Nostalgie

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°546 Juin/Juillet 1999Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Le bon­heur, tout au moins l’é­mo­tion que l’on éprouve à revoir des pay­sages, ren­con­trer des gens, écou­ter des inter­prètes, que l’on a vus, connus, enten­dus, enfant ou ado­les­cent, est évi­dem­ment ambi­gu : il n’est jamais cer­tain que ce soit la qua­li­té propre de ces lieux, de ces per­sonnes, de ces musi­ciens, qui nous touche. Aus­si faut-il faire preuve de pru­dence et de beau­coup de déta­che­ment pour être assu­ré d’un juge­ment impartial.

Chopin par Samson François

Sam­son Fran­çois a enre­gis­tré la qua­si-inté­grale de l’œuvre pia­nis­tique cle Cho­pin entre 1954 et 1968, et ce sont ces enre­gis­tre­ments qui ont été numé­ri­sés et regrou­pés en un cof­fret de 10 CD1 Il Y a eu d’autres inter­prètes mar­quants de Cho­pin : Cor­tot, Lipat­ti , Arrau, Rubin­stein , aujourd’­hui Arge­rich, Pires, Pogo­re­lich. D’où vient que les inter­pré­ta­tions de ce pia­niste irré­gu­lier, fan­tasque, fra­gile soient deve­nues légen­daires, des enre­gis­tre­ments- cultes, véné­rés même par les jeunes pianistes ?

Il est dif­fi­cile d’a­na­ly­ser de sang-froid le jeu de Sam­son Fran­çois, tant il fait appel à la sen­si­bi­li­té de l’au­di­teur. Pour résu­mer, l’on pour­rait dire qu’il joue » en bistre « , comme on dit d’une pho­to­gra­phie ancienne. Plus pré­ci­sé­ment, c’est d’a­bord la cou­leur, c’est-à-dire le tou­cher et le jeu des pédales, qui est unique, au sens propre du terme. Ensuite, Sam­son Fran­çois joue Cho­pin d’une façon que l’on pour­rait qua­li­fier de psy­cha­na­ly­tique, si l’on ne crai­gnait d’être pédant : à tout ins­tant, dans chaque œuvre, il est LOta­le­ment impli­qué, il joue comme s’il était Cho­pin lui-même, ful­gu­rant, hal­lu­ci­né, amer, selon les cas, et nous fait recher­cher au fond de nous-mêmes, non seule­ment dans nos sou­ve­nirs d’é­coutes de Cho­pin mais dans notre mémoire LOut court, ce qui Y gît de plus secret. Il importe peu, dès lors, qu’il triche par­fois avec la pédale forte, qu’il abuse de la » una cor­da « , qu’il accroche même le cas échéant : nous sommes pos­sé­dés, sous l’emprise, dépouillés de notre juge­ment objectif.

Bien sûr, Sam­son Fran­çois a une superbe tech­nique, son jeu reste mesu­ré, il ne recherche pas d’ef­fets ori­gi­naux autres que ceux de la cou­leur. Mais ses inter­pré­ta­tions de Cho­pin relèvent de la magie. Nul n’a joué avant lui, nul ne joue aujourd’­hui les Bal­lades comme lui : jeu vision­naire, comme s’il les impro­vi­sait au fur et à mesure. Les Scher­zos sont proches, dans leur esprit, du Gas­pard de la nuit de Ravel. Et que dire des Noc­tumes presque debus­systes, des Polo­naises , des Pré­ludes, des deux Concer­tos ? Même les Mazur­kas, inter­pré­ta­tions dont la fra­gi­li­té a été décriée par cer­tains, nous révèlent non cette élé­gance aimable et brillante à laquelle d’autres nous ont habi­tués, mais une amer­tume, un désen­chan­te­ment sans doute très per­son­nels, mais qui agissent comme un révélateur.

D’une cer­taine façon, Sam­son Fran­çois, dans Cho­pin, est notre frère ; et même il est cha­cun d’entre nous, avec nos » misé­rables petits tas de secrets « .

Zino Francescatti

Zino Fran­ces­cat­ti était lui aus­si fran­çais, mar­seillais plus pré­ci­sé­ment (ce détail n’est pas neutre), et son jeu vio­lo­nis­tique aux anti­podes de Sam­son Fran­çois. Il aura per­son­ni­fié le « vio­lon fran­çais » par excel­lence, comme Robert Casa­de­sus le pia­no fran çais, avec un jeu lumi­neux, vir­tuose mais mesu­ré, épu­ré. On publie aujourd’­hui en CD un bel ensemble d’œuvres de musique fran­çaise par­fai­te­ment révé­la­trices de son art2.

De Ravel, avec qui Fran­ces­cat­ti avait tra­vaillé son œuvre pour vio­lon, la Sonate, Tzi­gane, la Ber­ceuse sur le nom de Fau­ré, et Kad­dish, trans­crip­tion d’une des mélo­dies hébraïques, le tout joué avec Artur Baltsam.

Suit un ensemble d’œuvres jouées par le duo lui aus­si légen­daire Fran­ces­cat­ti-Casa­de­sus : les deux Sonates de Fau­ré, que l’on pla­ce­ra au même niveau que l’autre ver­sion de réfé­rence, celle de Bar­bi­zet-Fer­ras ; puis la Sonate de Franck, dépouillée de tous les excès aux­quels d’autre inter­prètes se sont livrés, et qui, dans cette inter­pré­ta­tion, jus­ti­fie la légende selon laquelle elle aurait ser­vi de modèle à Proust pour la Sonate de Vinteui!.

Enfin, le Concert de Chaus­son, un des som­mets de la musique fran­çaise, que Fran­ces­cat­ti et Casa­de­sus jouent avec le Qua­tuor Gui­ler. Il n’y a dans cette vision de la musique rien de tour­men­té, Tien qui vienne ror­cer notre sub­cons­cient, mais une séré­ni­té, une joie para­di­siaque, un goût sub­til qui relèvent du bon­heur envié de vivre en France.

___________________________
1. 10 CD EMI s 73386 2.
2. 2 CD SONY SM2K 61722.

Poster un commentaire