Mites et légende, Cannes 1996

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°522 Février 1997Rédacteur : Philippe LÉGLISE-COSTA (86)

Le ciné­ma a l’art de la légende. Comme elle, il se fonde sur la réa­li­té et en crée une mémoire, qui la magni­fie, lui donne un sens et la per­pé­tue. Il a inven­té à cette fin un mode de sai­sie de cette réa­li­té, puis un mode de pro­jec­tion, qui contri­buent ensemble à la créa­tion de la légende. Concrè­te­ment, il choi­sit des angles, des cadres et des lumières (par­fois une mise en scène) qui conservent des par­celles de réa­li­té, puis il fabrique un mon­tage de ces plans pour ache­ver son oeuvre. Alors il éclaire cette réa­li­té choi­sie, ces images géantes et éblouis­santes deviennent des contes légen­daires. D’ailleurs la camé­ra des frères Lumière, ins­tru­ment fon­da­teur, était capable à la fois de fil­mer et de pro­je­ter, et signi­fiait bien la com­plé­men­ta­ri­té indis­pen­sable de ces deux fonc­tions (que la télé­vi­sion a perdue).

À l’instar de la légende, qui assume les trans­for­ma­tions qu’elle opère sur l’histoire (elle est éty­mo­lo­gi­que­ment “ ce qui doit en être lu ”), le ciné­ma ne pré­tend pas être réa­liste, il est de la réa­li­té “ ce qui doit en être vu ”. Extrait, au sens chi­mique, du monde et de la vie, mais ima­gi­né et vu par des hommes, il n’est pas sur­pre­nant qu’il retrouve sou­vent, déli­bé­ré­ment ou non, les légendes et même les mythes qui habitent l’esprit de ces hommes. Micro­cos­mos, sans comé­diens ni récit, en offre la démonstration.

Claude Nurid­sa­ny et Marie Péren­nou, scien­ti­fiques et eth­no­logues, ont obser­vé durant des années les exis­tences éphé­mères de quelques coléo­ptères, lépi­do­ptères et autres hymé­no­ptères, sui­vies à leur échelle. Équi­pés d’un maté­riel très sophis­ti­qué, ils ont pu sai­sir les détails infimes et sur­pre­nants des organes, leurs cou­leurs cha­toyantes, la pré­ci­sion de leurs mou­ve­ments, l’efficacité de leurs fonc­tions. De ce long tra­vail de patience, ils ont choi­si quelques ins­tants pré­sen­tés sans com­men­taires, mais avec une évi­dente volon­té de dra­ma­tur­gie. Par la simple grâce des plans et des mou­ve­ments d’appareil, par la beau­té des lumières aus­si, les insectes sans fard deviennent des héros presque aus­si pas­sion­nants que nos clas­siques vedettes anthro­po­morphes. André Bazin, le célèbre pen­seur du ciné­ma, avait en son temps décla­ré que “ les insectes étaient les meilleurs acteurs du monde ! ”. Micro­cos­mos s’emploie à le confir­mer, tout en rap­pe­lant en per­ma­nence la pré­sence de l’oeil humain, qui enre­gistre la repré­sen­ta­tion et qui l’observe.

Tou­te­fois, comme son titre à conso­nance grecque l’annonce, le film appro­fon­dit encore cette réflexion sur le ciné­ma en éten­dant à cette faune micro­sco­pique le champ des mythes et des légendes humaines. Un sca­ra­bée s’acharne à rou­ler une bou­lette, bien plus lourde et volu­mi­neuse que lui, par­mi les obs­tacles pla­cés comme à des­sein sur sa route. Cailloux, cre­vasses, rigoles et mon­ti­cules trans­forment sa cor­vée en tra­vail d’Hercule, qu’il accom­plit sans rai­son évi­dente, comme un des­tin. L’épreuve la plus dif­fi­cile sur­vient alors que le bou­let se fiche dans une épine du che­min. L’insecte pour­suit d’abord son effort, sans savoir qu’il l’enfonce ain­si plus avant dans la pointe. Ce n’est qu’au prix d’efforts homé­riques, contor­sions, fouilles et courses, qu’il arrache son far­deau et pour­suit son che­min tel un Sysiphe minus­cule, dont la camé­ra, en s’élevant au-des­sus du sen­tier, nous révèle la tâche gigantesque.

Par­fois, la scène ren­voie dans notre ima­gi­naire à d’autres scènes de ciné­ma, deve­nues elles-mêmes légen­daires. Ain­si le convoi des che­nilles au tra­vers d’un canyon aride, ou le ras­sem­ble­ment des four­mis autour d’une flaque d’eau, sont-ils immé­dia­te­ment des images de wes­terns, légende par excel­lence du ciné­ma américain.

Nais­sances, com­bats, amours, “ dévo­ra­tions ”, ago­nies se suc­cèdent, beaux et vio­lents. L’argyronète construit bulle à bulle son nid d’air sous la sur­face de l’étang, la four­mi se jette sur la coc­ci­nelle qui menace ses nom­breux reje­tons, deux lucanes entre­mêlent leurs cornes dans une lutte âpre, une abeille naît et essaie ses élytres à peine dépliés, une autre est englou­tie par une plante car­ni­vore, les arai­gnées d’eau s’enfoncent à peine sur la sur­face (gluante à leur échelle) de l’étang, sou­dain bou­le­ver­sée par une tem­pête de quelques gouttes de pluie…

Ces lois uni­ver­selles, aux­quelles l’homme est natu­rel­le­ment assu­jet­ti comme si elles étaient intrin­sèques (“ entre insectes ? ” dirait le pro­fes­seur Tour­ne­sol dans Tin­tin) à la vie sur terre, deux scènes les illus­trent déli­cieu­se­ment : deux escar­gots, masses gluantes traî­nant leurs coquilles, se ren­contrent sou­dain. D’abord hési­tants, ils s’essaient à une recon­nais­sance timide en échan­geant quelques caresses vis­queuses, puis encou­ra­gés par ces pré­li­mi­naires, mêlent pas­sion­né­ment leurs corps qui se lovent l’un dans l’autre, s’entourent, s’emmêlent jusqu’à ne for­mer qu’une limace unique à deux coquilles, qui bas­cule éper­du­ment dans l’herbe !

Un coléo­ptère se pose sur le haut d’une tige, à l’aube de son (unique ?) jour­née. Après quelques pal­pa­tions pour s’assurer de la sécu­ri­té de son pro­mon­toire, il pro­cède conscien­cieu­se­ment à une toi­lette de ses ailes trans­pa­rentes jusqu’à reprendre son vol, comme satis­fait, pour se nour­rir, pour vivre, peut-être pour séduire.

Poètes de ciné­ma, les réa­li­sa­teurs de Micro­cos­mos riment avec une nature sans homme, et l’homme fas­ci­né qui la regarde se sent par­tout pré­sent, inca­pable de voir l’univers autre­ment qu’en méta­phore de sa propre des­ti­née, de voir l’histoire autre­ment qu’une légende qui se répète à son inten­tion. Et pour­tant, à la fier­té que sus­cite le film, mer­veille tech­nique et plas­tique, se même l’humilité de la condi­tion d’hommes, à peine plus lourds que les insectes, écra­sés comme eux entre ciel et terre, comme eux pri­son­niers entre vie, amour et mort, comme eux éga­rés dans des légendes éphémères.

N.B. : Micro­cos­mos a obte­nu le prix de la Com­mis­sion tech­nique supé­rieure au der­nier Fes­ti­val de Cannes.

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