ParisTech… Quel pari ?

Dossier : ParisTech, un chantier à l'ordre du jour de l'AXMagazine N°624 Avril 2007
Par Maurice BERNARD (48)

La création de ParisTech

La création de ParisTech

À l’o­ri­gine de Paris­Tech se trouve la créa­tion en 1991 du Grou­pe­ment des écoles d’in­gé­nieurs de Paris dont l’X, qui n’é­tait plus pari­sienne depuis 1975, ne fai­sait pas par­tie. Cette mise à l’é­cart résul­tait moins de cette cir­cons­tance géo­gra­phique que de la moti­va­tion, plus ou moins expli­cite, des pre­mières écoles de pou­voir peser davan­tage face à Poly­tech­nique. La concur­rence inter­na­tio­nale n’é­tait pas encore ce qu’elle est deve­nue aujourd’­hui, mais se concer­ter pour y faire face, était déjà la prin­ci­pale rai­son d’être de ce par­te­na­riat. Peu à peu d’autres écoles se joignent aux pre­mières. L’en­semble qui prend le nom de Paris­Tech est aujourd’­hui une asso­cia­tion de onze écoles d’in­gé­nieurs, toutes situées dans la région pari­sienne1. L’É­cole poly­tech­nique en fait par­tie depuis août 2001.

Ber­trand Col­lomb (60), l’un des patrons fran­çais les plus res­pec­tés, est pré­sident du Comi­té d’o­rien­ta­tion stra­té­gique de Paris­Tech. Dans le numé­ro de La Jaune et la Rouge de février der­nier il défend ardem­ment cette construc­tion. Gabriel de Noma­zy, direc­teur géné­ral de l’É­cole, de 1998 à 2005, vice-pré­sident exé­cu­tif de Paris­Tech en est, lui aus­si, un ardent défen­seur. Que des voix aus­si auto­ri­sées appuient vigou­reu­se­ment ce pro­jet mérite consi­dé­ra­tion. Ces voix doivent-elles, cepen­dant, nous dis­sua­der d’a­na­ly­ser atten­ti­ve­ment la stra­té­gie sous-jacente ?

Le nouveau marché international de la connaissance

Les réflexions des pre­miers pro­ta­go­nistes de Paris­Tech ont très vite tour­né autour de l’é­mer­gence de la com­pé­ti­tion inter­na­tio­nale, de plus en plus évi­dente dans le domaine de la connais­sance et de l’in­no­va­tion et sur la meilleure manière pour les grandes écoles fran­çaises d’y faire face.

Sans entrer dans le détail d’une situa­tion inter­na­tio­nale com­plexe et qui dif­fère selon les dis­ci­plines scien­ti­fiques ou tech­niques consi­dé­rées, notons que pour les acteurs de l’en­sei­gne­ment supé­rieur et de la recherche que sont en France les uni­ver­si­tés et les grandes écoles, ce mar­ché d’un type nou­veau où se ren­contrent la demande de com­pé­tences et l’offre de connais­sances se tra­duit par une concur­rence inter­na­tio­nale crois­sante. Chaque ins­ti­tu­tion doit atti­rer les ensei­gnants et les cher­cheurs les plus brillants, les meilleurs étu­diants et à obte­nir les finan­ce­ments les plus considérables.

Les grandes écoles fran­çaises d’in­gé­nieurs ont pris conscience de cet aspect de la mon­dia­li­sa­tion. En témoigne l’ex­cellent col­loque2 orga­ni­sé par les anciens élèves des Mines, des Ponts, des Télé­coms et des Tech­niques avan­cées, qui s’est tenu au Conseil éco­no­mique et social, le 11 mars 2005.

Cette concur­rence trouve son expres­sion média­tique dans les clas­se­ments inter­na­tio­naux qui se sont mul­ti­pliés depuis quelques années et qui s’ef­forcent de com­pa­rer entre elles les uni­ver­si­tés du monde entier. Les prin­ci­pales carac­té­ris­tiques des ins­ti­tu­tions sont éva­luées selon des cri­tères qui se veulent aus­si objec­tifs que pos­sible : nombre de prix Nobel par­mi les pro­fes­seurs et les anciens élèves, noto­rié­té des cher­cheurs mesu­rée par les taux de cita­tion des publi­ca­tions scien­ti­fiques, taux d’en­ca­dre­ment, etc.

Par­mi ces clas­se­ments publiés régu­liè­re­ment, le plus connu d’entre eux a été créé, il y a quelques années, par le pro­fes­seur Liu3, chi­miste de l’u­ni­ver­si­té Jiao Tong de Shan­ghai. Son pro­jet a été sou­te­nu par les pou­voirs publics chi­nois qui sou­hai­taient iden­ti­fier les uni­ver­si­tés chi­noises qui avaient le plus de capa­ci­tés pour pro­gres­ser et se his­ser au niveau mon­dial. Ce clas­se­ment, conçu d’a­bord dans le cadre d’une poli­tique natio­nale ambi­tieuse de la Chine, est très vite deve­nu d’u­sage inter­na­tio­nal, avec un reten­tis­se­ment d’au­tant plus grand en France que les meilleures de nos uni­ver­si­tés et les plus pres­ti­gieuses de nos écoles y figurent à des places désho­no­rantes. Qu’on en juge, au der­nier clas­se­ment de l’u­ni­ver­si­té de Shan­ghai on trouve par­mi les 500 meilleures : 45e, Paris VI (Pierre et Marie Curie), 62e, Paris XI (Paris-Sud), 99e, l’É­cole nor­male de la rue d’Ulm. L’É­cole poly­tech­nique est au-delà du 200e rang.

Ces mau­vais clas­se­ments s’ex­pliquent en par­tie, mais en par­tie seule­ment, par cer­tains biais. Par exemple, ne pas prendre en compte les médailles Fields désa­van­tage l’É­cole nor­male. Le sys­tème favo­rise les grosses ins­ti­tu­tions, donne une trop grande prio­ri­té à la recherche scien­ti­fique, ne prend pas bien en compte cer­tains fac­teurs de réus­site des anciens élèves, etc. Inver­se­ment d’autres clas­se­ments inter­na­tio­naux qui donnent par­fois aux ins­ti­tu­tions fran­çaises des rangs plus flat­teurs ne sont pas plus objectifs.

Ain­si dans un récent clas­se­ment du Times Higher Edu­ca­tion Sup­ple­ment, l’X doit son rang très favo­rable à ce qui est une des fai­blesses de l’É­cole, à savoir la trop grande pro­por­tion de ses pro­fes­seurs qui enseignent à temps partiel !

Rame­ner une éva­lua­tion com­plexe à un clas­se­ment linéaire est sim­pliste, tout le monde en convient. En revanche ce qui est essen­tiel peut se résu­mer ainsi :

  1. Ces clas­se­ments existent ; ils tra­duisent la pré­sence d’un mar­ché où se ren­contrent une offre et une demande ; ils impliquent une éva­lua­tion permanente,
  2. Les meilleures ins­ti­tu­tions fran­çaises sont, sans contes­ta­tion pos­sible, assez loin des meilleures mondiales.


La plu­part des obser­va­teurs sont aujourd’­hui d’ac­cord sur ce constat. Pour­tant il est inté­res­sant de noter les réac­tions de la majo­ri­té des res­pon­sables fran­çais lors­qu’ils ont, il y a quelques années, décou­vert cette réa­li­té. On aurait pu s’at­tendre à ce que nombre d’entre eux se posent la ques­tion : pour­quoi aus­si peu de prix Nobel en France depuis quelques décen­nies ? Pour­quoi aucun Poly­tech­ni­cien n’a obte­nu la moindre médaille Fields ?

Etc. La réac­tion la plus fré­quente a consis­té à dire, il faut plus de moyens et, à moyens constants, il faut être plus gros pour être plus visible. On a même pu entendre récem­ment des res­pon­sables d’ins­ti­tu­tions d’en­sei­gne­ment supé­rieur fran­çais dénier tout inté­rêt à ces clas­se­ments inter­na­tio­naux. La bonne preuve, disaient-ils, réunis­sons par la pen­sée la moi­tié seule­ment des étu­diants de la Région pari­sienne avec leurs pro­fes­seurs, nous aurons un géant qui, d’a­près les cri­tères du bon pro­fes­seur Liu, sera dans les trois pre­miers mon­diaux, fai­sant qua­si­ment jeu égal avec Har­vard, Stan­ford ou Cam­bridge ! Sans aller aus­si loin mais dans une logique voi­sine, nombre de res­pon­sables ont mis à la mode les rap­pro­che­ments entre institutions.

Avant d’exa­mi­ner plus avant cette stra­té­gie d’al­liances regar­dons de plus près la réa­li­té dont sont faits ces cham­pions qui nous font peur.

Un modèle international, universel peut-être

Pour des rai­sons bien connues du lec­teur, les ins­ti­tu­tions fran­çaises d’en­sei­gne­ment supé­rieur, uni­ver­si­tés et grandes écoles, sont très dif­fé­rentes des uni­ver­si­tés étran­gères. Ces der­nières, aujourd’­hui, sont en fait proches du modèle amé­ri­cain. Bien que cha­cune, pour des rai­sons natio­nales, his­to­riques et cultu­relles, ait ses carac­té­ris­tiques propres, elles ont en com­mun quatre fac­teurs essentiels.

  1. Toutes jouissent d’une auto­no­mie, aus­si bien stra­té­gique que tac­tique, dont les res­pon­sables fran­çais ont peine à rêver. Cela est vrai non seule­ment, par exemple, des grandes uni­ver­si­tés pri­vées amé­ri­caines, comme Har­vard ou Stan­ford, mais aus­si des ins­ti­tu­tions rele­vant des États, l’u­ni­ver­si­té de Cali­for­nie par exemple ou Cam­bridge en Grande-Bre­tagne. Cette liber­té a pour seules limites celles qui découlent du droit ou qui résultent de contraintes financières.
  2. Toutes sont sou­mises à une ému­la­tion per­ma­nente qui conduit cha­cune d’entre elles à s’ef­for­cer de :
    – recru­ter les pro­fes­seurs les plus pro­met­teurs en recherche et développement,
    – atti­rer les meilleurs étudiants,
    – obte­nir les finan­ce­ments les plus importants.
  3. Les pro­fes­seurs habitent sou­vent à proxi­mi­té du cam­pus de l’u­ni­ver­si­té où se trouvent leurs labo­ra­toires et où réside la qua­si-tota­li­té des étu­diants. Entre les uns et les autres les échanges sont fréquents.
  4. Pro­fes­seurs, cher­cheurs, étu­diants entre­tiennent des rap­ports étroits avec les entre­prises que l’u­ni­ver­si­té encou­rage à se déve­lop­per près du campus.


De là résultent plu­sieurs consé­quences importantes.

La concur­rence entre ins­ti­tu­tions est omni­pré­sente. Elle se tra­duit de mille manières. Les dif­fé­rentes « schools », medi­cal, law, elec­tri­cal engi­nee­ring, sont ana­ly­sées, com­pa­rées, clas­sées. Ces éva­lua­tions, en géné­ral pro­duites par la socié­té civile, c’est-à-dire les socié­tés savantes et les asso­cia­tions pro­fes­sion­nelles, ont une inci­dence directe sur les droits d’ins­crip­tion et les frais de sco­la­ri­té que chaque uni­ver­si­té se croit en mesure de deman­der. Plus une ins­ti­tu­tion est répu­tée, plus l’en­sei­gne­ment y est coû­teux. À noter qu’il existe de nom­breuses bourses per­met­tant d’at­ti­rer les élèves les plus pro­met­teurs des classes défa­vo­ri­sées, qu’ils soient amé­ri­cains ou étrangers.

Clas­se­ments et éva­lua­tions influent sur les rému­né­ra­tions des ensei­gnants, sur les chances de décro­cher des contrats, etc. La noto­rié­té des dif­fé­rentes ins­ti­tu­tions est constam­ment en débat. Elle n’est en rien garan­tie. Cette culture de la com­pé­ti­tion per­ma­nente est évi­dem­ment en har­mo­nie avec l’air du temps, avec la mon­dia­li­sa­tion accélérée.

Le gou­ver­ne­ment de chaque ins­ti­tu­tion est l’ob­jet de toutes les atten­tions : le départ de Lar­ry Sum­mers comme pré­sident de Har­vard a conduit cette pres­ti­gieuse uni­ver­si­té à dépen­ser beau­coup d’argent pour recher­cher un nou­veau pré­sident. Récem­ment Cal­tech, le Cali­for­nia Ins­ti­tute of Tech­no­lo­gy, a fait de grands efforts pour atti­rer un pré­sident jeune et dyna­mique, Jean-Lou Cha­meau, un Fran­çais, diplô­mé de l’É­cole des arts et métiers dont la réus­site à Geor­gia Tech avait été remarquée.

La liber­té d’ac­tion dont dis­pose une uni­ver­si­té amé­ri­caine lui per­met de s’a­dap­ter aux oppor­tu­ni­tés, de modi­fier rapi­de­ment l’af­fec­ta­tion de ses res­sources. L’a­dap­ta­bi­li­té est une ver­tu car­di­nale. Chaque uni­ver­si­té entre­tient des rela­tions de par­te­na­riat avec de nom­breuses entre­prises, avec des agences régio­nales ou fédé­rales, par­ti­cipe au déve­lop­pe­ment de start-up en liai­son avec les points d’ex­cel­lence de ses propres labo­ra­toires. Dans les limites des lois locales et fédé­rales, l’ins­ti­tu­tion exerce une pleine res­pon­sa­bi­li­té, en matière de salaires des ensei­gnants, par exemple.

Les étu­diants sont d’une grande diver­si­té sociale, géo­gra­phique et cultu­relle. Des jeunes de milieux for­tu­nés voi­sinent avec ceux issus des classes défa­vo­ri­sées. Durant leur cur­sus les étu­diants sont très sui­vis par leurs pro­fes­seurs dont ils se sentent sou­vent assez proches. Ils sont encou­ra­gés et sou­vent bien pré­pa­rés à créer leur propre entre­prise dès la fin de leurs études. Quant aux anciens élèves ils sont l’ob­jet de toutes les sol­li­ci­ta­tions de la part de l’ins­ti­tu­tion qui compte mas­si­ve­ment sur le mécé­nat, notam­ment sur celui des Alum­ni qui ont le mieux réussi.

Natu­rel­le­ment l’en­semble du sys­tème uni­ver­si­taire Nord-amé­ri­cain pré­sente des lacunes, des dys­fonc­tion­ne­ments. Cer­taines uni­ver­si­tés sont médiocres, d’autres manquent de res­sources. Cepen­dant la struc­ture de l’en­semble se nour­rit de la recherche per­ma­nente du pro­grès. Toute uni­ver­si­té amé­ri­caine, même la plus modeste, vise la réus­site, au moins dans un domaine. Et, consé­quence logique de la recherche obs­ti­née de l’ex­cel­lence, les meilleures d’entre elles sont bonnes au point de domi­ner la scène mondiale.

Nos grandes écoles (je n’é­voque pas ici les uni­ver­si­tés fran­çaises), ne res­semblent en rien à ce sché­ma : non seule­ment parce que leurs dimen­sions sont limi­tées mais sur­tout parce qu’elles sont plon­gées depuis tou­jours dans un envi­ron­ne­ment et une culture toutes dif­fé­rentes, que je ne peux déve­lop­per ici mais qui sont fami­lières au lec­teur. Elles ont leurs mérites, leurs gloires pas­sées, une cer­taine cohé­rence avec les struc­tures tra­di­tion­nelles de la socié­té fran­çaise, mais elles sont dépour­vues de la plu­part des carac­té­ris­tiques des grandes uni­ver­si­tés étran­gères dont la taille n’est qu’un aspect.

La perception des grandes écoles françaises

Les plus lucides des diri­geants des grandes écoles d’in­gé­nieur ont iden­ti­fié depuis long­temps les forces et les fai­blesses de notre sys­tème. Au niveau des pre­mières se trouve une sélec­tion rigou­reuse, très liée au rôle majeur des mathé­ma­tiques. Du côté posi­tif aus­si une for­ma­tion pro­fes­sion­nelle solide. Mais le sys­tème glo­ba­le­ment conduit aujourd’­hui à sur­re­pré­sen­ter dans les élites les classes sociales cultu­rel­le­ment les plus favorisées.

En outre les écoles fran­çaises, de petite taille, occupent sou­vent une spé­cia­li­té très étroite. Elles sont sur­tout orga­ni­sées autour des sin­gu­la­ri­tés de la socié­té fran­çaise : rôle des corps de la fonc­tion publique, impor­tance de l’É­tat, poids du cen­tra­lisme et de l’é­ga­li­ta­risme, etc. Mal­gré des pro­grès consi­dé­rables accom­plis depuis quelques années, elles res­tent sou­vent trop éloi­gnées du monde pro­fes­sion­nel et trop peu ouvertes sur le plan inter­na­tio­nal. Les classes pré­pa­ra­toires aux grandes écoles n’ont pas d’a­na­logues à l’é­tran­ger et la visi­bi­li­té inter­na­tio­nale de l’en­semble du sys­tème, sauf auprès de cercles très spé­cia­li­sés, reste très faible.

Comme l’ab­sorp­tion pure et simple d’une école par une autre n’est guère conce­vable dans le pay­sage admi­nis­tra­tif fran­çais, la démarche la plus natu­relle des grandes écoles d’in­gé­nieur a été de recher­cher la crois­sance, soit par rap­pro­che­ment entre égaux, soit par alliance.

C’est ain­si que vers la fin des années quatre-vingt-dix, les deux grandes écoles fran­çaises les plus anciennes, l’É­cole des ponts et chaus­sées et l’É­cole des mines de Paris, envi­sa­gèrent de fusion­ner. L’é­chec était pré­vi­sible. L’o­pé­ra­tion posait aux deux plus grands corps tech­niques de la nation un pro­blème dou­lou­reux, mais sur­tout laquelle de ces ins­ti­tu­tions pres­ti­gieuses pou­vait accep­ter de voir dis­pa­raître au pro­fit de sa rivale, une culture ayant plus de deux siècles d’exis­tence et de réussite ?

Aux yeux de nombre de diri­geants, être visible de l’é­tran­ger, sup­pose donc de deve­nir assez gros, au moyen d’al­liances, type Paris­Tech. L’ob­jec­tif de la taille l’emporte sur l’ob­ses­sion de l’excellence.

Taille, excellence et visibilité

La taille d’une ins­ti­tu­tion est évi­dem­ment un para­mètre à prendre en consi­dé­ra­tion. Il est vrai que cer­taines actions exigent un seuil mini­mum en deçà duquel celles-ci ne sont pas envi­sa­geables. Mais il faut aus­si noter que, dans un grand nombre de cir­cons­tances, les forces à mettre en jeu, pour un résul­tat don­né, croissent comme les masses à mou­voir. Par ailleurs Il faut veiller à com­pa­rer ce qui est comparable.

Mettre l’X en face de Har­vard ou de Cam­bridge c’est com­pa­rer un acteur dans un champ dis­ci­pli­naire limi­té, avec des ins­ti­tu­tions qui couvrent tous les domaines. À Har­vard, par exemple, le medi­cal, le law, le busi­ness admi­nis­tra­tion, les social sciences, pèsent très lourd. En revanche le Cali­for­nia Ins­ti­tute of Tech­no­lo­gy, qui évo­lue approxi­ma­ti­ve­ment dans les mêmes dis­ci­plines que l’É­cole poly­tech­nique, est à peine plus gros : 2 200 étu­diants, 290 ensei­gnants. Et Cal­tech est régu­liè­re­ment clas­sé dans les 6 ou 10 meilleures uni­ver­si­tés mon­diales. Cal­tech n’est pas une uni­ver­si­té aus­si ancienne que Har­vard aux États-Unis ou Cam­bridge en Grande-Bre­tagne, mais elle pour­suit avec achar­ne­ment, sur­tout depuis la fin de la Seconde Guerre mon­diale, une poli­tique d’excellence.

En France, au lieu de croire que les grandes uni­ver­si­tés amé­ri­caines sont excel­lentes parce que riches, on devrait com­prendre qu’elles sont deve­nues riches parce qu’elles ont réus­si à être excellentes.

La nature exacte de ParisTech

Le regrou­pe­ment dans Paris­Tech de quelques écoles a pu appa­raître au cours des pre­mières années comme une asso­cia­tion d’en­traide mutuelle, un sous-ensemble de la Confé­rence des grandes écoles, visant à mutua­li­ser les efforts de ses adhé­rents dans cer­tains domaines, notam­ment à l’in­ter­na­tio­nal. Plus pré­ci­sé­ment dans les domaines où, de façon évi­dente, les écoles par­ti­ci­pantes ont un inté­rêt com­mun et ne sont pas en concur­rence. Une telle construc­tion ne sou­lève aucune réserve, aucune ques­tion exis­ten­tielle. Pour la vali­der il suf­fit de s’as­su­rer que le coût de la « mutua­li­sa­tion » reste faible en regard des avan­tages qu’elle procure.

Aujourd’­hui l’am­bi­tion de Paris­Tech semble toute dif­fé­rente. Le pré­sident Ber­trand Col­lomb est très clair. Dans le numé­ro de février de La Jaune et la Rouge il écrit :

Paris­Tech a fait le choix de construire cette coopé­ra­tion ren­for­cée autour :
- d’une poli­tique de marque com­mune et d’une pro­mo­tion col­lec­tive, notam­ment à l’international ;
- d’une mutua­li­sa­tion de moyens propres, ren­due pos­sible par le regrou­pe­ment pro­gres­sif sur trois cam­pus : Paris-Quar­tier latin, Marne-la-Val­lée, Palaiseau ;
- de for­ma­tions d’in­gé­nieur construites sur plu­sieurs écoles ;
- de mise en place de mas­ters interétablissements ;
- de la pro­mo­tion d’un doc­to­rat label­li­sé Paris­Tech, for­te­ment lié au monde de l’en­tre­prise et des services.

À ce niveau d’in­té­gra­tion il faut se poser au moins deux types de questions :

  1. Quelle valeur ajou­tée peut résul­ter d’un ras­sem­ble­ment aus­si divers en termes de dis­ci­plines ? Quelle serait la logique d’en­sei­gne­ments aus­si dis­per­sés géo­gra­phi­que­ment et cultu­rel­le­ment ? Com­ment la pers­pec­tive de suivre des cours écla­tés entre plu­sieurs sites aus­si étran­gers l’un à l’autre éveille­rait-elle l’in­té­rêt des meilleurs can­di­dats indien, chi­nois ou bré­si­lien que l’on cherche à atti­rer ? De plus si cette logique d’in­té­gra­tion devait réus­sir, elle ren­drait invi­sibles les diplômes propres à chaque école. Com­bien de temps fau­drait-t-il alors pour que la thèse Paris­Tech fasse sens dans les milieux scien­ti­fiques internationaux ?
  2. Le Bien com­mun à une telle com­mu­nau­té pour­rait-il être assez fort pour l’emporter sur les inévi­tables diver­gences d’in­té­rêts des diverses par­ties ? Quelle âme fina­le­ment habi­te­rait-elle un jour une telle structure ?


Cette construc­tion recèle d’ailleurs une contra­dic­tion fon­da­men­tale. Si aujourd’­hui les grandes écoles fran­çaises d’in­gé­nieurs forment des jeunes très appré­ciés sur le mar­ché natio­nal et inter­na­tio­nal, c’est en par­tie grâce à la concur­rence qui a tou­jours exis­té entre elles pour atti­rer, par le concours d’en­trée tra­di­tion­nel, les meilleurs tau­pins. Le déve­lop­pe­ment du mar­ché de la connais­sance ne peut que ren­for­cer cette concur­rence béné­fique entre les grandes écoles françaises.

Un certain scepticisme

Réa­li­ser une telle fédé­ra­tion, c’est-à-dire mettre en œuvre des syner­gies capables de l’emporter sur les forces cen­tri­fuges, sus­cite un cer­tain scep­ti­cisme. À ma connais­sance aucune construc­tion ana­logue n’a jamais vu le jour qui serait un exemple à médi­ter. En France plu­sieurs ins­ti­tu­tions d’en­sei­gne­ment supé­rieur ont des carac­té­ris­tiques qui auraient pu les encou­ra­ger à se rap­pro­cher : tutelles com­munes, com­plé­men­ta­ri­tés, images voi­sines. Ces ins­ti­tu­tions n’ont pas réus­si à aller au-delà d’une simple coopé­ra­tion, celle par exemple rela­tives aux banques de notes ali­men­tant les concours d’en­trée. Un rap­port récent a mon­tré que la coopé­ra­tion entre les cinq écoles rele­vant du minis­tère de la Défense n’a­vait fait aucun pro­grès au cours des der­nières années. Les écoles nor­males supé­rieures, les écoles des mines, les écoles cen­trales sont trois exemples de réseaux qui n’ont pas réel­le­ment pris consistance.

Une pré­oc­cu­pa­tion d’une autre nature se fait jour en matière de rela­tion avec les entre­prises. Paris­Tech, comme ses défen­seurs le sou­lignent à juste titre, ne peut réus­sir sans sol­li­ci­ter un effort mas­sif de finan­ce­ment de la part des entre­prises, notam­ment des grandes entre­prises fran­çaises. Une puis­sante Fon­da­tion Paris­Tech est néces­saire et d’ailleurs envi­sa­gée. Com­ment réagi­raient les entre­prises devant cette nou­velle fon­da­tion alors que celle de l’É­cole poly­tech­nique, qui vient de fêter ses vingt ans, a fort bien réus­si ? Celle-ci com­mence à béné­fi­cier, encore timi­de­ment, de legs de per­sonnes pri­vées, essen­tiel­le­ment des anciens élèves. Cette démarche, liée à un sen­ti­ment fort d’at­ta­che­ment à l’X, n’a aucune chance de se pro­duire au pro­fit d’une nébu­leuse incertaine.

La marque et le rêve

Ce qui décide un étu­diant brillant, un pro­fes­seur déjà connu, un cher­cheur renom­mé à pos­tu­ler pour venir dans une ins­ti­tu­tion fran­çaise, à l’X par exemple, est la super­po­si­tion d’élé­ments objec­tifs et de consi­dé­ra­tions sub­jec­tives. Les pre­miers sont incon­tour­nables : coût, rému­né­ra­tion, loge­ment, pers­pec­tives, etc., mais leur ana­lyse par le pos­tu­lant ne pré­cède pas le rêve, elle le suit. C’est parce qu’un jeune se sent des ailes et de l’am­bi­tion, c’est parce qu’un pro­fes­seur ou un cher­cheur sou­haite renou­ve­ler son sujet ou le pour­suivre dans un autre contexte qu’il envi­sage un tel pro­jet. La nais­sance du désir est préa­lable à l’é­va­lua­tion objec­tive des opportunités.

Si un jeune Japo­nais rêve de deve­nir un Car­los Ghosn à quelle école peut-t-il pen­ser sinon l’X ? Et si tel génie mathé­ma­tique en herbe, admi­ra­teur d’Au­gus­tin Cau­chy et d’Hen­ri Poin­ca­ré, éven­tuel futur médaille Fields, est ten­té par l’é­cole mathé­ma­tique fran­çaise, sera-t-il séduit par Paris­Tech ? Le dépar­te­ment de mathé­ma­tiques de Palai­seau étant deve­nu invi­sible, c’est rue d’Ulm qu’il ira !

Le pro­jet d’un jeune de venir faire ses études dans une ins­ti­tu­tion pres­ti­gieuse, en France par exemple, résulte de la super­po­si­tion d’un rêve et d’un choix ration­nel. Cette atti­rance se rap­proche de celle qu’ins­pire un pro­duit de luxe et amène à la logique de la marque. Veut-on au lieu de déve­lop­per l’i­mage incon­tes­ta­ble­ment posi­tive fon­dée sur le pas­sé et le pré­sent de l’X l’a­ban­don­ner au pro­fit d’une autre, encore incertaine ?

Il n’y a pas de place pour deux rêves. Miser sur Paris­Tech c’est mettre en avant l’i­mage de Paris, certes pres­ti­gieuse, mais d’une autre nature… le Louvre… la tour Eif­fel. Peut-être serait-il avi­sé de deman­der conseil aux grands du luxe, sou­vent fran­çais, qui gèrent avec une extrême habi­le­té des marques anciennes deve­nues légendaires.

Le seul nom de Paris­Tech, dit-on, est déjà attrac­tif à Sin­ga­pour ou à Shan­ghai. J’ai­me­rai être sûr que nos pos­tu­lants ne sont pas ceux qui n’ont pas trou­vé de place dans les uni­ver­si­tés américaines !

L’am­bi­tion qui anime les por­teurs du pro­jet Paris­Tech est légi­time. Elle montre l’en­vie de nom­breux diri­geants de ne pas se rési­gner à gérer une situa­tion héri­tée du pas­sé et que secoue dure­ment la mon­dia­li­sa­tion. On ne peut que se réjouir de les voir réagir avec déter­mi­na­tion et recher­cher des solutions.

Les écoles de com­merce et de ges­tion fran­çaises ont affron­té l’ou­ver­ture inter­na­tio­nale et la concur­rence des modèles d’en­sei­gne­ment anglo-saxons, bien avant les écoles d’in­gé­nieurs. Elles y ont remar­qua­ble­ment répon­du. Aujourd’­hui, dans le clas­se­ment euro­péen des meilleures écoles de com­merce, sept sur dix sont fran­çaises et HEC tient la tête en Europe depuis plu­sieurs années. Leur stra­té­gie devrait être ana­ly­sée soigneusement.

Cet article avait pour objec­tif de mon­trer que Paris­Tech qui consti­tue un enjeu de taille est, en fait, un pari qui com­porte des risques consi­dé­rables. Non seule­ment pour les onze écoles qui le portent mais encore pour l’a­ve­nir même de l’É­cole poly­tech­nique. Mon pro­pos n’est pas de sus­ci­ter une polé­mique mais de mettre en avant des élé­ments de réflexion et d’en­cou­ra­ger un débat essen­tiel pour la com­mu­nau­té poly­tech­ni­cienne et impor­tant pour la nation.

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1. Les écoles de Paris­Tech sont, en dehors de l’É­cole poly­tech­nique, l’É­cole natio­nale du génie rural et des eaux et forêts, l’É­cole natio­nale des ponts et chaus­sées, l’É­cole natio­nale supé­rieure des arts et métiers, l’É­cole natio­nale supé­rieure de chi­mie de Paris, l’É­cole natio­nale supé­rieure des mines de Paris, l’É­cole natio­nale supé­rieure des Télé­com­mu­ni­ca­tions, l’É­cole natio­nale supé­rieure des tech­niques avan­cées, l’É­cole supé­rieure de phy­sique et de chi­mie de la Ville de Paris, l’Ins­ti­tut natio­nal agro­no­mique Paris-Gri­gnon et l’É­cole natio­nale de la sta­tis­tique et de l’ad­mi­nis­tra­tion économique.
2. Les actes des inté­res­sants débats qui ont mar­qué cette jour­née ont été publiés dans Tech­niques avan­cées, la revue de l’A­mi­cale du génie mari­time et des ingé­nieurs de l’ENS­TA, n° 71, juin 2005.
3. Le pro­fes­seur LIU a expo­sé les détails du sys­tème de clas­se­ment de l’u­ni­ver­si­té de Shan­ghai, lors d’une pré­sen­ta­tion faite à Paris en 2005 par l’ANRT et l’IFRI.

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