Manières

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°639 Novembre 2008Rédacteur : Jean Salmona (56)
Par Jean SALMONA (56)

Ver­meer n’a eu qu’une manière, et il a peint moins de qua­rante tableaux, qui sont tous des chefs‑d’œuvre. On dit qu’il tra­vaillait avec len­teur, ce qui expli­que­rait le nombre res­treint de ses œuvres. Mais Vival­di n’a eu, lui aus­si, qu’une manière, et il a com­po­sé des cen­taines de concer­tos assez sem­blables – dont on se lasse vite. Alors ?

Russes

Tout comme Picas­so, Stra­vins­ki a été un créa­teur foi­son­nant qui a chan­gé sans cesse de manière. Les trois sym­pho­nies enre­gis­trées cette année par Simon Rat­tle et le Phil­har­mo­nique de Ber­lin1 illus­trent par­fai­te­ment ces évo­lu­tions de styles : la Sym­pho­nie de psaumes, avec chœurs (1930), nova­trice, assez proche de la musique de Bar­tok ; la Sym­pho­nie en ut, plus sage, qui s’apparente un peu à Mil­haud et Honeg­ger (1939), enfin la Sym­pho­nie en trois mou­ve­ments (1942−1945), inclas­sable, mi-néo­clas­sique, mi-émule de Chos­ta­ko­vitch, trois œuvres superbes, qui, à l’inverse de Picas­so, seraient les jalons d’une évo­lu­tion par­tant du cubisme pour arri­ver à la période bleue.

Stra­vins­ki reste comme tou­jours dis­tant, secret. Chos­ta­ko­vitch, lui, dans sa Sonate pour vio­lon­celle et pia­no, qui date de la période dif­fi­cile des années trente où, accu­sé de « for­ma­lisme bour­geois », il vit dans la crainte de son arres­ta­tion immi­nente, se livre tout entier et par­vient, en chan­geant de manière sous la contrainte et en res­pec­tant la forme rigou­reu­se­ment tonale impo­sée par le Par­ti, à écrire une œuvre pro­fonde, angois­sée, par­fois gro­tesque, magni­fique. La Sonate pour vio­lon­celle et pia­no de Rach­ma­ni­nov, écrite trente ans aupa­ra­vant, lyrique, rap­so­dique, est proche de son 2e Concer­to, contem­po­rain. Xenia Jan­ko­vic a enre­gis­tré ces deux pièces avec, au pia­no, Jac­que­line Bour­gès-Mau­nou­ry2 : inter­pré­ta­tion cha­leu­reuse et mesu­rée, par­fai­te­ment en situa­tion, avec, en com­plé­ment, une trans­crip­tion de l’archiconnue et exquise Vocalise.

Perlman romantique

Erich Korn­gold, qui com­po­sait à l’origine dans la mou­vance de Richard Strauss, aurait peut-être adop­té la manière de l’école de Vienne si, chas­sé par le nazisme, il n’avait atter­ri aux États-Unis et, écri­vant de la musique de film par néces­si­té éco­no­mique, il n’avait en défi­ni­tive adop­té la manière hol­ly­woo­dienne pour son Concer­to pour vio­lon, que sauve un art consom­mé de la mélo­die… et le jeu volup­tueux, lyrique sans pathos dans les deux pre­miers mou­ve­ments, dia­bo­lique dans le finale, d’Itzhak Perl­man, accom­pa­gné par le Pitts­burgh Sym­pho­ny diri­gé par André Pré­vin3. Le Concer­to de Karl Gold­mark, à peine plus connu, est pour­tant un des grands concer­tos roman­tiques avec ceux de Men­dels­sohn, Bruch et Brahms. Et c’est du Concer­to de Brahms qu’il se rap­proche le plus, en par­ti­cu­lier dans l’ineffable Andante, que l’on choi­si­rait sans hési­ter pour l’emporter dans une île déserte. Enfin, Perl­man joue la Suite du com­po­si­teur nor­vé­gien Chris­tian Sin­ding, sorte d’hommage à Bach à la manière des grands romantiques.

Flûtes insolites

Le XIXe siècle a été fécond en musique, y com­pris en trans­crip­tions. Sur le modèle d’un trio qui eut à l’époque son heure de gloire, un ensemble flûte-pic­co­lo-pia­no (Beau­ma­dier-Kudo-Gui­di) a enre­gis­tré pour Skar­bo une série de trans­crip­tions d’airs d’opéras de Ver­di, Doni­zet­ti et Boi­to4. C’est déli­cieu­se­ment daté et joli­ment enle­vé par des flû­tistes vir­tuoses, une musique épa­tante pour accom­pa­gner une pièce de Labiche ou de Feydeau.

Deux siècles plus tôt, dans la Bogo­ta colo­niale, les vil­lan­ci­cos impor­tés d’Espagne ser­vaient de base aux musi­ciens et com­po­si­teurs locaux et tout un art musi­cal se déve­lop­pait, avec des manières mul­tiples, nul n’ayant l’idée de codi­fier et nor­ma­li­ser. Grâce à la cathé­drale de Bogo­ta, qui en a conser­vé un grand nombre, et à l’ensemble Musi­ca Fic­ta (flûtes à bec, galou­bet, gui­tare baroque, théorbe, cla­ve­cin, etc., et voix) qui a enre­gis­tré un flo­ri­lège de ces pièces5, dont la pro­duc­tion, quoique pro­fane en grande par­tie, était encou­ra­gée par l’Église car faci­li­tant, paraît-il, les conver­sions des indi­gènes, on peut se faire une idée de ce que fut la musique de la Nouvelle-Espagne.

Histoire

La Ven­dée célèbre l’année Riche­lieu, et à cette occa­sion édite un double CD Musiques au temps de Riche­lieu, musiques sacrées et musiques pro­fanes6, par, notam­ment, les Solistes et la Sin­fo­nie du Marais, qui est une jolie ten­ta­tive de musique-his­toire. On découvre des com­po­si­teurs incon­nus comme Anni­bal Gan­tez. On retien­dra le Bal­let de la Pros­pé­ri­té des armes de France, extra­or­di­naire monu­ment de spec­tacle total à fin de com­mu­ni­ca­tion poli­tique, et qui pré­fi­gure les œuvres à la gloire des dic­ta­teurs du XXe siècle, mais avec goût et élé­gance : le XVIIe siècle était une époque de bonnes manières.

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1. 1 CD EMI
2. 1 CD SAPHIR
3. 1 CD EMI
4. 1 CD SKARBO
5. 1 CD ARION
6. 1 CD Musiques à la Chabotterie.

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