Michel Pébereau (61), président de BNP-Paribas

Pour une nouvelle étape de la construction européenne

Dossier : L'EuropeMagazine N°586 Juin/Juillet 2003
Par Michel PÉBEREAU (61)

La créa­tion de la mon­naie unique est un objec­tif de longue date de l’U­nion euro­péenne. Elle a été repor­tée à plu­sieurs reprises en rai­son des bou­le­ver­se­ments de l’é­co­no­mie mon­diale pro­vo­qués par les chocs pétro­liers des années soixante-dix. Elle consti­tue une étape essen­tielle de la construc­tion euro­péenne. L’eu­ro, déjà très pré­sent pour les mar­chés, existe désor­mais aus­si pour l’homme de la rue. Il consti­tue une alter­na­tive poten­tielle au dol­lar comme mon­naie des échanges internationaux.

Mon­naie à part entière, il a créé en Europe une véri­table zone de sta­bi­li­té : les dis­ci­plines néces­saires à la créa­tion de la mon­naie unique ont per­mis à l’Eu­rope de maî­tri­ser l’in­fla­tion, mala­die endé­mique de la plu­part des pays membres pen­dant les quatre décen­nies de l’a­près-guerre ; elles ont conduit les États membres à mieux gérer leurs finances publiques, même si, en rai­son notam­ment de la conjonc­ture actuelle, les défi­cits de cer­tains d’entre eux sont encore éle­vés ; il n’y a plus de crises moné­taires intra-euro­péennes. Enfin, la zone euro s’est sub­sti­tuée aux dif­fé­rents pays comme mar­ché inté­rieur pour les entre­prises des dif­fé­rents États membres, en par­ti­cu­lier dans le sec­teur indus­triel pour lequel l’in­té­gra­tion est plus ancienne ; et cette dimen­sion nou­velle conduit les groupes fran­çais et euro­péens à déve­lop­per des stra­té­gies ambi­tieuses à l’é­chelle du monde.

Mais la créa­tion de l’eu­ro n’est qu’une étape dans la construc­tion euro­péenne. Pour rele­ver les défis de la mon­dia­li­sa­tion et de l’a­ve­nir, celle-ci doit aller plus loin. L’Eu­rope a la capa­ci­té de deve­nir un moteur de la crois­sance éco­no­mique mon­diale : cela sup­pose qu’elle crée les condi­tions de l’au­to­no­mie de sa régu­la­tion macroé­co­no­mique et qu’elle assure l’in­té­gra­tion des mar­chés des capi­taux et du tra­vail à son échelle. Elle pour­rait déve­lop­per un modèle d’é­co­no­mie de mar­ché indé­pen­dant et effi­cace. Cela sup­pose qu’elle se dote d’un véri­table pro­jet poli­tique. Dans cette pers­pec­tive, notre pays doit plus que jamais assu­rer la com­pé­ti­ti­vi­té de son espace national.

Assurer l’autonomie de la régulation macroéconomique en Europe

Si l’Eu­rope échappe désor­mais aux crises moné­taires internes pro­vo­quées par les ralen­tis­se­ments de la crois­sance éco­no­mique mon­diale, elle n’est pas encore capable de sup­pléer les États-Unis quand ceux-ci entrent en réces­sion et elle est for­te­ment affec­tée par les fluc­tua­tions conjonc­tu­relles outre-Atlan­tique. Elle n’a pas vrai­ment la capa­ci­té de gérer de façon rela­ti­ve­ment auto­nome son cycle d’ac­ti­vi­té. Cela limite son influence dans la vie éco­no­mique internationale.

La période actuelle montre la néces­si­té de dis­po­ser en Europe de marges de manœuvre en termes de poli­tique macroé­co­no­mique, de poli­cy-mix, afin d’at­té­nuer les fluc­tua­tions conjonc­tu­relles et de per­mettre une capa­ci­té auto­nome de reprise.

Côté poli­tique moné­taire, la Banque cen­trale euro­péenne est han­di­ca­pée, par rap­port à son homo­logue amé­ri­caine, par son pro­ces­sus de déci­sion et par son man­dat. La cré­di­bi­li­té qu’elle a acquise dans sa maî­trise de l’in­fla­tion devrait rendre pos­sible des réformes. Son pro­ces­sus de déci­sion pour­rait ain­si être modi­fié pour lui per­mettre une plus grande com­mu­ni­ca­tion et amé­lio­rer les rela­tions avec les marchés.

Le mode de fonc­tion­ne­ment actuel du Conseil, qui est sans doute en grande par­tie fon­dé sur le consen­sus, explique peut-être la pru­dence mar­quée de la BCE qui contraste avec la réac­ti­vi­té de la Fede­ral Reserve américaine.

Il convien­drait aus­si de repen­ser le man­dat de la BCE. L’ob­jec­tif unique de sta­bi­li­té des prix est étroit par rap­port à celui de la Banque cen­trale amé­ri­caine. Il prive la zone euro d’un ins­tru­ment macroé­co­no­mique effi­cace pour faire face à des chocs symé­triques, comme le ralen­tis­se­ment éco­no­mique mon­dial. La Banque devrait avoir un objec­tif, secon­daire, de régu­la­tion de la crois­sance éco­no­mique dans la zone, sans renon­cer pour autant à la prio­ri­té de son objec­tif de sta­bi­li­té des prix.

Côté poli­tique bud­gé­taire, l’U­nion a pré­vu une pro­cé­dure pour coor­don­ner les poli­tiques des États membres face à des chocs symé­triques ou asy­mé­triques. Mais l’ins­tru­ment bud­gé­taire du poli­cy-mix euro­péen n’est pas aujourd’­hui vrai­ment opé­ra­tion­nel. D’a­bord, le niveau des dépenses publiques est trop éle­vé dans plu­sieurs pays impor­tants pour que les gou­ver­ne­ments dis­posent de réelles marges de manœuvre à cet égard. Le pla­fond de 3 % de PIB de défi­cit des admi­nis­tra­tions publiques devrait ain­si être com­plé­té et ren­for­cé pour créer une vraie capa­ci­té de sou­tien de l’é­co­no­mie en basse conjoncture.

Il convien­drait en outre d’as­su­rer une coor­di­na­tion effec­tive des poli­tiques bud­gé­taires des États membres. La poli­tique bud­gé­taire d’un pays doit natu­rel­le­ment avant tout être conduite en fonc­tion et de la situa­tion éco­no­mique et des prio­ri­tés poli­tiques natio­nales. Mais, en cas de choc exté­rieur, seule une coor­di­na­tion effec­tive des poli­tiques bud­gé­taires peut per­mettre une régu­la­tion effi­cace au niveau de l’U­nion. Cela sup­pose que l’exer­cice des grandes orien­ta­tions de poli­tique éco­no­mique du Conseil Eco­fin débouche sur des direc­tives pré­cises d’ap­pli­ca­tion rapide.

Il reste que l’U­nion ne pour­ra pas être effi­cace dans l’u­ti­li­sa­tion de l’ins­tru­ment bud­gé­taire tant que n’exis­te­ra pas, à son niveau, une capa­ci­té d’in­ter­ven­tion bud­gé­taire com­mu­nau­taire à des fins conjoncturelles.

Enfin, la ques­tion de la coor­di­na­tion des ins­tru­ments bud­gé­taire et moné­taire reste posée. Elle devrait pou­voir se régler prag­ma­ti­que­ment, comme c’est le cas aux États-Unis et au Royaume-Uni, par des contacts directs et infor­mels entre res­pon­sables. Mais cela sup­pose l’exis­tence d’un inter­lo­cu­teur de la Banque cen­trale capable d’in­fluen­cer les poli­tiques bud­gé­taires au niveau de l’Union.

La créa­tion au niveau euro­péen d’ins­tru­ments effi­caces d’in­ter­ven­tion moné­taire et bud­gé­taire est néces­saire. L’ex­pé­rience des der­niers ralen­tis­se­ments de l’é­co­no­mie et la situa­tion actuelle montrent à quel point une telle poli­tique est indis­pen­sable non seule­ment pour per­mettre à l’U­nion euro­péenne de ne pas être dépen­dante du cycle éco­no­mique amé­ri­cain, mais aus­si pour doter l’é­co­no­mie mon­diale d’un deuxième moteur, aux côtés du moteur américain.

Améliorer les perspectives de croissance de l’espace européen, en réalisant l’intégration des marchés de capitaux et du travail

Ce moteur euro­péen doit deve­nir au moins aus­si effi­cace que le moteur amé­ri­cain. Or la prin­ci­pale fai­blesse de l’Eu­rope, par rap­port aux États-Unis, se situe au niveau des pers­pec­tives de crois­sance : le taux de crois­sance poten­tielle à long terme amé­ri­caine est en effet très supé­rieur au nôtre.

Pour amé­lio­rer les pers­pec­tives de crois­sance à long terme, il faut avant tout ache­ver l’in­té­gra­tion de l’es­pace euro­péen. La libre cir­cu­la­tion des hommes et des capi­taux et leur mobi­li­sa­tion au ser­vice des poli­tiques de crois­sance per­met­traient une allo­ca­tion opti­male des fac­teurs de pro­duc­tion et aug­men­te­raient la capa­ci­té euro­péenne de faire face aux chocs asymétriques.

Des études récentes réa­li­sées pour le compte de la Com­mis­sion euro­péenne et de la Table ronde euro­péenne sur les ser­vices finan­ciers (EFR) ont ain­si mis en évi­dence que la pour­suite de l’in­té­gra­tion des mar­chés finan­ciers de détail pour­rait entraî­ner des gains poten­tiels de 0,7 % du PIB de l’U­nion ou bien qu’un mar­ché unique des valeurs mobi­lières et un meilleur accès au mar­ché pour­raient entraî­ner une hausse de 1,1 % du PIB de l’U­nion au cours de la pro­chaine décennie.

Depuis l’in­tro­duc­tion de l’eu­ro, on peut consi­dé­rer qu’il existe un mar­ché euro­péen des capi­taux. Mais ce mar­ché est frag­men­té et la capi­ta­li­sa­tion bour­sière totale est limi­tée par rap­port au niveau atteint aux États-Unis. L’in­té­gra­tion com­plète du mar­ché des capi­taux sup­pose, au-delà des ques­tions fis­cales, une har­mo­ni­sa­tion des régle­men­ta­tions et des méca­nismes natio­naux de contrôle et de régu­la­tion, qui pour­rait débou­cher, à terme, sur la mise en place d’ins­ti­tu­tions euro­péennes dans ce domaine, à l’i­mage du sys­tème euro­péen de Banques cen­trales. Une telle évo­lu­tion accé­lé­re­rait le mou­ve­ment de créa­tion d’un large mar­ché d’ac­tions. La mise en œuvre des recom­man­da­tions du rap­port Lam­fa­lus­sy consti­tue une pre­mière et impor­tante étape.

L’in­té­gra­tion des mar­chés de capi­taux passe sans doute par l’eu­ro­péa­ni­sa­tion des groupes de ser­vices finan­ciers. L’é­li­mi­na­tion des régle­men­ta­tions natio­nales archaïques, l’har­mo­ni­sa­tion des normes pru­den­tielles qui est déjà bien enga­gée et celle des dis­po­si­tifs très dis­pa­rates de pro­tec­tion des consom­ma­teurs qui reste entiè­re­ment à réa­li­ser sont à cet égard indis­pen­sables. Elles devraient per­mettre de lan­cer le mou­ve­ment de restruc­tu­ra­tions trans­fron­ta­lières de l’in­dus­trie ban­caire euro­péenne, qui faci­li­te­rait l’u­ni­fi­ca­tion du mar­ché des capitaux.

Les obs­tacles struc­tu­rels à la réa­li­sa­tion d’un mar­ché du tra­vail euro­péen sont consi­dé­rables : la diver­si­té des langues et des cultures n’est pas le moindre. Et pour­tant le mar­ché euro­péen ne sera véri­ta­ble­ment inté­gré que lorsque la cir­cu­la­tion des tra­vailleurs dans l’U­nion aura acquis une cer­taine ampleur. Pour y par­ve­nir, il faut com­men­cer par lever cer­tains obs­tacles diri­mants, par exemple en assu­rant des » pas­se­relles » entre les sys­tèmes de retraite des dif­fé­rents pays et une recon­nais­sance effec­tive, dans tous les métiers, non seule­ment des diplômes natio­naux, mais aus­si des qualifications.

Enfin, l’un des grands défis aux­quels l’Eu­rope va devoir faire face au cours des années à venir est l’é­vo­lu­tion défa­vo­rable de sa démo­gra­phie : les pers­pec­tives de crois­sance euro­péennes peuvent se trou­ver affec­tées à la fois par l’in­suf­fi­sance des forces de tra­vail dis­po­nibles et par les charges qui pèse­ront sur les actifs du fait du poids de la popu­la­tion âgée.

Il faut donc rele­ver les taux d’emploi en Europe : l’ob­jec­tif de dépas­ser le seuil de 65 % de la popu­la­tion en âge de tra­vailler en 2005 et de s’ap­pro­cher de 70 % en 2010 a été rete­nu à ce titre au som­met de Lis­bonne pour l’en­semble de l’U­nion. Il faut, pour ce faire, pro­vo­quer une cer­taine conver­gence des régle­men­ta­tions du tra­vail et des poli­tiques de l’emploi.

Il est en outre pro­bable qu’il fau­dra tôt ou tard envi­sa­ger une poli­tique euro­péenne de l’im­mi­gra­tion ciblée dans les sec­teurs où la main-d’œuvre euro­péenne fait défaut. Il serait enfin urgent d’en­cou­ra­ger une nata­li­té fai­blis­sante, en s’es­sayant de s’at­ta­quer à ses causes, afin de limi­ter l’ag­gra­va­tion, aujourd’­hui plau­sible, de la situa­tion dans la tren­taine d’an­nées à venir.

Quant à la charge finan­cière induite par l’ag­gra­va­tion du dés­équi­libre entre actifs et retrai­tés, il est indis­pen­sable de s’employer à la réduire en réfor­mant les régimes de retraite par répartition.

Il faut, paral­lè­le­ment, encou­ra­ger la mise en place de sys­tèmes com­plé­men­taires de capitalisation.

Un modèle européen d’économie de marché original et efficace

Le défi pour l’Eu­rope est de savoir créer un modèle spé­ci­fique d’é­co­no­mie de mar­ché, fon­dé sur les valeurs d’hu­ma­nisme et de soli­da­ri­té propres à notre conti­nent, capable de concur­ren­cer le modèle amé­ri­cain et de péren­ni­ser ces valeurs. Une régu­la­tion macroé­co­no­mique plus auto­nome par rap­port aux États-Unis, une inté­gra­tion ren­for­cée des mar­chés des biens, des ser­vices, des capi­taux et du tra­vail concour­ront notam­ment à cet objec­tif essen­tiel. Mais l’Eu­rope doit aus­si se pré­oc­cu­per de pro­po­ser un modèle effi­cace, qui per­mette d’at­ti­rer les talents et les capi­taux et ren­force ain­si les pers­pec­tives de crois­sance à long terme.

Le modèle euro­péen doit com­por­ter une part impor­tante de soli­da­ri­té : l’é­du­ca­tion, la san­té, les pro­tec­tions contre la vieillesse, le chô­mage, l’in­va­li­di­té, la dépen­dance doivent rele­ver de sys­tèmes de finan­ce­ment tra­dui­sant cette soli­da­ri­té. En outre, le lien entre l’en­tre­prise et ses sala­riés est plus solide en Europe que dans le modèle amé­ri­cain : sa rup­ture doit être entou­rée de cer­taines précautions.

Tout cela a néces­sai­re­ment un prix, en termes de pré­lè­ve­ments obli­ga­toires et de redis­tri­bu­tion. Ce prix n’af­fec­te­ra pas la com­pé­ti­ti­vi­té du modèle euro­péen si les domaines pour les­quels l’Eu­rope décide d’as­su­rer cette soli­da­ri­té spé­ci­fique sont bien défi­nis et si les méca­nismes cor­res­pon­dants sont gérés avec éco­no­mie et effi­ca­ci­té. Et l’exis­tence de ces méca­nismes peut créer, au sein des entre­prises euro­péennes comme de l’es­pace euro­péen, des formes de consen­sus et d’en­ga­ge­ment, une effi­ca­ci­té des tra­vailleurs, qui peuvent être attrayantes pour la loca­li­sa­tion des acti­vi­tés productrices.

Mais, pour cela, le modèle euro­péen doit être effi­cace, notam­ment dans son sys­tème public.

L’Eu­rope ins­ti­tu­tion­nelle a été créée par super­po­si­tion à la struc­ture des États membres. Ses ins­ti­tu­tions et ses inter­ven­tions, venant s’a­jou­ter à celles des États, créent une situa­tion décon­cer­tante pour les entre­prises. Il faut sim­pli­fier la régle­men­ta­tion euro­péenne, appli­quer le prin­cipe de sub­si­dia­ri­té et débureaucratiser.

La sim­pli­fi­ca­tion de la régle­men­ta­tion euro­péenne exige l’har­mo­ni­sa­tion des dis­po­si­tions natio­nales exis­tantes, et non leur dupli­ca­tion, comme l’a recon­nu le Conseil euro­péen de Lis­bonne. Il faut réexa­mi­ner inter­ac­tions et res­pon­sa­bi­li­tés res­pec­tives des États, régions et ins­ti­tu­tions euro­péennes à par­tir du prin­cipe de « sub­si­dia­ri­té ». Les retards dans la trans­po­si­tion des direc­tives euro­péennes et les nom­breux conten­tieux juri­diques entre Com­mis­sion et Cour de jus­tice d’une part, entre États d’autre part, témoignent d’un flou exces­sif dans le jeu légis­la­tif et régle­men­taire euro­péen. Il serait en outre sou­hai­table de mieux asso­cier les acteurs éco­no­miques et sociaux direc­te­ment concer­nés par ces questions.

Avec l’é­lar­gis­se­ment, l’exi­gence d’u­na­ni­mi­té au Conseil va consti­tuer un obs­tacle de plus en plus impor­tant pour le pro­ces­sus de décision.

Le vote à la majo­ri­té qua­li­fiée devra pro­gres­si­ve­ment s’im­po­ser comme la règle, en com­men­çant prio­ri­tai­re­ment par les man­dats de poli­tique com­mer­ciale et la ques­tion de l’har­mo­ni­sa­tion fis­cale au sein de l’Union.

La nécessité d’un projet politique européen et d’une Europe active

Créer un modèle spé­ci­fique d’é­co­no­mie de mar­ché est un défi à la por­tée de l’Eu­rope au moment où la Chine, pour­tant très déca­lée en termes de déve­lop­pe­ment, s’emploie à défi­nir son propre modèle. Mais c’est un défi qui appelle un appro­fon­dis­se­ment poli­tique de l’U­nion euro­péenne, parce que les pers­pec­tives de son élar­gis­se­ment créent des risques de dilu­tion de son iden­ti­té, parce qu’un tel appro­fon­dis­se­ment condi­tionne la pos­si­bi­li­té de réa­li­ser les pro­grès néces­saires dans la régu­la­tion macroé­co­no­mique, dans l’in­té­gra­tion des mar­chés et dans la sim­pli­fi­ca­tion des régle­men­ta­tions et des pro­ces­sus de décision.

Bien que la construc­tion euro­péenne se soit jus­qu’à pré­sent concen­trée sur la sphère éco­no­mique, la nou­velle étape doit donc néces­sai­re­ment com­por­ter un impor­tant pro­grès de l’u­nion politique.

La sphère poli­tique n’a pas connu la même évo­lu­tion que le monde des entre­prises, et la construc­tion euro­péenne, en termes de struc­tures poli­tiques et admi­nis­tra­tives, appa­raît comme super­po­sée aux États nationaux.

La créa­tion de l’eu­ro conduit logi­que­ment à une plus forte inté­gra­tion poli­tique de l’Eu­rope. Pour défi­nir une poli­tique euro­péenne de régu­la­tion macroé­co­no­mique, il faut trou­ver pour la poli­tique bud­gé­taire un inter­lo­cu­teur euro­péen au res­pon­sable de la Banque cen­trale euro­péenne. Une meilleure coor­di­na­tion et un meilleur contrôle des poli­tiques bud­gé­taires natio­nales sup­po­se­raient éga­le­ment qu’une nou­velle dimen­sion poli­tique soit don­née aux ins­ti­tu­tions com­pé­tentes : le bud­get est en effet, en démo­cra­tie, l’acte poli­tique majeur.

De même, les pro­grès à réa­li­ser pour créer un véri­table mar­ché du tra­vail euro­péen sup­posent une res­pon­sa­bi­li­té poli­tique au niveau de l’Eu­rope. Quant à la défi­ni­tion d’un modèle euro­péen d’é­co­no­mie de mar­ché, elle implique une réflexion et des choix qui relèvent à l’é­vi­dence du politique.

Enfin, l’é­lar­gis­se­ment annon­cé de l’U­nion va com­plè­te­ment trans­for­mer les ins­ti­tu­tions et néces­site de chan­ger les ins­tances et les pro­ces­sus de déci­sion beau­coup plus pro­fon­dé­ment que ne l’a pré­vu le trai­té de Nice.

L’Eu­rope va devoir chan­ger, acqué­rir une véri­table dimen­sion poli­tique. Au demeu­rant, l’exis­tence de l’Eu­rope en tant que telle appa­raît de plus en plus néces­saire dans la vie éco­no­mique et poli­tique internationale.

L’ex­pé­rience des négo­cia­tions inter­na­tio­nales dans le cadre du GATT, puis de l’OMC, a démon­tré l’ef­fi­ca­ci­té d’une repré­sen­ta­tion de l’Eu­rope, en lieu et place des États membres, pour la défense des inté­rêts communs.

Un suc­cès de Valé­ry Gis­card d’Es­taing et de la Conven­tion de réforme des ins­ti­tu­tions euro­péennes per­met­trait de créer les fon­de­ments du pro­jet d’U­nion poli­tique aujourd’­hui indispensable.

Le défi pour la France : assurer la compétitivité du « site » national

Plus avan­ce­ra l’in­té­gra­tion du mar­ché euro­péen, plus les entre­prises et les par­ti­cu­liers les plus mobiles auront ten­dance à choi­sir leur loca­li­sa­tion au sein de l’es­pace euro­péen en fonc­tion de leurs inté­rêts, met­tant ain­si en com­pé­ti­tion les dif­fé­rents ter­ri­toires natio­naux au sein de l’es­pace européen.

Le site France dis­pose d’a­touts natu­rels ou struc­tu­rels impor­tants dans cette com­pé­ti­tion. Il est, au centre de l’Eu­rope, riche d’un réseau très dense d’in­fra­struc­tures effi­caces. Les Fran­çais béné­fi­cient d’une édu­ca­tion de qua­li­té ; ils savent tra­vailler beau­coup et bien. Enfin, la France a une longue tra­di­tion d’im­mi­gra­tion et d’in­té­gra­tion pour tous les peuples d’Eu­rope occi­den­tale. Ces atouts se tra­duisent aujourd’­hui encore par des flux impor­tants d’in­ves­tis­se­ments, directs et de por­te­feuille, vers notre pays.

Pour­tant, notre ter­ri­toire natio­nal a vu, ces der­nières années, sa com­pé­ti­ti­vi­té se dété­rio­rer, notam­ment du fait de han­di­caps fis­caux et régle­men­taires. Le niveau éle­vé des pré­lè­ve­ments obli­ga­toires, en par­ti­cu­lier pour les entre­prises et pour les per­sonnes phy­siques dis­po­sant de patri­moines ou de reve­nus éle­vés, c’est-à-dire pour les rede­vables les plus à même de choi­sir leur loca­li­sa­tion dans l’es­pace euro­péen, l’emprise des régle­men­ta­tions, en par­ti­cu­lier de la régle­men­ta­tion du tra­vail, le faible taux d’ac­ti­vi­té des tra­vailleurs fran­çais et l’im­por­tance du chô­mage struc­tu­rel, le poids des admi­nis­tra­tions publiques sont autant de fac­teurs qui affectent la com­pé­ti­ti­vi­té du ter­ri­toire fran­çais au sein de l’U­nion euro­péenne. Ils appellent par consé­quent un réexa­men de la place de la dépense publique dans la richesse natio­nale et une réforme des admi­nis­tra­tions et des inter­ven­tions publiques.

Le suc­cès de l’eu­ro appelle une nou­velle étape de la construc­tion euro­péenne. Au demeu­rant, les pers­pec­tives d’é­lar­gis­se­ment risquent de conduire à une dilu­tion de l’U­nion euro­péenne en vaste zone de libre-échange s’il ne s’ac­com­pagne pas, comme les élar­gis­se­ments pré­cé­dents, d’un appro­fon­dis­se­ment créa­teur de soli­da­ri­tés accrues. Le nou­veau pro­jet euro­péen doit être l’oc­ca­sion de doter l’Eu­rope d’une véri­table auto­no­mie conjonc­tu­relle par rap­port aux États-Unis, par le ren­for­ce­ment de ses ins­tru­ments de réglage macroé­co­no­mique, et d’a­mé­lio­rer la com­pé­ti­ti­vi­té de son éco­no­mie par rap­port à l’é­co­no­mie amé­ri­caine. C’est aus­si l’oc­ca­sion de défi­nir un modèle euro­péen d’é­co­no­mie de mar­ché effi­cace et ori­gi­nal par son conte­nu huma­niste, cultu­rel et de soli­da­ri­té. Mais il s’a­git là, à l’é­vi­dence, d’un pro­jet poli­tique qui implique une ambi­tion nou­velle pour l’Union.

À l’heure de la mon­dia­li­sa­tion, une com­pé­ti­tion se pré­pare, à l’é­chelle pla­né­taire, entre dif­fé­rents modèles d’é­co­no­mie de mar­ché : le modèle amé­ri­cain sera confron­té à la concur­rence du modèle chi­nois, du modèle indien, du modèle japo­nais ; mais son prin­ci­pal com­pé­ti­teur devrait être le modèle européen.

L’Eu­rope et la France ont une for­mi­dable carte à jouer. L’en­jeu est sans doute l’a­ve­nir d’une civi­li­sa­tion euro­péenne originale.

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