Mathilde Laguës (97) psychopraticienne

Mathilde Laguës (97)

Dossier : TrajectoiresMagazine N°739 Novembre 2018
Par Alix VERDET

Com­ment une X Ens­ta, sec­tion escrime, devient psy­cho­pra­ti­cienne et coach en entre­prise après une car­rière dans l’industrie phar­ma­ceu­tique ? Voi­ci le par­cours pas vrai­ment tout tra­cé de Mathilde Laguës (ndlr pro­non­cer « La Gusse » ).

Quel a été ton parcours jusqu’à Polytechnique ?

Je viens d’une famille où il y a plein de poly­tech­ni­ciens. Quand je suis entrée à l’X, ma mère m’a dit : « Tu es la qua­tor­zième de la famille. » Mon grand-père mater­nel était poly­tech­ni­cien, tous ses fils ont fait l’X, mon arrière-grand-père (Paul Levy – il y a un bâti­ment qui porte son nom sur le Pla­tâl) était pro­fes­seur à Poly­tech­nique, mon grand-oncle, Laurent Schwartz, était pro­fes­seur à l’X et médaillé Fields. En gros, il y avait deux camps dans ma famille : les poly­tech­ni­ciens de droite et les nor­ma­liens de gauche. Quand j’ai pas­sé les concours, j’ai été admise à Poly­tech­nique et à Nor­male Sup. Ma grand-tante m’a appe­lée pour essayer de me convaincre d’entrer à Nor­male. Il y avait donc de grosses éner­gies fami­liales à l’œuvre ! Cela dit, c’est un choix très per­son­nel d’entrer à l’X. Ce qui m’a plu à Poly­tech­nique, c’est le côté « poly », mul­tiple et géné­ra­liste. Je ne regrette pas d’avoir choi­si l’X, je me suis écla­tée, ça a été une vraie libé­ra­tion. Au-delà des consi­dé­ra­tions intel­lec­tuelles, incons­ciem­ment, je devais savoir que le fait d’être payée allait me libé­rer de ma famille. Et c’est ce qui s’est pas­sé, car, quelques mois plus tard, j’ai été mise à la porte de chez mes parents et ne suis plus retour­née chez moi… J’ai beau­coup aimé l’X, j’ai beau­coup aimé suivre des cours de des­sin, d’arabe, faire des stages de langues à l’étranger, plus que les cours de phy­sique statistique !

Quelle école d’application as-tu choisi ?

Ça a été un grand débat inté­rieur car, ce qui m’intéressait, c’étaient la san­té et la bio­lo­gie. J’ai hési­té à bifur­quer vers la méde­cine, cer­tains X l’ont fait, mais ça fai­sait trop d’études et je n’avais pas de finan­ce­ment. Et puis, après deux ans de pré­pa, j’avais la tête far­cie et je sen­tais que j’avais besoin de faire autre chose que des équa­tions. L’abstraction – je vais dire des gros mots –, on peut y trou­ver un plai­sir de « mas­tur­ba­tion intel­lec­tuelle » com­plè­te­ment décon­nec­té de la réa­li­té, ce que j’avais beau­coup connu dans ma famille. Ce qui m’intéressait, c’était là où je trou­vais plus de concret. Fina­le­ment, j’ai choi­si de faire un DEA et une thèse. Le DEA, c’était quelques mois de cours et neuf mois de stage de recherche dans un labo­ra­toire à l’Institut Pas­teur. Puis, comme j’ai déci­dé de ne pas pour­suivre en doc­to­rat, pour ne pas avoir à rem­bour­ser ma pan­toufle, je me suis ins­crite à l’Ensta car c’était l’école qui offrait la plus longue durée de stage. Ces stages m’ont per­mis d’aller dans l’industrie phar­ma­ceu­tique. Ce que j’ai décou­vert très vite en entre­prise, c’est que la majo­ri­té de mes com­pé­tences était des com­pé­tences humaines, de com­prendre l’autre, de com­prendre ce qu’il atten­dait de moi, etc. 80 % de ces com­pé­tences n’avaient rien à voir avec mes connais­sances apprises à l’X, si ce n’est mal­gré moi pen­dant mon année de ser­vice mili­taire, dans la Marine, sur un bateau, où j’ai dû aller cher­cher en moi des res­sources que je ne connais­sais pas, dans un monde où il n’y avait que des hommes, et pas for­cé­ment beau­coup de bienveillance !

Quelle a été la première phase de ta vie professionnelle ?

Après l’Ensta, on m’avait dit que je ne pour­rais pas ren­trer dans le domaine busi­ness des labo­ra­toires phar­ma­ceu­tiques, ce qui m’a bien sûr moti­vée pour y par­ve­nir. J’y suis ren­trée à un poste de mar­ke­ting. J’ai décou­vert un uni­vers qui me pas­sion­nait et aus­si la dure­té du monde pro­fes­sion­nel. J’étais chez GSK qui venait de sor­tir d’une fusion entre Glaxo et Smi­thK­line Bee­cham. La fusion avait lais­sé des traces très pro­fondes et ils étaient en train de pré­pa­rer un nou­veau plan social. Fina­le­ment, ils m’ont pro­po­sé un poste dans le com­mer­cial sur tous les médi­ca­ments de l’entreprise. Ils étaient contents de mon tra­vail car j’avais une manière de réflé­chir qui était très dif­fé­rente des méde­cins et des phar­ma­ciens, donc nous étions très com­plé­men­taires. J’ai beau­coup aimé tra­vailler avec les méde­cins car c’était un monde que je ne connais­sais pas. Notam­ment, ils pos­sèdent une qua­li­té que les poly­tech­ni­ciens ne déve­loppent pas pen­dant leur for­ma­tion, celle de prendre des déci­sions en situa­tion d’incertitude. Un méde­cin fait ça sans arrêt, sans maî­tri­ser tous les para­mètres car le corps humain reste un mys­tère. Ça leur donne plus de com­pé­tences de diri­geants. J’ai aimé évo­luer dans ce milieu parce que j’ai com­men­cé à com­prendre que j’étais aty­pique, je voyais que c’était parce que je n’étais pas comme les autres que ça avait du sens.

Puis j’ai été recru­tée pour tra­vailler chez Merck. Ils venaient de créer des postes de méde­cin qui s’occupaient du VIH. Au lieu du poste qu’ils me pro­po­saient, j’ai osé for­mu­ler tout haut mon désir de tra­vailler sur ce type de poste (au final je n’étais pas sur le VIH, mais sur un poste habi­tuel­le­ment occu­pé par des méde­cins et des phar­ma­ciens), et ils ont créé un poste com­plè­te­ment aty­pique pour moi. J’ai beau­coup aimé ce que je fai­sais, j’allais en pro­fon­deur dans la lit­té­ra­ture scien­ti­fique, je me dépla­çais sou­vent, je ren­con­trais plein de méde­cins pour dis­cu­ter avec eux sur leur vision de telle ou telle patho­lo­gie ou tel trai­te­ment… Mais j’avais du mal à iden­ti­fier la pro­chaine étape car je n’avais pas envie d’évoluer vers un poste avec plus d’enjeux poli­tiques et moins d’autonomie. C’est à ce moment qu’ils ont annon­cé une fusion chez Merck qui m’a per­mis de prendre un tour­nant. Cela fai­sait long­temps que j’avais le désir de deve­nir « psy », mais cela ne m’avait jamais paru pos­sible. Au moment de la rééva­lua­tion des postes dans le cadre du plan social, j’ai pré­sen­té mon pro­jet pour me recon­ver­tir en tant que psy­cho­logue. Mon départ et le finan­ce­ment de ma for­ma­tion m’ont été accor­dés. J’ai décou­vert une école de psy­cho­thé­ra­pie indé­pen­dante, recon­nue par la Fédé­ra­tion euro­péenne de psy­cho­thé­ra­pie, qui forme à l’accompagnement de la per­sonne. C’était la for­ma­tion dont j’avais besoin.

Qu’est-ce qui t’a amenée à changer de voie de manière radicale ?

Je crois que, depuis tou­jours, je cher­chais com­ment soi­gner, com­ment aider la per­sonne à aller mieux. Dans l’industrie phar­ma­ceu­tique, on fait ça avec des médi­ca­ments, des pro­to­coles. Mais toutes les gué­ri­sons ne s’expliquent pas. Nous avons des res­sources de gué­ri­son à l’intérieur de nous. Le symp­tôme n’est pas là par hasard, la gué­ri­son n’est pas là par hasard. Il faut s’intéresser à d’autres fac­teurs que les fac­teurs pure­ment bio­lo­giques et médi­caux. J’en étais à ce point dans ma réflexion ; j’avais envie de décou­vrir de façon plus appro­fon­die les res­sorts de notre bien-être psy­chique comme cor­po­rel, les moteurs internes de la gué­ri­son. Par ailleurs, je fai­sais moi-même un tra­vail sur moi depuis dix ans et j’en voyais tous les bien­faits. J’avais envie de rendre à mon tour ce que j’avais reçu.

Aujourd’hui, quel est ton métier ?

Quels sont MES métiers ? Je suis psy­cho­pra­ti­cienne en libé­ral, j’ai un cabi­net, j’accueille des gens qui ont des pro­blé­ma­tiques per­son­nelles et ça me pas­sionne. J’aime les gens, com­prendre com­ment ils sont faits et com­ment les sou­la­ger. Je pro­pose aus­si des ate­liers de ges­tion du stress, de cohé­sion d’équipe avec des tech­niques inno­vantes inha­bi­tuelles (les man­da­las, l’EFT, l’art-thérapie…). Je veux mettre les outils de la psy­cho­thé­ra­pie au ser­vice de l’entreprise pour lut­ter contre le stress, le déni­gre­ment, le doute sur soi, toutes ces vio­lences qui s’exercent sur le lieu de tra­vail. La vraie manière d’améliorer les résul­tats des entre­prises, c’est d’améliorer la vie des gens et c’est un mes­sage qui com­mence à être enten­du aujourd’hui. Je fais éga­le­ment des ani­ma­tions, du team buil­ding et aus­si du coa­ching, de l’accompagnement individuel.

Aujourd’hui, dans l’entreprise, on veut des vain­queurs, des gens qui vont com­battre toutes les pen­sées néga­tives. Tout ça se fait dans la lutte et au bout d’un moment, ça craque, car on ne peut pas sans arrêt lut­ter contre soi-même, contre une émo­tion. C’est tou­jours l’émotion, le corps, qui va gagner. Et on fait un AVC à 45 ans. C’est absurde !

“Dans le regard de l’autre, on ne reçoit que ce que
l’on pense de soi”

Qu’est-ce que ça apporte à l’entreprise ?

C’est une bonne ques­tion car cer­tains pensent qu’il faut res­ter cen­tré sur le busi­ness, sur l’opérationnel, sur­tout en situa­tion de crise. En fait tra­vailler sur les gens, c’est ce qu’il y a de plus opérationnel.

Si on se sent mieux, on sera plus libre, et par consé­quent plus effi­cace. Les choses que l’on va faire, on va les faire non plus par la force mais de façon natu­relle, ce qui libère la créa­ti­vi­té. Ce n’est plus néces­saire de beso­gner des heures sur un dos­sier car on se remet en contact avec ses vraies com­pé­tences qui ne sont pas acquises à la force du poi­gnet, mais qui sont natu­relles et donc beau­coup plus opérantes.

On est glo­ba­le­ment dans un sys­tème – ce n’est pas propre à Poly­tech­nique – où l’on nous apprend qu’il faut souf­frir beau­coup pour don­ner le meilleur de soi. À l’inverse, on ne donne pas de valeur à ce que l’on porte en soi natu­rel­le­ment, sans souffrance.

Et il y a aus­si la croyance selon laquelle je dois enle­ver ce qui ne va pas en moi. Quand on entre à l’X, on déve­loppe une exi­gence ter­rible vis-à-vis de soi-même. S’il y a quelque chose chez moi que je n’aime pas, au lieu d’essayer de l’éliminer, il vaut mieux que j’aille voir pour­quoi. Il y a des ensei­gne­ments à en tirer. Ça per­met de se recon­nec­ter à soi-même, à ses forces, et à ses com­pé­tences plu­tôt que d’être sans arrêt en train de lire notre valeur dans le regard de l’autre.

Mais peut-on lire sa propre valeur sans le regard de l’autre ?

Dans le regard de l’autre, on ne reçoit que ce que l’on pense de soi. Il y a beau­coup de gens qui ont des qua­li­tés excep­tion­nelles et qui ont une estime d’eux-mêmes déplo­rable. On ne pour­ra rece­voir de l’autre que ce que l’on se ren­voie à soi-même. D’où la néces­si­té de se ren­con­trer soi, de se connaître. À par­tir du moment où je m’accepte, je vais pou­voir mani­fes­ter tout mon potentiel.

Aujourd’hui, il y a quatre psychologues sur le Platâl pour accompagner les élèves qui en ont besoin. Qu’est-ce que tu en penses, à la lumière de ton parcours ?

Je trouve que c’est très bien. Est-ce que les élèves y vont ? C’est ma pre­mière ques­tion. Est-ce qu’ils savent qu’ils ont besoin d’aide ? Dans mon cas, c’est une tierce per­sonne qui a vu que je n’allais pas bien alors que je ne le savais pas, parce que, dans ma famille, il suf­fi­sait que j’aie de bonnes notes pour décré­ter que j’allais très bien.

La deuxième ques­tion que je me pose est sur l’accompagnement un peu spé­ci­fique des poly­tech­ni­ciens qui ont un cer­veau qui fonc­tionne très vite. J’ai des hauts poten­tiels dans ma consul­ta­tion et heu­reu­se­ment que je suis capable de les suivre, que je suis pas­sée par là et que j’ai d’excellents outils pour accom­pa­gner ces per­sonnes. Clai­re­ment, les poly­tech­ni­ciens sont une popu­la­tion par­ti­cu­lière et les accom­pa­gner demande un bagage impor­tant en termes de connais­sances et d’accompagnement.

Comment vois-tu le fil directeur de ta vie ?

C’est le soin, c’est le prendre soin. Je suis pas­sée du « com­ment ça marche ? » à « qu’est-ce qui sera le plus utile main­te­nant ? » c’est la ques­tion du méde­cin. Le poly­tech­ni­cien a peur de se trom­per, j’avais très peur de me trom­per. Quand tu vas agir, tu vas te trom­per, c’est obli­gé. Et si tu ne veux pas te trom­per, tu ne vas rien faire de concret.

J’ai beau­coup aimé étu­dier à l’École poly­tech­nique et j’ai beau­coup aimé les per­sonnes que j’ai ren­con­trées. J’aime beau­coup les retrou­ver encore aujourd’hui. Il y a une tour­nure de pen­sée qui fait qu’on se com­prend quand on se parle. J’apprécie la com­mu­nau­té poly­tech­ni­cienne et j’ai envie qu’elle se rende plus utile aux grands défis de la socié­té et pas uni­que­ment d’un point de vue de l’excellence éco­no­mique et de l’excellence industrielle.

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