Pratiques agricoles durables : le rôle des agro-industries

Dossier : Agriculture et environnementMagazine N°657 Septembre 2010
Par Jean-François MOLLE (72)

REPÈRES
Les indus­tries ali­men­taires sont au » contact » direct des consom­ma­teurs au tra­vers de leurs pro­duits. Il en est de même pour les dis­tri­bu­teurs (dis­tri­bu­tion et mise sur le mar­ché de pro­duits à leurs marques). Il est donc natu­rel que ces acteurs éco­no­miques soient à l’é­coute des ten­dances et sou­haits de ces consom­ma­teurs. Par­mi ces attentes, celles rela­tives au déve­lop­pe­ment durable prennent une place déterminante.

L’a­mont agri­cole repré­sente plus de la moi­tié de l’empreinte car­bone d’un produit

Le poids de l’é­tape agri­cole dans l’en­semble de la filière de pro­duc­tion d’un pro­duit ali­men­taire est majeur du point de vue de l’environnement.

Pour ne prendre que l’empreinte car­bone d’un pro­duit, il est cou­rant dans le domaine ali­men­taire que l’a­mont agri­cole en repré­sente plus de la moi­tié. Quelles poli­tiques cela déclenche-t-il alors de la part de l’in­dus­trie ali­men­taire et quelles en sont les consé­quences sur leurs fournisseurs ? 

Faire connaître sa démarche

Logos en tous genres
L’in­dus­trie, dans son sou­ci de répondre aux attentes des consom­ma­teurs, a mul­ti­plié les cahiers des charges. Pour les faire connaître, elle a créé une flo­rai­son de logos ou de labels (com­merce équi­table, agri­cul­ture bio­lo­gique, agri­cul­ture rai­son­née, etc.). Et là ont com­men­cé les dif­fi­cul­tés : éti­quettes encom­brées, mul­ti­pli­ca­tion de labels peu (re)connus, soup­çons d’op­por­tu­nisme vert, doutes sur l’in­dé­pen­dance ou l’ef­fi­ca­ci­té des orga­nismes pri­vés véri­fiant les labels.

La pre­mière démarche de l’in­dus­trie est en géné­ral de défi­nir un cahier des charges (ou de se rat­ta­cher à un cahier des charges exis­tant) des pra­tiques agri­coles mini­mi­sant les impacts envi­ron­ne­men­taux et cen­sées ras­su­rer le consom­ma­teur. Il s’a­git ensuite de faire connaître cette démarche aux clients, à tra­vers des labels ou des logos.

La dif­fi­cul­té prin­ci­pale est tou­te­fois que les pro­duits se reven­di­quant de tels labels peinent à sor­tir d’un mar­ché de niche. Or, les besoins de réduc­tion des impacts envi­ron­ne­men­taux de la pro­duc­tion agri­cole requièrent évi­dem­ment la mobi­li­sa­tion de l’en­semble de celle-ci.

Étendre ces démarches

Les prix des pro­duits répon­dant à ces cahiers des charges sont en géné­ral plus éle­vés que ceux des pro­duits clas­siques. Les rai­sons en sont diverses, coûts de pro­duc­tion plus impor­tants (ren­de­ments moindres, pertes, meilleure rému­né­ra­tion des pro­duc­teurs agri­coles), moindres amor­tis­se­ments des coûts en rai­son des quan­ti­tés limi­tées (coûts logis­tiques par exemple) mais, fai­sons un peu de mau­vais esprit dans ces sec­teurs trop poli­cés, meilleures marges de cer­tains acteurs qu’ils cher­che­ront natu­rel­le­ment à protéger.

La seule façon de géné­ra­li­ser ces démarches, aurait dit Mon­sieur de La Palice, est donc que les pra­tiques cor­res­pon­dantes deviennent à terme le stan­dard de la pro­duc­tion agri­cole. Alors, « mort aux labels, oui aux standards » ?

Stan­dards ou labels ?
La stan­dar­di­sa­tion des bonnes pra­tiques per­met une géné­ra­li­sa­tion rapide, mais risque de se heur­ter à la résis­tance des uti­li­sa­teurs de labels, qui, au-delà de leur inté­rêt propre, peuvent avan­cer des argu­ments non dénués de fon­de­ment. Tech­ni­que­ment, ils peuvent craindre une dégra­da­tion qua­li­ta­tive des cahiers des charges. Et tac­ti­que­ment, l’exis­tence de labels ou de cahiers des charges exi­geants, donc certes réduits à des niches, a un effet d’en­traî­ne­ment pour tous les acteurs.

Le bon candidat

Pour illus­trer la pro­blé­ma­tique du choix entre stan­dards et labels, on exa­mi­ne­ra le cas de l’a­gri­cul­ture bio­lo­gique. Le « Gre­nelle de l’en­vi­ron­ne­ment » a pro­mu de façon très volon­ta­riste cette agri­cul­ture. De son côté, l’a­groin­dus­trie pro­meut cette agri­cul­ture pour une rai­son simple : il existe une demande des consom­ma­teurs et donc un marché.

L’a­gri­cul­ture devra se tour­ner vers plus d’a­gro­no­mie et moins de chimie

Tient-on là le bon can­di­dat pour une agri­cul­ture durable ? On le sait, il s’a­git d’une agri­cul­ture pros­cri­vant (ou limi­tant for­te­ment) le recours aux intrants chi­miques. On revien­dra ci-des­sous sur le pos­tu­lat de noci­vi­té de ces intrants mais il reste que la pra­tique de l’a­gri­cul­ture bio­lo­gique est dans son prin­cipe admi­rable de finesse, de connais­sances et d’ob­ser­va­tion. Il s’a­git en effet d’ap­pré­hen­der suf­fi­sam­ment bien plantes, milieux et agres­seurs et les méca­nismes bio­lo­giques qui régissent leurs déve­lop­pe­ments et inter­ac­tions, pour les uti­li­ser dans la défense des plantes sans avoir recours à la » faci­li­té » du pro­duit chimique.

Ave­nir incertain

Il n’est en effet pas sûr que si l’a­gri­cul­ture bio­lo­gique sor­tait de sa carac­té­ris­tique « insu­laire » actuelle (quelques pour cent des sur­faces culti­vées), elle ne se trou­ve­rait pas confron­tée à de nou­veaux défis et à des pré­da­teurs moins contrô­lés par l’a­gri­cul­ture clas­sique « ambiante ». Il fau­drait éga­le­ment évo­quer les fluc­tua­tions de ren­de­ments et les incer­ti­tudes de pro­duc­tion (exemple de la pomme de terre avec le mil­diou). Voi­là donc qui limite le des­tin « uni­ver­sel » de l’a­gri­cul­ture biologique.


Certes, mais on convien­dra qu’une telle connais­sance n’est pas for­cé­ment à la por­tée de tous les acteurs dès lors qu’on sor­ti­rait du cercle des ini­tiés actuels. Sans par­ler des lacunes mêmes de ces connais­sances. Elles seraient d’ailleurs heu­reu­se­ment com­blées par la recherche au pro­fit non seule­ment de l’a­gri­cul­ture bio­lo­gique mais aus­si de l’a­gri­cul­ture en géné­ral, qui, nolens, volens, devra bien se tour­ner vers plus d’a­gro­no­mie et moins de chimie. 

Trouver d’autres voies

Notons aus­si que contrai­re­ment au bruit qui fut répan­du voi­ci quelques années, la FAO n’a jamais indi­qué que » l’a­gri­cul­ture bio­lo­gique pou­vait nour­rir le monde ». Son direc­teur géné­ral l’a même très offi­ciel­le­ment démenti.

Répondre aux inquiétudes
Pour la sécu­ri­té du consom­ma­teur, la réa­li­té du risque repré­sen­té par les rési­dus chi­miques dans les pro­duits ali­men­taires est bien peu étayée scien­ti­fi­que­ment à ce jour en dépit de pro­phètes très média­ti­sés. Mais le risque est beau­coup plus net évi­dem­ment pour l’en­vi­ron­ne­ment et pour l’a­gri­cul­teur, pre­mier expo­sé, en cas de mau­vaises mani­pu­la­tions. Il serait tout à fait irra­tion­nel pour l’in­dus­trie ali­men­taire de ne pas prendre en compte ces inquié­tudes et en consé­quence de ne pas agir sur ses four­nis­seurs agri­coles pour faire évo­luer leurs pratiques.

Le plan « Éco­phy­to 2018 » vise à réduire de 50% le recours aux pesticides

Fina­le­ment, même à sup­po­ser que le déve­lop­pe­ment de l’a­gri­cul­ture bio­lo­gique atteigne comme c’est le cas dans cer­tains pays comme l’Au­triche plus de 10% des sur­faces culti­vées, si l’ob­jec­tif est bien une agri­cul­ture durable, il fau­dra bien » faire quelque chose » pour les 90 ou même 80 % res­tants des sur­faces agri­coles. Alors que faire pour une agri­cul­ture durable et que peut faire l’agro-industrie ?

Retrou­vons ici les consom­ma­teurs. Il est banal de rap­pe­ler leurs inquié­tudes quant à la sécu­ri­té de leur ali­men­ta­tion. Au pre­mier rang de ces risques per­çus ou réels, figure, depuis des décen­nies, le risque que repré­sentent les rési­dus chi­miques, en par­ti­cu­lier les pes­ti­cides. D’où l’at­trait de l’a­gri­cul­ture biologique.

Communication difficile 

Échec rela­tif
Par­mi les rai­sons qui expliquent l’é­chec rela­tif de l’a­gri­cul­ture rai­son­née, on retien­dra tout d’a­bord l’in­ca­pa­ci­té des agri­cul­teurs ou de leurs diri­geants à s’en­ga­ger, pour des rai­sons éco­no­miques que l’on peut com­prendre mais aus­si dis­cu­ter, dans un pro­gramme de déploie­ment chif­fré et daté (déve­lop­pe­ment et pas seule­ment démons­tra­tion avec des fermes pilotes qui certes ont eu leur inté­rêt… voi­ci quelques années). Seuls cet enga­ge­ment et sa mise en oeuvre véri­fiée auraient pu don­ner la cré­di­bi­li­té néces­saire à cette approche. Autre rai­son : l’op­po­si­tion des par­ti­sans de l’a­gri­cul­ture bio­lo­gique pour des rai­sons qui n’é­taient pas toutes pures.

La bonne nou­velle est qu’il y a du » grain à moudre » : des pra­tiques agri­coles modernes peuvent réduire consi­dé­ra­ble­ment le recours aux pro­duits phy­to­sa­ni­taires (aver­tis­se­ments agri­coles, pas de trai­te­ments ou d’ap­ports d’en­grais sans diag­nos­tics préa­lables, déve­lop­pe­ment de l’a­gro­no­mie et de méthodes alter­na­tives aux trai­te­ments, etc.).

Il faut rap­pe­ler ici un autre axe fort du Gre­nelle concer­nant l’a­gri­cul­ture, à savoir le plan « Éco­phy­to 2018 » visant à réduire de 50% (méthode de mesure com­pli­quée à expli­quer ici) le recours aux pes­ti­cides d’i­ci 2018 par une com­bi­nai­son de mesures de type « agro­no­mie » ou meilleures pra­tiques agri­coles à court terme, mesures relayées à moyen terme par la recherche et la mise au point de nou­velles molé­cules plus res­pec­tueuses de l’environnement.

On retrouve là la démarche de l’a­gri­cul­ture rai­son­née, tout à fait rai­son­nable dans son prin­cipe (« rai­son­ner avant d’a­gir ») et qui, elle, aurait pu avoir « un des­tin » glo­bal de stan­dard à terme d’une agri­cul­ture res­pec­tueuse de l’environnement.

L’a­gro-indus­trie a modé­ré­ment sou­te­nu en son temps cette démarche pour la rai­son prin­ci­pale que le concept était com­pli­qué à expli­quer et à com­mu­ni­quer aux consom­ma­teurs. Cer­tains acteurs ont enfin choi­si de com­mu­ni­quer sur leurs pro­duits en s’ap­puyant sur des cahiers des charges pri­vés, assor­tis de sur­en­chères tech­niques dis­cré­di­tant l’en­semble de la démarche.

Un rôle moteur pour l’industrie 

Une ini­tia­tive à suivre

Un exemple de la voie que pour­rait suivre l’a­gro-indus­trie est celui de la » Sus­tai­nable Agri­cul­ture Ini­tia­tive Plat­form ». Elle a été créée au niveau inter­na­tio­nal entre grands acteurs ali­men­taires pour défi­nir des cahiers des charges com­muns par grandes filières de pro­duc­tion (céréales, lait, cho­co­lat, etc.). Ces cahiers des charges peuvent heu­reu­se­ment prendre en compte cer­tains aspects de la pré­ser­va­tion de la bio­di­ver­si­té (enjeu com­pli­qué pour­tant), par exemple en spé­ci­fiant l’o­bli­ga­tion de pré­ser­ver des haies ou des bandes enher­bées pour cer­taines espèces animales.


Cette ana­lyse des­sine en creux une piste : défi­nir des bonnes pra­tiques durables de pro­duc­tion agri­cole de façon pré­com­pé­ti­tive et donc tendre à en faire un élé­ment consti­tu­tif « nor­mal » des condi­tions de pro­duc­tion agri­cole. Certes, par construc­tion, l’a­gro-indus­trie n’y trou­ve­rait pas d’élé­ments forts de dif­fé­ren­cia­tion de ses pro­duits mais y gagne­rait beau­coup en cré­di­bi­li­té de la démarche auprès des consommateurs.

L’a­gri­cul­ture n’est pas une variable d’ajustement

Fort heu­reu­se­ment en France, ce type d’ap­proche a res­sur­gi avec le « Gre­nelle de l’en­vi­ron­ne­ment » sous la forme d’ex­ploi­ta­tions agri­coles HVE « à haute valeur envi­ron­ne­men­tale ». Il serait ici trop long de ren­trer dans les détails de cette notion, sou­hai­tons-lui d’a­voir la capa­ci­té de « séduire » l’a­gro-indus­trie, d’en­traî­ner toute l’a­gri­cul­ture afin qu’une agri­cul­ture res­pec­tueuse de l’en­vi­ron­ne­ment devienne le stan­dard, qu’elle devienne banale et pas seule­ment une niche.

Peut-être alors le beau métier d’a­gri­cul­teur retrou­ve­ra-t-il assez de lustre pour atti­rer plus de jeunes et, puisque les aspects sociaux sont majeurs dans ce débat pour une agri­cul­ture durable, redi­sons ici que cette pro­duc­tion a ses carac­té­ris­tiques propres et en par­ti­cu­lier humaines, qu’on ne pour­rait remettre en place rapi­de­ment une pro­duc­tion agri­cole sur un ter­ri­toire délais­sé, que l’a­gri­cul­ture n’est pas une « variable d’a­jus­te­ment » aisé­ment gérable et qu’il faut donc en pro­té­ger les acteurs.

Prendre en compte les OGM

Délo­ca­li­sa­tion

Consé­quence de l’op­po­si­tion des anti-OGM, un des grands du monde de la semence vient de fer­mer son labo­ra­toire euro­péen de recherche (200 per­sonnes) sur le génie géné­tique des plantes, labo­ra­toire situé en France, pour le « délo­ca­li­ser » sous des cieux moins obscurs.


Pour com­plé­ter ce tableau de l’in­fluence de l’in­dus­trie ali­men­taire sur son amont agri­cole, il serait dom­mage de ne pas évo­quer ici les OGM. Inutile de rap­pe­ler l’in­quié­tude des consom­ma­teurs à cet égard, inquié­tude natu­rel­le­ment écou­tée et prise en compte par l’a­gro-indus­trie. La dis­tri­bu­tion a eu un rôle majeur voi­ci quelques années dans la pro­mo­tion puis la géné­ra­li­sa­tion des poli­tiques d’ex­clu­sion des ingré­dients issus d’OGM dans les recettes ali­men­taires. L’im­pact sur l’a­mont agri­cole fut net et immé­diat : en Europe à quelques excep­tions près, la culture d’OGM est très limitée.

Un exemple américain
En 2011 sera lan­cé aux USA un maïs OGM résis­tant à la séche­resse. On ver­ra les résul­tats mais a prio­ri, voi­là qui est inté­res­sant aus­si au regard du déve­lop­pe­ment durable, du moins dans cer­taines situa­tions : moins d’eau pour le maïs, voi­là qui rap­pelle quelques débats récents.

La modi­fi­ca­tion géné­tique des plantes est loin d’être une tech­nique ano­dine, elle doit donc natu­rel­le­ment être enca­drée rigou­reu­se­ment mais l’op­po­si­tion sys­té­ma­tique à cette option est très néfaste. Quel scan­dale que les oppo­sants fauchent les champs d’ex­pé­ri­men­ta­tion mis en place pour répondre à leurs ques­tions ou objections !

Enfin, il serait tout à fait dérai­son­nable de pen­ser aujourd’­hui que les OGM sont condam­nés dans le monde : ils se déve­loppent car ils apportent des béné­fices en com­pa­rai­son des semences clas­siques (sinon pour­quoi, pour un agri­cul­teur, payer les semences OGM plus cher sauf à évo­quer un sché­ma d’in­ti­mi­da­tion et de com­plot géné­ra­li­sé et mafieux, sché­ma évo­qué dans des débats mais qui laisse per­plexe ?). Or la France pour les rai­sons évo­quées ci-des­sus a com­plè­te­ment ou presque délais­sé ce champ de recherche et de déve­lop­pe­ment. Quel ave­nir pour nos semen­ciers dans ce domaine s’il se confirme que les dizaines de mil­lions d’hec­tares d’OGM dans le monde apportent la preuve que cette tech­nique est, par­mi d’autres, un élé­ment consti­tu­tif d’une agri­cul­ture durable, sans par­ler de la situa­tion de com­pé­ti­ti­vi­té de nos pro­duc­teurs agricoles !

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