Petite histoire de grands crus classés de Bordeaux (première partie)

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°565 Mai 2001Rédacteur : Laurens DELPECH

Avant Jules César et la conquête de la Gaule, les Bitu­riges Vivisques, ancêtres des Bor­de­lais, étaient de grands buveurs de cer­voise. Ils décou­vrirent le jus de la treille en dégus­tant des vins ita­liens, qui leur devinrent faci­le­ment acces­sibles lorsque les Romains firent de Bor­deaux un centre de réex­pé­di­tion de mar­chan­dises pro­ve­nant de tout l’Empire vers les îles Britanniques.

Ce n’est que lors du pre­mier siècle de notre ère que l’idée leur vint qu’il pour­rait être avan­ta­geux de pro­duire du vin plu­tôt que d’en ache­ter et qu’ils com­men­cèrent en consé­quence à plan­ter des vignes, sur­tout dans la région de Saint-Émilion.

Ce vignoble a vite atteint une grande renom­mée, comme en attestent les vers du poète latin Ausone au IVe siècle, qui s’adresse à Bor­deaux en ces termes :

Toi qu’illustrent tes vins et tes fleuves.

Ausone don­ne­ra d’ailleurs son nom à un pre­mier cru clas­sé de Saint-Émi­lion. Les grandes inva­sions semblent n’avoir frap­pé que par­tiel­le­ment le vignoble bor­de­lais. La pro­pa­ga­tion du chris­tia­nisme a été un puis­sant fac­teur de sou­tien de la culture de la vigne. Il faut en effet du vin pour dire la messe… Mais le vrai renou­veau vien­dra de l’ouverture du mar­ché anglais, une grande constante his­to­rique à Bordeaux…

En 1152, Alié­nor d’Aquitaine épouse Hen­ri Plan­ta­ge­nêt, qui devient peu après roi d’Angleterre sous le nom de Hen­ry II. Pen­dant trois siècles, l’Aquitaine sera anglaise et le mar­ché anglais devient le mar­ché pri­vi­lé­gié des vins de Bor­deaux. En 1302, Édouard Ier d’Angleterre accorde aux mar­chands de Bor­deaux la Grande Charte, qui garan­tit des avan­tages com­mer­ciaux très favo­rables au déve­lop­pe­ment de leurs ventes sur le mar­ché anglais.

Le Bor­de­lais devint alors le “ cel­lier de l’Angleterre au Moyen Âge ”, la pre­mière région expor­ta­trice de vin du monde médié­val. Avec des débou­chés garan­tis, la culture de la vigne pros­pé­ra en Aqui­taine. De nom­breuses vignes furent plan­tées dans le Saint-Émi­lion­nais, le Blayais-Bour­geais, les Graves, mais pas dans le Médoc, dont l’heure n’était pas encore venue.

Cette contrée, qui allait deve­nir la plus grande région pro­duc­trice de grands crus au monde, res­tait une pénin­sule maré­ca­geuse cou­verte de forêts éparses…

Chaque année une “ flotte du vin ” ras­sem­blant plu­sieurs cen­taines de navires par­tait en octobre de Bor­deaux vers l’Angleterre et l’Europe du Nord. Ce vin était un cla­ret, le Vinum cla­rum dont parlent les textes médié­vaux, c’est-à- dire une sorte de vin plu­tôt rosé que rouge. À l’époque, en effet, les macé­ra­tions étaient courtes, car on maî­tri­sait mal le pro­ces­sus de vini­fi­ca­tion, l’extraction de cou­leur res­tait donc faible. De sur­croît, on mêlait dans la même cuve rai­sins blancs et rai­sins rouges, ce qui ne contri­buait pas à ren­for­cer la cou­leur du produit.

On peut assi­mi­ler ce cla­ret à une sorte de vin nou­veau qui était bu dans les mois sui­vant la ven­dange. On ne savait pas encore faire vieillir le vin. Le vin dit vieux avait moins d’un an et il se ven­dait deux fois moins cher que celui issu de la der­nière récolte… Au plus fort de ce com­merce, au début du XIVe siècle, c’est 100 000 ton­neaux de vin qui sont expor­tés vers l’Angleterre, un volume qui ne sera retrou­vé qu’à la fin du “ second âge d’or ” de Bor­deaux, juste avant la Révo­lu­tion française.

La conquête finale de Bor­deaux par les Fran­çais en 1453 affai­bli­ra en effet consi­dé­ra­ble­ment la posi­tion com­mer­ciale des vins du Bor­de­lais. Le mar­ché anglais sera pro­gres­si­ve­ment conquis par d’autres vins, issus notam­ment de la pénin­sule Ibé­rique. Les constants conflits fran­co-anglais ne feront rien pour arran­ger la situa­tion… Au début du XVIe siècle, le pre­mier âge d’or des vins de Bor­deaux est bel et bien fini.

Après la guerre de Cent Ans, le vignoble bor­de­lais va accom­plir un vaste tra­vail de recons­truc­tion, qui sera l’occasion d’expérimenter un nou­veau type d’exploitation, le bourdieu.

Le bour­dieu est une vraie exploi­ta­tion viti­cole spé­cia­li­sée où la vigne est plan­tée en lignes, en sui­vant des sillons. Elle contraste avec l’aimable anar­chie poly­cul­tu­rale des siècles pré­cé­dents. Les bour­dieux pro­duisent de meilleurs vins, plus concen­trés, ils uti­lisent un nou­veau cépage, le ver­dot, qui donne un vin rouge robuste et coloré.

Ces vins sont ache­tés par des négo­ciants hol­lan­dais, pour leur mar­ché mais aus­si pour la grande expor­ta­tion, vers l’Europe du Nord. Des nou­veaux consom­ma­teurs qui appré­cient les bois­sons fortes. Il leur faut des vins plus concen­trés que le cla­ret, et la pro­duc­tion des bour­dieux cor­res­pond bien aux attentes de ces mar­chés. Les Hol­lan­dais deviennent au XVIIe siècle les pre­miers ache­teurs de vins de Bordeaux.

En un pre­mier temps, l’influence hol­lan­daise fut ambi­guë. Ces gros ache­teurs se pré­oc­cu­paient plus de quan­ti­té que de qua­li­té. Le vin rouge n’était pour eux qu’un pro­duit par­mi d’autres et ils ache­taient aus­si beau­coup de vins blancs doux et sur­tout de “ vins de chauffe ” des­ti­nés à être trans­for­més en eau-de-vie. Ces “ rou­liers des mers ” devaient entre­te­nir sur tous les océans du globe nombre d’équipages. Il était plus facile de désal­té­rer les mate­lots en leur ser­vant de l’alcool cou­pé d’eau qu’en leur ser­vant du vin, encom­brant à trans­por­ter et qui ris­quait de tour­ner durant le voyage…

Il en est résul­té une forte exten­sion en Aqui­taine des plan­ta­tions de vignes pour pro­duire des vins des­ti­nés à la chau­dière, dont la qua­li­té n’est pas le point fort. Mais, simul­ta­né­ment, les Hol­lan­dais four­nirent aux pro­prié­taires giron­dins la tech­no­lo­gie et la main‑d’oeuvre qui leur per­met­tront d’assécher les marais bor­dant la Gironde. Ils ren­dirent ain­si pro­gres­si­ve­ment le Médoc propre à la culture de la vigne et créèrent donc les condi­tions du second âge d’or bor­de­lais, avec l’apparition des New French Cla­rets.

La fin du XVIIe siècle a été une période dif­fi­cile pour les vins de Bor­deaux, sou­mis à la concur­rence des nou­velles bois­sons colo­niales (thé, café, cho­co­lat), mais aus­si du gin, qui com­mence à faire des ravages en Angle­terre, et des vins espa­gnols et por­tu­guais, ces black wines riches en cou­leur et forts en alcool.

La poli­tique fran­çaise n’arrange rien : pen­dant plu­sieurs années, le pays vit en état de guerre avec la Hol­lande et l’Angleterre qui font tout pour rui­ner le com­merce fran­çais, et notam­ment celui des vins de Bor­deaux. La fin de la guerre n’amène pas de chan­ge­ment notable car les Anglais mettent en place une poli­tique doua­nière dis­cri­mi­na­toire qui grève les vins fran­çais de droits deux fois plus éle­vés que les vins por­tu­guais et espagnols.

Face à cette situa­tion, les vins de Bor­deaux n’ont plus qu’un seul cré­neau com­mer­cial : le haut de gamme. Il s’agit de pro­po­ser à une clien­tèle for­tu­née des grands vins de haute qua­li­té. Les efforts consen­tis pen­dant tout le XVIIe siècle pour amé­lio­rer la culture de la vigne et la vini­fi­ca­tion, la créa­tion de grandes exploi­ta­tions viti­coles dans le Médoc, ce long et patient effort de qua­li­té va por­ter ses fruits : Bor­deaux, qui a “ décou­vert ” le caber­net sau­vi­gnon et décou­vri­ra bien­tôt le mer­lot, a au début du XVIIIe les moyens de pro­duire les meilleurs vins du monde.

Son moindre génie n’est pas d’avoir su séduire la seule clien­tèle qui ait les moyens d’acheter ses vins : la haute socié­té britannique.

(À suivre)

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