Petits boulots pour vieux clowns,

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°570 Décembre 2001Par : Mateï VisniecRédacteur : Philippe OBLIN (46)

Il arrive que l’idée de sépa­ra­tion entre salle et scène plonge dans des angoisses non­pa­reilles bien des met­teurs en scène avides de com­mu­ni­ca­tion. Ils tentent de s’en déli­vrer par des arti­fices comme de sup­pri­mer le rideau, ou mieux, en pla­çant des acteurs dans la salle à cer­tains moments du jeu.

Certes, voir de près, à les tou­cher, des comé­diens en action diver­tit un ins­tant les spec­ta­teurs mais ils s’aperçoivent vite que l’acteur côtoyé ne leur accorde aucune atten­tion. Il semble au contraire n’avoir qu’une idée : rejoindre au plus vite ses cama­rades sur le pla­teau. De sorte que le public n’attache d’ordinaire pas une grande impor­tance à de telles recherches, où il ne per­çoit guère qu’une façon comme une autre de l’occuper.

Les pen­seurs du théâtre se consolent de cette incom­pré­hen­sion quant à leurs “ recherches ” en inven­tant des termes nou­veaux, dont ils enri­chissent au besoin leurs com­men­taires. Ils parlent, par exemple, de théâtre inter­ac­tif.

Un théâtre d’un genre un peu par­ti­cu­lier rap­proche pour­tant public et acteurs, ce sans le moindre arti­fice : le théâtre de rue.

En Pays-de-la-Loire, à Por­ni­chet, on pra­tique cela une fois par semaine en sai­son. Nous y étions l’autre soir, immer­gés dans un public de plein air où les jeunes gar­çons ont une tête à s’appeler Kevin plu­tôt que Charles-Louis, et où les grands-mères susurrent des “ Fais atten­tion à ne pas prendre froid, Pépé ” à des grands-pères las de ces har­ce­lants mots de tendresse.

Public ce soir-là tout bar­dé de K‑ways ou de cirés car la jour­née avait été mar­quée de longues averses, et que cela pou­vait aus­si bien conti­nuer de nuit : ces situa­tions se ren­contrent en Bre­tagne, même au fort de l’été.

Le spec­tacle, don­né par la Com­pa­gnie Maca­dam Phé­no­mènes, s’appelait Petits bou­lots pour vieux clowns. Le texte en est de Mateï Vis­niec, un auteur rou­main contem­po­rain, vivant actuel­le­ment en France où il est jour­na­liste à Radio-France et écrit aus­si pour le théâtre. Le thème, celui des artistes de spec­tacle vieillis­sant, en quête d’un enga­ge­ment et res­sas­sant leurs gloires (ou pré­ten­dues gloires) pas­sées, n’est pas nou­veau. Il aura été trai­té, selon des registres variés, par les plus grands. On songe, par exemple, à Lime­light, ou au Chant du cygne, ce der­nier voi­ci peu inter­pré­té à Paris avec une grande richesse d’émotion par Jacques Mauclair.

Le clown de Cha­plin ou le comé­dien en soi­rée d’adieux de Tche­khov ont cepen­dant encore du talent, au lieu que les trois vieux clowns de Vis­niec n’en n’ont plus aucun, et n’en ont pro­ba­ble­ment jamais eu. Ils sont à peu près aus­si minables que les clo­chards atten­dant Godot, mais englués dans une réa­li­té sor­dide quand les Wla­di­mir et Estra­gon de Beckett flottent dans une aura de mer­veilleuse absurdité.

Chez Vis­niec, et dans la remar­quable inter­pré­ta­tion qu’en don­naient les Maca­dam Phé­no­mènes, le comique naît du contraste entre la pré­ten­tion au talent de deux clowns authen­tiques et d’une théâ­treuse ratée, conver­tie en clown car il faut bien vivre, et la pau­vre­té des numé­ros qu’ils ont pré­pa­rés cha­cun pour ten­ter d’enlever un engagement.

Le contraste va si loin que la situa­tion bas­cule sans cesse dans une déso­lante vacui­té, à la Iones­co. Elle ser­re­rait à la longue le cœur si de cocasses rebon­dis­se­ments ne venaient, à chaque ins­tant, relan­cer le rire.

Comme leur nom l’indique, les Maca­dam Phé­no­mènes (trois comé­diens, un régis­seur et une cos­tu­mière-habilleuse) se consacrent exclu­si­ve­ment au théâtre de rue, depuis seize ans voguant donc de fes­ti­vals en fes­ti­vals, et de rues en places du mar­ché. À l’évidente satis­fac­tion de leur public et des orga­ni­sa­teurs de réjouis­sances. Ce qui ne sur­prend pas quand on les a vus, ne fût-ce qu’une fois.

Pierre Dumur leur chef, qui jouait si bien l’autre soir, est pas­sé d’abord par la dif­fi­cile école du cirque. Elle façonne des artistes com­plets, à la fois acro­bates et capables d’improviser des drô­le­ries dans un cadre de com­me­dia dell’arte. En par­faite conti­nui­té, si l’on veut bien y réflé­chir, avec la tra­di­tion des grands Ita­liens du tré­teau, comme Sca­ra­mouche, ami de Molière avec qui il par­ta­geait la salle du Palais-Royal, et capable, dit-on, de se gifler avec le pied à soixante-seize ans, à la joie de Louis XIV, qui l’en récom­pen­sa en lui affec­tant la salle de l’hôtel de Bour­gogne après que Lul­li eut raflé celle du Palais- Royal pour en faire son opé­ra, Molière à peine mort.

Une telle maî­trise des arts du cirque, quand elle est asso­ciée, comme chez Pierre Dumur, à un évident sens du “ texte théâ­tral ”, vaut son pesant d’orviétan, croyez-moi.

Si donc vos péré­gri­na­tions vous font un jour tom­ber sur une affiche des Maca­dam Phé­no­mènes, ne vous lais­sez pas dérou­ter par cet inti­tu­lé capable d’inquiéter des crain­tifs, mais cou­rez au contraire voir leur spec­tacle. Je gage que vous ne serez pas déçus.

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