Organiser l’économie des ressources

Dossier : ExpressionsMagazine N°689 Novembre 2013
Par Dominique LUZEAUX (84)
Par Grégory SAVIDAND (D2007)
Par Jean-Guillaume PÉLADAN (88)
Par Gilles ROTILLON

DES RESSOURCES ÉPUISABLES

Le finan­ce­ment de la tran­si­tion éner­gé­tique est difficile

L’accroissement démo­gra­phique mon­dial, estime Gilles Rotillon, est excep­tion­nel depuis le milieu du XVIIIe siècle. Il s’explique par l’accumulation des connais­sances qui a notam­ment pro­vo­qué des pro­grès sur la san­té et par l’exploitation des res­sources natu­relles. L’homme dépend des res­sources épui­sables : pétrole, gaz, char­bon, bio­masse, mine­rais. Actuel­le­ment, il n’y a pas d’horizon proche quant à la sub­sti­tu­tion du char­bon, du pétrole ou du nucléaire.

Renouvelable ou épuisable

Les res­sources renou­ve­lables sont une solu­tion inté­res­sante. Or, elles sont sou­vent trans­for­mées en res­sources épui­sables : les pois­sons, les forêts, la bio­masse, etc.

Soixante ans de maturation
Les inno­va­tions mettent au moins soixante ans avant d’atteindre la matu­ri­té : le coton et les tex­tiles ont connu une période de déve­lop­pe­ment de 1761 à 1862, le fer­ro­viaire et l’industrie lourde de 1831 à 1917, la pro­duc­tion de masse de 1882 à 1973, l’information depuis 1961. Pour l’environnement, on peut dater le démar­rage en 1972 et, plus de qua­rante ans après, la matu­ri­té semble encore très éloignée.

Quant au gaz de schiste, d’une part c’est aus­si une res­source épui­sable qui ne peut donc pas être un sub­sti­tut défi­ni­tif au pétrole ou au gaz, et d’autre part il pré­sente deux incon­vé­nients majeurs.

Il pro­voque des pol­lu­tions locales de l’eau à cause de sa tech­no­lo­gie d’extraction, et sur­tout il est un nou­veau vec­teur d’émissions de gaz à effet de serre, en l’occurrence du méthane qui a un pou­voir de réchauf­fe­ment beau­coup plus éle­vé que le carbone.

Il n’est pas sûr que la sub­sti­tu­tion qui s’opère entre char­bon et gaz de schiste en faveur de ce der­nier aux États- Unis soit de nature à dimi­nuer à long terme les émissions.

Financer et accepter

Dans le contexte actuel de dettes publiques, les États ont des contraintes très fortes de finan­ce­ment et ne peuvent pas finan­cer au niveau sou­hai­table la tran­si­tion éner­gé­tique, et, pour ce qui concerne l’investissement pri­vé, l’absence de prix (ou le très faible prix comme sur le mar­ché euro­péen) du car­bone rend les inves­tis­se­ments peu ren­tables. Du coup, les objec­tifs annon­cés ont peu de chances d’être atteints. Il s’agit moins de capa­ci­té à finan­cer que de volon­té poli­tique de le faire au niveau qui per­met­trait de se pas­ser de 80 % de fossiles.

Ce qui est en cause, c’est la recon­nais­sance d’un nou­vel arbi­trage entre les biens pri­vés et les biens publics (ou com­muns) dont le cli­mat est un exemple (en atten­dant la bio­di­ver­si­té). Pour l’instant le manque d’acceptabilité sociale ren­voie au refus de cet arbi­trage. On ne per­çoit que la perte de pou­voir d’achat en oubliant de pré­ci­ser qu’il s’agit seule­ment du pou­voir d’achat de biens pri­vés. Tout le monde veut des routes, des hôpi­taux, des ensei­gnants, des poli­ciers, mais le cli­mat n’est pas encore per­çu comme il devrait l’être.

Il existe une dis­pa­ri­té impor­tante de l’utilisation des res­sources éner­gé­tiques sur Terre. Un Amé­ri­cain consomme entre 6,5 et 7,2 Tep (tonnes équi­valent pétrole) par an alors qu’un Afri­cain n’en consomme que 0,9. Si l’on consa­crait la tota­li­té des terres arables à la pro­duc­tion de viande, cela ne per­met­trait de nour­rir que 40 % de la popu­la­tion mon­diale au même niveau qu’un Fran­çais moyen d’aujourd’hui, soit 100 kg par an, pour ne pas par­ler des 124 kg par an d’un Amé­ri­cain moyen.

DÉCHETS ET FLUX DE MATIÈRE

Jean-Guillaume Péla­dan, lui, sou­ligne que l’économie clas­sique a long­temps fait l’hypothèse de res­sources natu­relles inépui­sables. Cette hypo­thèse est deve­nue inca­pa­ci­tante, ren­dant la science éco­no­mique clas­sique aveugle et obsolète.

Comp­ta­bi­li­ser les res­sources, les inté­grer aux modèles éco­no­miques, tel est l’objet de « l’économétrie des res­sources », nou­velle fron­tière de la science éco­no­mique. Quel flux de matières solides uti­li­sons-nous pour vivre ? Un Fran­çais jette en moyenne dans sa pou­belle un kilo par jour, soit 0,36 tonne par an.

Mais, lorsque nous réa­li­sons le bilan matière de la France et que nous le cal­cu­lons par habi­tant, le résul­tat est bien supé­rieur : c’est envi­ron 27 tonnes de matières solides par an et par tête qu’il nous faut, soit soixante-dix fois plus que ce que nous met­tons dans notre poubelle.

Des kilos plutôt que des euros

Étu­dier nos modes de vie et le méta­bo­lisme de notre socié­té sous l’angle des res­sources uti­li­sées consti­tue la base d’une ges­tion éclai­rée de notre pla­nète et de nos éco­no­mies. L’économie clas­sique parle en euros et les res­sources que nous uti­li­sons sont tota­le­ment gra­tuites, comme l’eau de nos nappes phréatiques.

L’économétrie des res­sources est la nou­velle fron­tière de la science économique

En un mot, elles n’existent pas éco­no­mi­que­ment, alors qu’elles sont très pré­cieuses. Certes, cer­tains coûts éco­lo­giques com­mencent à être visibles.

Par exemple, les déchets ont aujourd’hui un coût signi­fi­ca­tif et en aug­men­ta­tion, notam­ment à tra­vers la taxe d’enlèvement des ordures ména­gères et plus récem­ment via les éco-contri­bu­tions. Le prin­cipe pol­lueur-payeur reste encore peu appli­qué dans les pays de l’OCDE, et bal­bu­tiant, voire sou­vent inexis­tant, dans le reste du monde.

PENSER EN RÉSEAUX

Pour Domi­nique Luzeaux, la vision sys­té­mique est un outil com­plexe et puis­sant pour pen­ser et orga­ni­ser la matière en réseaux. Pour fabri­quer deux sacs en plas­tique, par exemple, il faut 30 % d’énergie en moins et trois fois moins d’eau que pour fabri­quer un sac en papier. Pour livrer des sacs en papier, il faut sept fois plus de camions que pour livrer des sacs en plas­tique. Le bilan car­bone est donc meilleur pour les sacs en plastique.

La phy­sique au che­vet de l’économie
Si nous atten­dons que les prix nous disent la véri­té éco­lo­gique, nous ris­quons d’attendre long­temps. L’autre inté­rêt d’oublier les euros pour comp­ter les kilos de matière, les kilo­watt­heures d’énergie ou les litres d’eau, c’est de retrou­ver des uni­tés phy­siques, qui ont l’énorme avan­tage d’être de vrais inva­riants, très loin des mon­naies fluc­tuantes. L’économie des res­sources est donc un outil cen­tral de la tran­si­tion éner­gé­tique et écologique.

Qu’en conclure, si ce n’est que l’indicateur à la mode n’apporte qu’une vue très par­tielle sur une ques­tion ? Une vision sys­té­mique est néces­saire pour car­to­gra­phier l’ensemble des inter­ac­tions d’un sys­tème ain­si qu’une ana­lyse du cycle de vie pour chaque sys­tème. On défi­nit le sys­tème et son contexte, l’intérieur et l’extérieur, les inter­faces du sys­tème et la vue glo­bale du sys­tème sur toute sa vie.

L’analyse du cycle de vie est une démarche sys­té­ma­tique pour éva­luer les impacts envi­ron­ne­men­taux : extrac­tion ; fabri­ca­tion ; trans­port ; usage ; fin de vie ; extrac­tion. Elle per­met de quan­ti­fier la chaîne de valeur, d’identifier à chaque étape les leviers rédui­sant la pres­sion d’un pro­duit sur les res­sources et l’environnement, d’éviter les trans­ferts de pol­lu­tion d’une étape à l’autre, et ensuite de faire des compromis.

Des cycles… véritablement cycliques

Quelle ana­lyse d’impacts asso­cier au cycle de vie ? Ce der­nier concerne l’acquisition de maté­riaux bruts et de com­po­sants, la fabri­ca­tion, l’emballage, etc. Les intrants sont les maté­riaux bruts, l’énergie, les autres res­sources. Les sor­tants sont les pro­duits, les rejets, les émis­sions, les déchets, le bruit, etc. Les impacts sont la dimi­nu­tion des res­sources, la réduc­tion de la couche d’ozone, l’eutrophisation, le chan­ge­ment climatique.

Un enjeu fort est d’accompagner le chan­ge­ment des cycles de vie linéaires actuels par des cycles de vie « cycliques » (un juste retour à la déno­mi­na­tion ori­gi­nelle), c’est-à-dire intro­duire les déchets comme des matières pre­mières. La car­to­gra­phie des flux matière-éner­gie com­plexi­fie certes consi­dé­ra­ble­ment les graphes, mais elle est indis­pen­sable. Il y a là de la place pour de la recherche et des idées innovantes.

La com­plexi­té des outils théo­riques ne doit pas mas­quer le fait qu’ils sont avant tout au ser­vice des déci­deurs, et que des déci­sions doivent être prises dès aujourd’hui du fait du contexte planétaire.

Il n’est donc pas ques­tion d’attendre que les outils soient par­faits avant de décider.

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