Ombres et lumières

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°545 Mai 1999Rédacteur : Jean SALMONA (56)

C’est un dimanche de prin­temps comme devraient être tous les dimanches de prin­temps, et même tous les jours de l’année, si le monde était par­fait. Vous êtes assis à votre table. À votre droite, une pile de disques ; devant vous, la mer, et dans l’air, un par­fum d’herbe et de fleurs.

Votre famille est dans le jar­din. Vous ne res­sen­tez le besoin d’aucune de vos drogues favo­rites – cho­co­lat, alcools – pour atteindre le nir­va­na : rien ne doit se glis­ser entre vous et la musique. Vous pou­vez commencer.

De Brahms à von Zemlinsky

Quelle ouver­ture plus “ en situa­tion ” à la fête que vous allez vous don­ner que la Rap­so­die pour contral­to de Brahms, telle que l’enregistrèrent en 1962 Chris­ta Lud­wig, Otto Klem­pe­rer et l’orchestre et les chœurs Phil­har­mo­nia1 ? Musique si forte et si per­son­nelle que Brahms en conser­vait la par­ti­tion sous son oreiller la nuit. D’emblée, vous voi­là pris. Vous lais­sez le disque se pour­suivre avec la Sym­pho­nie n°1 et l’Ouverture tra­gique, et vous vous dites que, excep­tion faite pour Bru­no Wal­ter, peut-être, vous n’avez jamais enten­du Brahms si bien dirigé.

Vous ne quit­tez pas Brahms, et vous vous pro­met­tez un bon­heur séra­phique du Concer­to que vient d’enregistrer votre vio­lo­niste de pré­di­lec­tion, Maxim Ven­ge­rov, avec Baren­boïm et le Chi­ca­go Sym­pho­ny2. Au pre­mier abord, une légère décep­tion : Ven­ge­rov s’est assa­gi ; où est pas­sé le style presque tzi­gane qui vous avait enthou­sias­mé dans Chos­ta­ko­vich et Pro­ko­fiev ? Vous com­pa­rez rapi­de­ment avec votre ver­sion de réfé­rence, celle d’Itzhak Perl­man avec le Phil­har­mo­nique de Ber­lin diri­gé, là aus­si, par Baren­boïm, et vous recon­nais­sez que Ven­ge­rov a gagné en pure­té, en lumi­no­si­té, ce qu’il a peut-être per­du en fougue juvé­nile : les deux ver­sions sont de la même eau. Sur le même disque, la Sonate n°3, avec Baren­boïm au piano.

Von Zem­lins­ky avait 26 ans à la mort de Brahms, et il est lui-même mort en 1942, non dans l’Autriche nazie qu’il avait fuie mais aux États-Unis. Vous le connais­sez mal (par un qua­tuor ato­nal) et vous abor­dez avec une curio­si­té méfiante l’intégrale de ses œuvres cho­rales, enre­gis­trée par le Chœur de Düs­sel­dorf et le Phil­har­mo­nique de Cologne, diri­gés par James Conlon3.

Et c’est une divine sur­prise : trois psaumes gran­dioses, mer­veilleu­se­ment construits, fugués, explo­sant de joie, et des chants exquis et com­plexes, le tout d’une fac­ture par­fai­te­ment tonale ; une musique qui défie la des­crip­tion, syn­thèse de Brahms, Wag­ner, Mah­ler, Schoen­berg, d’une cer­taine manière l’équivalent en musique de la pein­ture de Klimt.

Piano, pianistes

Le pia­no va vous per­mettre le retour à un ter­rain plus connu. Tout d’abord, Les Valses de Cho­pin, musique de prin­temps par excel­lence, dans l’enregistrement de Joao Pires de 1985, dans une jolie petite col­lec­tion à prix réduit des­ti­née à l’initiation des jeunes, “ Le Voyage musi­cal ”4. Puis Robert Casa­de­sus, dont on pour­suit l’édition en CD des enre­gis­tre­ments des années 1950 et 1960 avec Trois Valses roman­tiques de Cha­brier, Trois Mor­ceaux en forme de poire de Satie, le 4e Concer­to de Saint-Saëns, la Bal­lade de Fau­ré, les Varia­tions sym­pho­niques de Franck et la Sym­pho­nie céve­nole de d’Indy5. Pour cette musique fran­çaise, un inter­prète fran­çais par excel­lence, tout de mesure et de rigueur, un par­fait arti­san du piano.

Vous avez goû­té avec plai­sir, il y a peu, de la musique de Mau­rice Jour­neau (père de notre Cama­rade de la 47) et vous vous réjouis­sez d’avance de décou­vrir ses Six Impromp­tus pour pia­no en pre­mier enre­gis­tre­ment mon­dial, par l’excellent Chris­tophe Vau­tier, élève de Czif­fra6. Vous n’êtes pas déçu : une musique très fine, dans la plus pure filia­tion fran­çaise, de Rameau à Ravel, mais très per­son­nelle, à la limite de l’atonalité. Sur le même disque, deux œuvres majeures de Fau­ré : la Bal­lade, dans sa ver­sion pour pia­no seul, et le monu­men­tal Thème et Varia­tion.

Après cette musique sereine et sage, vous êtes prêt pour quelques excès, des Tor­rents du prin­temps pour reprendre un titre de nou­velle d’Hemingway : les Études d’exécution trans­cen­dante de Liszt, que vient d’enregistrer le plus vir­tuose de nos pia­nistes fran­çais, Fran­çois-René Duchable7. Vous aviez gar­dé le sou­ve­nir de pièces brillan­tis­simes mais quelque peu super­fi­cielles, d’une musi­ca­li­té très infé­rieure à celle des Études de Cho­pin, et vous atta­quez l’écoute non sans appré­hen­sion. Vous étiez dans l’erreur : c’est très nova­teur, très fort, et Rach­ma­ni­nov, beau­coup plus tard, n’a rien inven­té de mieux.

Un peu ivre après ces déchaî­ne­ments, vous recher­chez la séré­ni­té. C’est Bach qui va vous l’apporter, bien sûr, avec le deuxième disque des Suites anglaises par Per­ahia8, dont le pre­mier disque, voi­ci quelques mois, vous avait trans­por­té. Une mer­veille d’équilibre, cette fois encore, entre la science du contre­point et l’élégance du genre – suites de danses – que Bach uti­lise comme un pré­texte pour nous emme­ner où il veut, c’est-à-dire au Paradis.

André Cluytens

On oublie un peu, aujourd’hui, qu’il y a eu de grands chefs fran­çais d’envergure inter­na­tio­nale, comme Charles Münch, Pierre Mon­teux, Paul Paray. André Cluy­tens fut de ceux-là, à l’apogée des orchestres des Concerts Colonne, des Concerts du Conser­va­toire et de l’Orchestre Natio­nal de la Radio­dif­fu­sion Fran­çaise. Son inté­grale de la Musique orches­trale de Ravel est un enre­gis­tre­ment d’anthologie.

Cluy­tens fut aus­si un mer­veilleux accom­pa­gna­teur de concer­tos, et vous allez ter­mi­ner en apo­théose votre dimanche de prin­temps en décou­vrant ou en redé­cou­vrant, selon votre âge, toute une série de concer­tos9 : le n° 1 de Tchaï­kovs­ki par Aldo Cic­co­li­ni (avec, par le même, les Varia­tions sym­pho­niques de Franck et la Sym­pho­nie céve­nole de d’Indy, inté­res­santes à com­pa­rer à la ver­sion Casa­de­sus) ; les Concer­tos pour vio­lon­celle de Schu­mann et – peu connus et superbes – de C.P.E. Bach, par André Navar­ra ; l’Andante Spia­na­to et Grande Polo­naise (ver­sion avec orchestre) par Jeanne-Marie Dar­ré, le Bur­lesque de Richard Strauss par Mar­celle Meyer, les Concer­tos de Menot­ti par You­ri Bou­koff et de Serge Nigg par Pierre Bar­bi­zet (pas chefs‑d’œuvre mais décou­vertes inté­res­santes), le Concer­to n° 2 de Chos­ta­ko­vitch par Chos­ta­ko­vitch lui-même, le n° 2 de Rach­ma­ni­nov par Gabriel Tac­chi­no, et last but not least, le Concer­to n° 3 de Pro­ko­fiev par Sam­son Fran­çois, som­met absolu.

Vous vous pre­nez à rêver de ce qui fut peut-être l’âge d’or des musi­ciens fran­çais, et déjà le soir arrive, et le vent de prin­temps emporte les der­nières notes, avec votre plaisir.

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1. 1 CD EMI 5 67029 2.
2. 1 CD TELDEC 0630 17144 2.
3. 1 CD EMI 5 56783 2.
4. 1 CD ERATO 39842 67532.
5. 2 CD SONY SM2K61725.
6. 1 CD REM 311317.
7. 1 CD EMI 5 56684 2.
8. 1 CD SONY SK 60277.
9. 4 CD EMI 5 73177 2.

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