Pianistes d’hier et d’aujourd’hui

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°535 Mai 1998Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Rudolf Serkin

Rudolf Serkin

Les pia­nistes légen­daires ne résistent pas tou­jours à l’écoute moderne – hélas ! – et bien des illu­sions se sont per­dues à décou­vrir que Cor­tot le magni­fique, par exemple, jouait Cho­pin avec emphase et fausses notes, net­te­ment moins bien, en défi­ni­tive, que le pre­mier jeune pia­niste un peu génial, lau­réat d’un quel­conque concours inter­na­tio­nal. Évo­lu­tion du goût, déve­lop­pe­ment de l’exigence, carac­tère révé­la­teur et meur­trier du disque qui per­met de com­pa­rer deux inter­pré­ta­tions à quelques minutes d’intervalle, et d’échapper à l’envoûtement du concert et de la “ présence ” ?

Mais quelques-uns tiennent la dis­tance : Schna­bel, Gie­se­king, Back­haus, Horo­witz, bien sûr. Ser­kin est de ceux-là ; en témoigne l’enregistrement du concert du 75e anni­ver­saire à Car­ne­gie Hall, repris aujourd’hui en CD1. Haydn, la Sonate 49 : éner­gie, rigueur, clar­té ; Mozart, Ron­do en la mineur : s’écoule comme une évi­dence, une leçon d’interprétation mozar­tienne. Bee­tho­ven, la sonate Les Adieux : poi­gnante, et tou­jours aus­si claire, presque du Bach.

Pas d’effets, peu de pédale forte ; Ser­kin, qui était capable de jouer en bis l’intégrale des Varia­tions Gold­berg, par pudeur, pour évi­ter de déclen­cher les applau­dis­se­ments par une pièce brève et flat­teuse, est vrai­ment à redé­cou­vrir : un des très grands. La Sonate en si bémol (opus post­hume) de Schu­bert, jouée comme du Bee­tho­ven, est moins convain­cante, pour qui aime Schu­bert feu­tré et lointain.

Frédéric Chiu, Andreï Vieru

Pour­sui­vant serei­ne­ment l’intégrale de Pro­ko­fiev, Fré­dé­ric Chiu joue, avec le volume VIII, les oeuvres de la période pari­sienne (1920−1935)2. Les aca­dé­mistes d’aujourd’hui se méfient de Pro­ko­fiev, trop tonal pour être hon­nête, trop com­plexe pour être trai­té avec déri­sion, et puis aty­pique et inclas­sable. Et pour­tant, avec Bar­tok, c’est la seule musique de pia­no per­cu­tant vrai­ment ori­gi­nale et forte (au sens où une épice est forte) du XXe siècle.

Quant à Chiu, il est, comme tou­jours, stu­pé­fiant de tech­nique maî­tri­sée, de tou­cher, de clar­té, lui aus­si, dans des oeuvres sans conces­sion au plai­sir, abs­traites (comme vous êtes loin, Pou­lenc et Séve­rac !), dures et claires comme de la glace. On attend tou­jours de l’entendre dans Bach, et de pou­voir le com­pa­rer à Glenn Gould, dont il semble si proche.

Le jeu d’Andreï Vie­ru est de la même trempe, clair, vigou­reux, sans fio­ri­tures, mais cela res­sort d’autant plus qu’il s’attaque à une des oeuvres majeures de Bee­tho­ven, les Varia­tions Dia­bel­li3, que l’on a cou­tume d’entendre jouées “ romantiques ”.

L’été der­nier, Vie­ru jouait au fes­ti­val de La Roque‑d’Anthéron, si l’on se sou­vient bien, à deux pia­nos, le Sacre du Prin­temps et la Valse de Ravel. Eh bien, il inter­prète les Varia­tions Dia­bel­li comme il a joué Stra­vins­ki, et l’on aime ce Bee­tho­ven-là, inci­sif et écla­tant, dépouillé de sa gangue, qui parle à l’homme d’aujourd’hui.

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1. 2 CD Sony SM2K 60 388.
2. 1 CD Har­mo­nia Mun­di USA HMU 907 191.
3. 1 CD Har­mo­nia Mun­di HMC 901 613.

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