quin­tes­sence des ingé­nieurs que consti­tuent les diplô­més de l’École poly­tech­nique avait béné­fi­cié au XIXe siècle et pen­dant une grande par­tie du XXe d’un pou­voir impor­tant dans la prise de grandes déci­sions publiques, au moins dans les domaines de com­pé­tence de ces corps. Il n’est donc pas éton­nant de consta­ter le sen­ti­ment de des­cente aux enfers de cer­tains de leurs membres (en par­ti­cu­lier ceux des Ponts). 

Un quasi-monopole de l’ENA

Pour com­prendre la situa­tion, il est impor­tant de connaître l’origine des véri­tables déci­deurs publics actuels et tout d’abord, dans l’administration.
Depuis la créa­tion en 1945 de l’École natio­nale d’administration, ses anciens ont peu à peu pro­gres­sé vers l’acquisition d’un qua­si-mono­pole par­mi les déten­teurs de postes de réel pou­voir au sein de l’administration fran­çaise, sup­plan­tant fré­quem­ment les fonc­tion­naires issus de for­ma­tions spé­cia­li­sées. Simul­ta­né­ment, de nom­breux énarques se sont lan­cés dans la poli­tique ; ceux arri­vés à des postes de pré­sident, de Pre­mier ministre ou de ministre ont eu ten­dance à pro­mou­voir aux postes admi­nis­tra­tifs de pou­voir ou dans les cabi­nets minis­té­riels des fonc­tion­naires issus de la même formation. 

REPÈRES
En ce début du XXIe siècle, on aurait pu s’attendre à ce que les ingé­nieurs jouent un rôle de plus en plus impor­tant dans la prise de déci­sions de type réga­lien affec­tant nos socié­tés dont la dépen­dance vis-à-vis d’objets, de sys­tèmes et de ser­vices tech­niques ne cesse de croître. Or, de façon para­doxale, il semble qu’au moins dans le monde occi­den­tal la fin du XXe siècle et le début du xxie ont vu le rôle de l’ingénieur dans le débat public se réduire très sou­vent à la four­ni­ture d’avis tech­niques à des déci­deurs des mondes admi­nis­tra­tif et poli­tique géné­ra­le­ment issus d’autres formations. 

Des élus rarement dotés d’une formation scientifique

Les élus locaux ou natio­naux consti­tuent une popu­la­tion plus variée. Tra­di­tion­nel­le­ment, outre les énarques pas­sés à la poli­tique, on y trouve un nombre impor­tant de membres de pro­fes­sions libé­rales, favo­ri­sés par la lati­tude dans l’organisation de leur tra­vail inhé­rente à leur sta­tut et, dans le cas des méde­cins et des avo­cats, une excep­tion­nelle expé­rience humaine. On y ren­contre éga­le­ment des indi­vi­dus ambi­tieux (dont de nom­breux fonc­tion­naires) munis de diplômes qui ne leur per­met­traient que dif­fi­ci­le­ment d’accéder à des postes de haut niveau ; pour ceux-là, l’engagement poli­tique sui­vi d’une élec­tion offre des pers­pec­tives de pro­gres­sion sociale inté­res­santes. Un cas typique est celui des atta­chés par­le­men­taires, de plus en plus nom­breux à se pré­sen­ter avec suc­cès à des élec­tions légis­la­tives après avoir appris l’essentiel du métier de dépu­té auprès de celui auquel ils sont attachés.
Il y a assez peu d’ingénieurs par­mi ces élus. De temps à autre un poly­tech­ni­cien qui s’est fait remar­quer à une direc­tion d’entreprise est nom­mé ministre, non sans dif­fi­cul­té d’intégration à ce nou­veau milieu, faute de s’être enga­gé plus jeune dans l’aventure politique. 

Grande porte et petite porte
Il est impor­tant de remar­quer qu’il existe plu­sieurs voies d’accès à l’ENA dont une pour des fonc­tion­naires ayant quelques années d’expérience ; cette pos­si­bi­li­té consti­tue pour eux une véri­table seconde chance d’accès à des postes de haute res­pon­sa­bi­li­té qui ne leur aurait pas été pos­sible via le concours étu­diant, éven­tuel­le­ment à cause de leur ori­gine sociale, mais aus­si par­fois en rai­son de la modes­tie de leurs résul­tats sco­laires pen­dant leurs années de lycée ou leurs pre­mières années d’études supérieures. 

L’héritage de la Révolution

La for­ma­tion poly­tech­ni­cienne pré­pare-t-elle à la conquête et à l’exercice des postes publics de pou­voir ? Pour répondre à cette ques­tion, un bref rap­pel his­to­rique est nécessaire.
Avant le Révo­lu­tion, la for­ma­tion des ingé­nieurs, ini­tia­le­ment dis­pen­sée par com­pa­gnon­nage, avait vu au xviiie siècle l’apparition d’écoles spé­cia­li­sées telles que les Mines et les Ponts. En 1794, la Conven­tion, consta­tant le besoin urgent d’ingénieurs dans un pays alors déser­té par une par­tie de ses élites, déci­da de créer une grande école natio­nale d’ingénieurs. Fina­le­ment fut fon­dée une École poly­tech­nique à cur­sus court dont le rôle essen­tiel était de don­ner à des élèves ayant ter­mi­né leurs études secon­daires une for­ma­tion scien­ti­fique géné­rale garan­tis­sant un niveau d’entrée satis­fai­sant dans des écoles d’application spé­cia­li­sées. Ce sché­ma était alors cohé­rent ; il fut ensuite déna­tu­ré par la créa­tion de classes pré­pa­ra­toires post­bac, puis par la pos­si­bi­li­té d’une entrée directe dans les écoles d’application sans pas­ser par l’X.

Un cursus difficile à valoriser

Actuel­le­ment, le cur­sus com­plet d’un bache­lier reçu à l’X com­prend dans le cas géné­ral deux ou trois ans en classe pré­pa­ra­toire scien­ti­fique, trois ans de stages et de for­ma­tion à domi­nante scien­ti­fique res­tée, mal­gré l’introduction d’options, rela­ti­ve­ment ency­clopédique, et enfin une « qua­trième année » (qui en fait dure d’un à deux ans) dans un éta­blis­se­ment d’enseignement supé­rieur par­te­naire (école d’ingénieurs ou uni­ver­si­té fran­çaise ou étran­gère). Don­ner une appa­rence de cohé­rence entre un tel cur­sus et la norme uni­ver­si­taire dite LMD (bac +3 licence, bac +5 mas­ter, bac +8 doc­to­rat) a deman­dé à la direc­tion de l’X une acro­ba­tie séman­tique qui consiste à décer­ner un diplôme d’ingénieur poly­tech­ni­cien de niveau mas­ter à l’issue de la 3e année d’École, le titre d’ancien élève n’étant obte­nu que lorsque le poly­tech­ni­cien reçoit à l’issue de sa 4e année un autre diplôme de niveau mas­ter, géné­ra­le­ment décer­né par un éta­blis­se­ment partenaire.
Cela rend dif­fi­cile, en par­ti­cu­lier à l’international, la pro­mo­tion d’une École poly­tech­nique dont le diplôme final garan­ti­rait le niveau excep­tion­nel du cur­sus, puisque le point d’orgue du par­cours cor­res­pon­dant est l’obtention, géné­ra­le­ment à bac +7 ou 8, d’un simple mas­ter décer­né par un tiers. 

Esprit de géométrie et esprit de finesse

L’analyse des pro­fils ren­con­trés dans les postes de pou­voir et sa confron­ta­tion avec le cur­sus poly­tech­ni­cien montrent les atouts et les carences de ce der­nier pour pré­pa­rer au mieux les élèves qui viennent d’être reçus à l’X à la com­pé­ti­tion pour l’obtention, puis l’exercice de postes publics de pouvoir.
En ce début du XXIe siècle, vis-à-vis d’une popu­la­tion fran­çaise et de subor­don­nés de plus en plus ins­truits, la com­pé­tence et l’autorité ne sont plus des qua­li­tés suf­fi­santes pour exer­cer des postes de pou­voir. Pour reprendre les termes de grands auteurs, il faut com­bi­ner esprit de géo­mé­trie et esprit de finesse (Pas­cal), être capable d’instruire, plaire, émou­voir (docere, delec­tare, movere – Cicé­ron). À ce titre, la com­pa­rai­son entre les popu­la­tions d’anciens de l’X et de Sciences-Po (par où sont pas­sés la plu­part des énarques) est ins­truc­tive. Elle montre que si pra­ti­que­ment tous les X ont l’esprit de géo­mé­trie (ce qui les amène d’ailleurs sou­vent à pen­ser que pour empor­ter l’adhésion il suf­fit de démon­trer en appor­tant des argu­ments logiques), cer­tains d’entre eux manquent d’esprit de finesse. À l’opposé, beau­coup de Sciences-Po ont d’indéniables qua­li­tés de finesse, et ils sont géné­ra­le­ment conscients de l’importance de la forme dans toute argu­men­ta­tion ; mais il est impor­tant de noter que l’absence d’esprit de géo­mé­trie de cer­tains d’entre eux n’est pas un obs­tacle à l’obtention de leur diplôme (ni à la pour­suite de leur cur­sus à l’ENA).

Pour la création d’une « École d’affaires publiques »

Une poli­tique de conquête (ou de recon­quête dans le cas de la France) demande la mise en place au sein de l’X (ou d’un ensemble d’établissements fédé­rés autour de l’X) d’une « École d’affaires publiques » 1 qui, au-delà de la for­ma­tion habi­tuelle dis­pen­sée dans ce genre d’établissement, serait en mesure de garan­tir une rigueur de rai­son­ne­ment et un niveau scien­ti­fique de ses diplô­més lar­ge­ment supé­rieurs à ceux de la plu­part des anciens d’autres écoles d’affaires publiques fran­çaises ou étran­gères. Cela pour­rait consti­tuer un avan­tage dis­tinc­tif, en par­ti­cu­lier dans les can­di­da­tures à des postes de cer­tains orga­nismes internationaux. 

Un recrutement précoce

Actuel­le­ment, le mode de recru­te­ment des corps tech­niques est basé sur un clas­se­ment des élèves de l’X tenant compte des résul­tats essen­tiel­le­ment aca­dé­miques obte­nus dans des domaines à domi­nante scien­ti­fique pen­dant les trois ans qui suivent leur entrée à l’École. Or, au moins dans le monde occi­den­tal, un niveau de for­ma­tion éle­vé en sciences n’est pra­ti­que­ment jamais une condi­tion indis­pen­sable à l’obtention et à l’exercice de la qua­si-tota­li­té des postes publics de pouvoir.
Le recru­te­ment d’une « École d’affaires publiques » interne à l’X pour­rait donc avoir lieu dès l’arrivée à Palai­seau. Les élèves inté­res­sés auraient alors des entre­tiens per­met­tant en par­ti­cu­lier d’évaluer leurs moti­va­tions. Serait effec­tuée une sélec­tion basée sur les ensei­gne­ments de ces entre­tiens, l’étude du livret sco­laire et des notes obte­nues au concours d’entrée (en par­ti­cu­lier dans les matières non scien­ti­fiques, puisque le fait d’être reçu au concours d’entrée à l’X atteste d’un niveau géné­ral scien­ti­fique tout à fait suf­fi­sant pour entre­prendre des études d’affaires publiques). 

Un par­cours mal adap­té aux réa­li­tés du siècle
Pour un élève venant d’être reçu à l’X et sou­hai­tant accé­der aux postes publics de pou­voir, l’entrée dans un corps tech­nique d’État a long­temps consti­tué une voie pri­vi­lé­giée. Mais les der­nières décen­nies ont mon­tré qu’elle était de plus en plus mal adap­tée aux réa­li­tés du xxie siècle, à la fois au niveau du mode de recru­te­ment de ces corps et de l’ensemble de la for­ma­tion reçue par leurs membres pen­dant la période de quatre ou cinq ans qui suit le suc­cès au concours d’entrée à l’X.

Un parcours spécifique

Les élèves de l’École d’affaires publiques com­men­ce­raient leur sco­la­ri­té par le même stage de for­ma­tion humaine que le reste de leur pro­mo­tion, effec­tué dans des sec­teurs et des fonc­tions utiles à la suite de leur cur­sus. À l’issue de ce stage le tronc com­mun scien­ti­fique de quelques mois sui­vi par leurs cama­rades en fin de pre­mière année serait rem­pla­cé pour eux par un ensei­gne­ment accé­lé­ré dans les domaines de l’économie, du droit, de la socio­lo­gie, des sciences de la vie et de l’environnement et un per­fec­tion­ne­ment de leur expres­sion écrite et orale en fran­çais et en anglais. Leur serait décer­né à l’issue de cette pre­mière année un bache­lor leur per­met­tant d’entrer dès l’année sui­vante dans un pro­gramme de master.
Ils entre­pren­draient ensuite, comme le reste de leur pro­mo­tion, un par­cours débou­chant sur deux diplômes, mais en com­men­çant par un mas­ter de leur choix, géné­ra­le­ment dans une ins­ti­tu­tion par­te­naire, le plus sou­vent étran­gère. Ils pour­raient choi­sir dans un cata­logue de for­ma­tions de tous types liées à des pro­blé­ma­tiques variées aux­quelles ils risquent d’être confron­tés. La seule contrainte serait d’assurer au sein du groupe une bonne répar­ti­tion des choix, afin de rame­ner de ces mas­ters une expé­rience col­lec­tive la plus large possible.
Ce mas­ter obte­nu, ils revien­draient à Palai­seau pour rece­voir un ensei­gne­ment d’affaires publiques spé­ci­fique à l’École poly­tech­nique, qui pour­rait tirer par­ti – mais pas exclu­si­ve­ment – de son remar­quable corps ensei­gnant. Compte tenu de la qua­li­té des élèves reçus au concours, puis sélec­tion­nés pour l’entrée dans cette filière et de leur ras­sem­ble­ment en fin de cur­sus, qui leur per­met­trait de s’enrichir mutuel­le­ment des expé­riences qu’ils vien­draient d’acquérir dans les meilleures écoles ou uni­ver­si­tés de la pla­nète, cet ensei­gne­ment final et le diplôme cor­res­pon­dant pour­raient pré­tendre à un des tout pre­miers rangs au niveau mon­dial pour l’accès à des postes publics de pouvoir. 

Un conte­nu adap­té aux res­pon­sa­bi­li­tés futures
Les matières étu­diées seraient l’économie et les finances publiques (incluant une approche quan­ti­ta­tive appro­fon­die), le droit (en par­ti­cu­lier admi­nis­tra­tif), les méthodes de direc­tion propres aux admi­nis­tra­tions, le fonc­tion­ne­ment des ins­ti­tu­tions fran­çaises, euro­péennes et plus géné­ra­le­ment mul­ti­na­tio­nales, l’histoire des idées poli­tiques, les rela­tions inter­na­tio­nales, l’organisation
de l’enseignement et de la recherche, etc.
Le cur­sus com­pren­drait une alter­nance entre cours, pro­jets et études de cas, stages dans des admi­nis­tra­tions, des assem­blées élues, des entre­prises dont au moins une PME ; si pos­sible il inclu­rait éga­le­ment le sui­vi d’une cam­pagne électorale.
Trois spé­cia­li­sa­tions seraient envi­sa­geables : admi­nis­tra­tion fran­çaise, ins­ti­tu­tions euro­péennes et inter­na­tio­nales, fonc­tions électives. 

1. Nom provisoire.

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