L’origine des génies

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°592 Février 2004Par : Claude THÉLOT (65)Rédacteur : Maurice BERNARD (48)

Il a fal­lu à Claude Thé­lot une bonne dose d’audace pour abor­der un sujet aus­si pro­blé­ma­tique. L’auteur, il est vrai, ne par­tait pas sans quelques atouts.

Sor­ti de l’X, pro­mo­tion 1965, dans le corps de la sta­tis­tique, Claude Thé­lot, au cours d’une brillante car­rière, a appli­qué ses connais­sances à divers sujets de socié­té, notam­ment à la socio­lo­gie de l’éducation. Si aujourd’hui, le “Mam­mouth” a une bonne connais­sance de la popu­la­tion sco­laire fran­çaise, c’est à lui qu’il le doit, qui a créé, diri­gé et déve­lop­pé le ser­vice de l’évaluation et de la pros­pec­tive au minis­tère de l’Éducation. Aujourd’hui conseiller­maître à la Cour des comptes, pré­sident du Haut-Conseil de l’évaluation de l’école, Claude Thé­lot a été récem­ment char­gé par le pré­sident de la Répu­blique d’animer, en 2004, le débat natio­nal sur l’école.

Qu’est-ce donc que le génie ? Le génie est ce talent d’exception que l’on voit appa­raître ici ou là et que l’opinion publique recon­naît comme tel. Cha­cun peut faire sa liste per­son­nelle sur laquelle on retrou­ve­ra, à coup sûr, Léo­nard de Vin­ci, Michel-Ange, Sha­kes­peare, Dar­win, Pas­teur, Marie Curie, Ein­stein, Picas­so et quelques autres. L’auteur limite son champ d’observation, dans l’espace, Europe occi­den­tale, Rus­sie, Amé­riques, et dans le temps, les génies nés après 1492 mais décé­dés au plus tard en l’an 2000. Il retient une liste de 350 noms appar­te­nant à une dizaine de domaines de l’activité humaine : sciences, lit­té­ra­ture, arts, inven­teurs, etc. Comme il faut bien faire des choix, il retient le ciné­ma mais pas les échecs, les hommes d’action mais pas les chefs de guerre. Les ques­tions ne manquent pas : où et quand les génies appa­raissent-ils ? Quelles sont leurs ori­gines sociales ? Qu’est-ce qui favo­rise leur émer­gence ? Voi­ci quelques-unes des trou­vailles de Claude Thélot :

  • Sur les 350 génies rete­nus, près de 98 % sont des hommes car la liste ne compte que huit femmes ! L’explication de ce dés­équi­libre mas­sif est à recher­cher dans les arché­types que nos socié­tés véhi­culent encore aujourd’hui et qui ne sont pas sexuel­le­ment neutres. Pour­tant il faut pou­voir expli­quer pour­quoi, notam­ment, on trouve si peu de femmes ayant excel­lé en mathé­ma­tiques ou en com­po­si­tion musicale.
  • En divi­sant très som­mai­re­ment la socié­té, celle d’aujourd’hui comme celle de la Renais­sance, en trois classes sociales : supé­rieure, moyenne, popu­laire, on constate qu’un génie sur deux est ori­gi­naire de la classe supé­rieure, un peu moins d’un sur quatre de la classe moyenne, et un peu plus d’un sur quatre de la classe popu­laire. Ces nombres rap­por­tés aux effec­tifs approxi­ma­tifs de ces trois classes montrent qu’un enfant issu d’un milieu popu­laire a 30 à 40 fois moins de chances de deve­nir un génie que s’il est éle­vé dans la classe supé­rieure. Cette pré­do­mi­nance est moins nette pour les artistes et les inven­teurs, plus mar­quée pour les autres.
  • La France fait très bonne figure au pal­ma­rès ce qui peut s’expliquer par un pos­sible biais sub­jec­tif que l’auteur, hon­nê­te­ment, ne récuse pas. Une autre rai­son tient à la forte cor­ré­la­tion que l’auteur constate entre l’occurrence du génie et la richesse d’une socié­té. Jus­te­ment la sur­re­pré­sen­ta­tion de la France tend à dimi­nuer au XXe siècle au pro­fit des États-Unis.

La cri­tique la plus évi­dente que l’on peut faire à l’ouvrage est de repo­ser sur une liste arbi­traire, défi­nie par l’auteur lui-même et qui n’a pas, a prio­ri, de carac­tère objec­tif. Celui-ci, en bon rou­tier de l’analyse sta­tis­tique, ayant pré­vu la cri­tique, pare le coup adroi­te­ment. Si, dit-il, le lec­teur éta­blit une liste per­son­nelle, sen­si­ble­ment dif­fé­rente de celle rete­nue, les obser­va­tions faites n’en seront guère affectées.

Lui-même en reti­rant 58 noms de sa liste ini­tiale montre que les conclu­sions que l’on peut en tirer sont iden­tiques. J’ai moi-même joué le jeu et modi­fié la liste de Claude Thé­lot sur quelques points qui me sont chers : Mar­cel Proust bien devant James Joyce, de Gaulle plu­tôt que Chur­chill, etc. Et je n’ai garde d’oublier, par­mi les phy­si­ciens, William Sho­ck­ley dont les décou­vertes ont davan­tage influen­cé les hommes qu’aucune autre au XXe siècle. Claude Thé­lot a rai­son : cela n’affecte guère les conclu­sions de ce sédui­sant essai que j’encourage de nom­breux lec­teurs à décou­vrir par eux-mêmes.

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