Musiques en liberté

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°586 Juin/Juillet 2003Rédacteur : Jean SALMONA (56)

La contrainte et la rigueur des formes impo­sées, en musique comme dans les autres arts, sont à l’origine de chefs‑d’œuvre majeurs : les œuvres de Racine, Bach et bien d’autres en témoignent. Mais les créa­teurs qui ont cher­ché à s’affranchir des contraintes et des écoles ont aus­si par­fois – plus rare­ment – pro­duit des œuvres fortes et durables.

Trois disques de contemporains

Mau­rice Oha­na était aller­gique au séria­lisme comme au néo­clas­si­cisme, et il était fidèle à ses ori­gines ibé­riques. Thier­ry Escaich a inté­gré aus­si bien le jazz que les cho­rals luthé­riens. Nico­las Bacri dia­logue avec Bach à tra­vers le temps. Tous trois ont, comme Pro­ko­fiev, Bar­tok ou Bar­ber, trou­vé leur style propre, et leur musique est à la fois acces­sible sans effort, ori­gi­nale, émou­vante. Un disque tout nou­veau réunit des concer­tos pour trom­pette et orchestre de cha­cun d’eux, par Éric Aubier et l’Orchestre de Bre­tagne diri­gé par Jean-Jacques Kan­to­row1. L’amateur cir­cons­pect les aborde avec méfiance, et c’est la divine sur­prise : trois pièces évo­ca­trices, bien écrites, sédui­santes, fortes, propres à récon­ci­lier les plus réti­cents avec la musique contemporaine.

On n’en dira pas autant de deux disques de musiques en rup­ture réso­lue avec ce qu’attend l’oreille de l’auditeur aux goûts clas­siques : les pièces pour pia­no de George Crumb par Toros Can2, celles d’Elliott Car­ter par Wins­ton Choi3, musique ato­nale dans les deux cas. Les pièces de Crumb (Makro­kos­mos 1 et 2 ), pour pia­no ampli­fié, déroulent tout ce qui peut sus­ci­ter à la fois l’intérêt de l’amateur avide, comme Bau­de­laire, de “ n o u v e a u ”, et l’exaspération des conser­va­teurs : réfé­rence aux sym­boles du Zodiaque, pola­ri­sa­tion autour du nombre 12, recherche de timbres impli­quant mur­mures vocaux et sif­fle­ments de l’interprète ou l’interposition de bandes de papier entre les cordes. Celles de Car­ter (Two Diver­sions , S o n a t e, etc.), qui affichent elles aus­si des réfé­rences sym­bo­liques et des ambi­tions phi­lo­so­phiques, ne mettent en jeu qu’un pia­no nor­mal et sont plus audibles pour le com­mun des mor­tels, avec une com­plexi­té ryth­mique qui ne lasse pas l’écoute.

Voix

Pour Mah­ler, le lied et la sym­pho­nie rele­vaient d’une même forme ; il a inté­gré des lie­der à presque toutes ses sym­pho­nies, tan­dis que ses lie­der pro­pre­ment dits mettent tous en jeu un accom­pa­gne­ment d’orchestre. L’enregistrement récent des 14 lie­der du cycle Des Kna­ben Wun­de­rhorn par l’orchestre du Concert­ge­bouw diri­gé par Ric­car­do Chailly4, avec quatre solistes dont Bar­ba­ra Bon­ney, a une carac­té­ris­tique unique : pour chaque lied, Chailly a adop­té une for­ma­tion orches­trale spé­ci­fique, réduite, répon­dant au choix de Mah­ler lors de la créa­tion. D’où un résul­tat où chaque ins­tru­ment se détache comme dans un ensemble de musique de chambre, et où la voix n’est pas écra­sée par l’orchestre. Un renouvellement.

Sous le titre Caba­ret Songs, la mez­zo-sopra­no Han­na Schaer, accom­pa­gnée au pia­no par Fran­çoise Tillard, a enre­gis­tré un ensemble de chan­sons de Schoen­berg, Kurt Weill et Ben­ja­min Brit­ten5. Le caba­ret ber­li­nois des années 1920–1930 a, grâce au film, une image plus sul­fu­reuse que son homo­logue pari­sien, mais la réa­li­té était sans doute plus pro­saïque – et d’un niveau plus intel­lec­tuel. Les chan­sons que Schoen­berg écri­vait pour gagner sa vie sont non plates et pauvres (comme la célèbre Je te veux d’Erik Satie) mais sub­tiles et nova­trices. Celles de Kurt Weill, rugueuses et fortes, sont plus connues avec leurs enchaî­ne­ments har­mo­niques déca­lés. Et celles de Brit­ten sont exquises et déca­dentes. Un seul reproche à ce disque bien venu : le choix d’une mez­zo-sopra­no, par­fai­te­ment en situa­tion pour Schoen­berg et Brit­ten, n’est pas adap­té aux songs de Kurt Weill, qui sup­posent une voix popu­laire un peu voi­lée comme l’étaient celles de Lotte Lenya, Gise­la May ou Lys Gau­ty, ses inter­prètes historiques.

Le disque du mois6

On donne assez peu, en concert, la musique stric­te­ment cho­rale, et la France connaît moins que ses voi­sins ces groupes cho­raux d’amateurs qui chantent pour le plai­sir. On a pu décou­vrir les chœurs pro­fanes a cap­pel­la de Brahms au Fes­ti­val de La Roque‑d’Anthéron. Ceux de Schu­mann sont moins joués encore. Et pour­tant, ces pièces, quin­tes­sence du roman­tisme, sont de mer­veilleuses musiques, sur tous les plans : mélo­dique, har­mo­nique, écri­ture cho­rale, et elles expriment mieux que toute autre la mélan­co­lie du temps qui passe, l’amertume des amours mortes, le regret de ce qui n’a pas été. Le chœur de chambre Accen­tus, diri­gé par Lau­rence Equil­bey7, est d’une qua­li­té rare, au niveau des meilleurs ensembles autri­chiens et ger­ma­niques, et l’on prend à l’écoute de ces pièces brèves le même plai­sir raf­fi­né qu’à la lec­ture de Proust ou… Musset.

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1. 1 CD ARION PV 70 30 21.
2. 1 CD L’Empreinte Digi­tale ED 13 165.
3. 1 CD L’Empreinte Digi­tale ED 13 164.
4. 1 CD DECCA 467 348–2.
5. 1 CD L’Empreinte Digi­tale ED 13178.
6. Rubrique nou­velle des­ti­née à un disque d’exception.
7. 1 CD VIRGIN 5 45587 2.

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