Londres et Paris

Dossier : Les mégapolesMagazine N°606 Juin/Juillet 2005Par Jean-Paul LACAZE (49)

Le des­tin des grandes villes a long­temps dépen­du de leur capa­ci­té à atti­rer dans leurs ports les flux du grand com­merce inter­na­tio­nal. Pour décrire cette don­née fon­da­trice de la géo­gra­phie éco­no­mique de l’Eu­rope, Fer­nand Brau­del a pro­po­sé la notion de » ville-pôle de l’é­co­no­mie mon­diale » en l’ap­pli­quant à Venise dans son âge d’or. La richesse de la ville des doges résul­tait en effet de sa situa­tion de point de pas­sage obli­gé entre les routes mari­times de la Médi­ter­ra­née orien­tale, et le fais­ceau des iti­né­raires ter­restres tra­ver­sant l’isthme cen­tral de notre conti­nent jus­qu’aux cités han­séa­tiques. Plus tard, les pro­grès de la navi­ga­tion per­mirent d’al­ler direc­te­ment vers les mers froides par Gibral­tar, et Amster­dam puis Londres ravirent la cou­ronne de Venise avant de la céder à New York. Et l’es­sor pro­di­gieux de Hong-Kong a encore mon­tré récem­ment l’ef­fi­ca­ci­té extra­or­di­naire qu’une situa­tion de sas obli­gé apporte à une grande ville.

Le réseau des villes globales

Ce sont les pro­grès des télé­com­mu­ni­ca­tions qui ont mis fin à ce pri­vi­lège. Aupa­ra­vant, la créa­tion de richesse résul­tant du grand com­merce n’ap­pa­rais­sait qu’au moment où le capi­taine du navire sau­tait sur le quai et remet­tait à son arma­teur le connais­se­ment décri­vant les mar­chan­dises qu’il rame­nait au terme d’un long périple. La ville-pôle était donc néces­sai­re­ment un port. Aujourd’­hui, le grand com­merce s’or­ga­nise indé­pen­dam­ment des villes por­tuaires par les tech­niques nou­velles de com­mu­ni­ca­tion infor­ma­tique. À l’ère des villes-pôles au sens de Brau­del a suc­cé­dé un autre modèle, que la socio­logue amé­ri­caine San­dra Sas­ken a pro­po­sé d’ap­pe­ler le réseau mon­dial des » villes glo­bales « . Une petite dizaine de méga­poles dis­per­sées sur la pla­nète gèrent en temps réel les flux maté­riels, finan­ciers et infor­ma­tion­nels. Cette struc­ture infor­melle mono­po­lise l’es­sen­tiel du pou­voir éco­no­mique dans la forme actuelle du capi­ta­lisme carac­té­ri­sée par l’in­ter­na­tio­na­li­sa­tion crois­sante des échanges et la pré­émi­nence de la finance sur l’industrie.

L’Eu­rope compte deux villes seule­ment dans ce réseau, Londres et Paris. Leur pri­vi­lège résulte de l’his­toire éco­no­mique et poli­tique des siècles pas­sés. Le fais­ceau des iti­né­raires com­mer­ciaux entre Médi­ter­ra­née et Bal­tique reste la plus forte concen­tra­tion de poten­tiel éco­no­mique du conti­nent. Sa puis­sance s’est construite ini­tia­le­ment par les chaînes de villes où com­mer­çants et ban­quiers orga­ni­saient le grand com­merce. Dans les conflits poli­tiques de la fin du Moyen Âge, ces bour­geoi­sies d’af­faires ont pu s’op­po­ser aux ten­dances hégé­mo­niques des princes en main­te­nant une mosaïque d’É­tats héré­di­taires, d’É­tats élec­tifs, de villes libres et de prin­ci­pau­tés ecclé­sias­tiques tan­dis que, de part et d’autre de cet isthme, les monar­chies ont construit des » États épais » – l’ex­pres­sion est de Brau­del – for­te­ment cen­tra­li­sés. Rus­sie, France, Royaume-Uni et Espagne relèvent de ce second modèle de géo­gra­phie admi­nis­tra­tive et de ges­tion des affaires publiques que les décen­tra­li­sa­tions récentes tentent de remettre en cause avec plus ou moins de succès.

Dans le réseau des villes glo­bales, la place de Londres s’af­firme par sa puis­sance finan­cière, tan­dis que l’i­mage de Paris est plus com­plexe, mêlant aspects cultu­rels et tou­ris­tiques aux fonc­tions indus­trielles et ter­tiaires. L’his­toire du der­nier demi-siècle, mar­quée par le retour d’une paix durable et l’ul­time vague d’ur­ba­ni­sa­tion de la popu­la­tion dans l’Eu­rope de l’Ouest, n’a pas modi­fié sen­si­ble­ment la situa­tion des deux cités, en dépit de pro­fondes diver­gences dans les poli­tiques natio­nales d’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire et d’ur­ba­nisme. La com­pa­rai­son his­to­rique de ces poli­tiques éclaire leur situa­tion actuelle et conduit à s’in­ter­ro­ger sur les causes pro­fondes du cen­tra­lisme français.

L’aménagement en Grande-Bretagne

Dans l’im­mé­diat après-guerre, Londres et Paris pré­sen­taient beau­coup de points com­muns : des popu­la­tions de l’ordre de 7 mil­lions d’ha­bi­tants, des agglo­mé­ra­tions débor­dant lar­ge­ment la ville centre, mais com­pactes et de forme radio­con­cen­trique, des métros ana­logues, des réseaux de voi­rie héri­tés du pas­sé. Si la grande trans­for­ma­tion vou­lue par Napo­léon III et réa­li­sée par Hauss­mann don­nait à Paris plus de lisi­bi­li­té et une capa­ci­té de voi­rie qui résis­te­ra un peu plus long­temps à l’in­va­sion des voi­tures, les fonc­tions éco­no­miques des deux agglo­mé­ra­tions résul­taient de manière simi­laire de leur indus­tria­li­sa­tion pas­sée et de leur rôle de capi­tales de vastes empires coloniaux.

Les Bri­tan­niques sont les pre­miers à lan­cer une poli­tique ambi­tieuse d’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire. Sans attendre la fin de la guerre, de grands rap­ports publics en défi­nissent les prin­cipes et les outils admi­nis­tra­tifs sont créés pour les mettre en œuvre. Leur objec­tif consiste à remé­dier à l’ex­ces­sive concen­tra­tion de l’in­dus­trie à Londres, dans les Mid­lands et les vieux bas­sins houillers et sidé­rur­giques. La décen­tra­li­sa­tion indus­trielle s’ap­puie­ra sur une tren­taine de petites villes nou­velles loca­li­sées à une cin­quan­taine de kilo­mètres des grandes villes, d’une taille limi­tée à envi­ron 60 000 habi­tants, et pla­ni­fiées dans un style réso­lu­ment fonc­tion­na­liste avec l’ob­jec­tif d’as­su­rer un équi­libre local entre popu­la­tion et emplois. La France, quant à elle, n’est pas sor­tie de la longue léthar­gie qui dure depuis 1913. Les pertes humaines des deux guerres, les effets éco­no­miques de ces guerres et de la grande crise de 1929 ont entraî­né une double stag­na­tion démo­gra­phique et éco­no­mique – le PNB de 1913 ne sera dépas­sé qu’en 1953 – et un cli­mat mal­thu­sien. Les villes détruites sont recons­truites, et le nom de cette poli­tique publique est carac­té­ris­tique d’une vision rétros­pec­tive et non pros­pec­tive, ain­si que d’un urba­nisme qui se limite au des­sin de formes urbaines. Lorsque cette recons­truc­tion s’a­chève en 1955, les consé­quences de l’exode rural qui s’ac­cé­lère ne sont inter­pré­tées qu’en termes de pénu­ries de loge­ment, appe­lant la fâcheuse réponse des ZUP.

Une grande ambition pour Paris

La prise de conscience de l’im­por­tance de la muta­tion en cours s’o­père au début des années 1960. La DATAR créée en 1963 orga­nise la décen­tra­li­sa­tion de l’in­dus­trie. Deux ans après, Paul Delou­vrier publie son pro­jet de Sché­ma direc­teur d’a­mé­na­ge­ment et d’ur­ba­nisme de la région pari­sienne, texte dou­ble­ment nova­teur. À la vision sta­tique de l’ur­ba­nisme tra­di­tion­nel, il sub­sti­tue une ana­lyse pros­pec­tive débou­chant sur plu­sieurs poli­tiques com­plé­men­taires les unes des autres : les 5 villes nou­velles pour pro­duire à très grande échelle des ter­rains construc­tibles, des centres secon­daires regrou­pant équi­pe­ments publics et pri­vés, dans ces villes nou­velles et dans la ban­lieue, pour faci­li­ter l’ac­cès aux ser­vices, le RER pour réuni­fier le mar­ché du tra­vail comme le métro l’a­vait fait à l’é­chelle plus réduite de la ville du xixe siècle et un réseau d’au­to­routes urbaines. Le texte ana­lyse aus­si les consé­quences de la muta­tion qui s’est amor­cée : baby-boom, exode rural et urba­ni­sa­tion géné­ra­li­sée de la popu­la­tion, révo­lu­tion for­dienne et socié­té de consom­ma­tion, entrée mas­sive des femmes sur le mar­ché du tra­vail, mon­trant que ces faits vont mul­ti­plier les besoins d’é­qui­pe­ment. La DATAR réagit à cette vision très ambi­tieuse de l’a­ve­nir de Paris en lan­çant la poli­tique des métro­poles d’é­qui­libre, et en les dotant d’é­quipes d’é­tudes qui pro­po­se­ront la créa­tion de 4 villes nou­velles près de Mar­seille, Lyon, Lille et Rouen.

En Grande-Bre­tagne, la poli­tique mise en œuvre depuis 1945 repo­sait sur une vision dif­fé­rente. La crois­sance péri­phé­rique de l’ag­glo­mé­ra­tion lon­do­nienne était blo­quée par une cein­ture verte effi­ca­ce­ment pro­té­gée. Les inves­tis­se­ments publics allaient prio­ri­tai­re­ment dans la grande région Sud-Est avec plu­sieurs villes nou­velles du pre­mier modèle, puis l’am­bi­tieuse réa­li­sa­tion de Mil­ton Keynes, ville nou­velle de 300 000 habi­tants située à mi-che­min de Londres et de Bir­min­gham et des exten­sions des villes exis­tantes. En effet, il appa­rais­sait que, dans le contexte de plein-emploi de l’é­poque, l’ob­jec­tif consis­tant à main­te­nir un équi­libre entre emploi et popu­la­tion à l’é­chelle de 60 000 habi­tants était irréa­liste en rai­son de la forte mobi­li­té des sala­riés. Les objec­tifs des villes nou­velles de pre­mière géné­ra­tion durent être adap­tés avec prag­ma­tisme, en aug­men­tant leur taille et en amé­lio­rant leurs rela­tions avec les bas­sins d’emploi voisins.

Paul Delou­vrier a ten­té de jus­ti­fier son choix pour des villes nou­velles plus grandes et acco­lées à la ban­lieue exis­tante par deux sortes d’ar­gu­ments. Le pre­mier se tra­duit par l’ob­jec­tif de créer sur place autant d’emplois qu’il y aurait de per­sonnes actives, mais en lais­sant à ces der­nières la pos­si­bi­li­té de se pla­cer sur le grand mar­ché du tra­vail fran­ci­lien. Ce pre­mier objec­tif a été atteint et même dépas­sé dans les villes de l’Ouest, Cer­gy-Pon­toise et Saint-Quen­tin-en-Yve­lines et appro­ché dans les autres. Le second argu­ment porte sur l’as­ser­tion que » l’ur­ba­ni­sa­tion ne fait que des sauts de puces « , argu­ment que l’ex­pé­rience anglaise ne valide nul­le­ment comme on le ver­ra plus loin. Je pense per­son­nel­le­ment que le choix de sites aus­si proches de Paris résulte en fait du prag­ma­tisme déli­bé­ré de Delou­vrier. Com­pé­tent pour la seule région Île-de-France, il a agi dans ce cadre. Le géo­graphe ne peut que consta­ter que, faute de sta­tut muni­ci­pal spé­ci­fique et de loca­li­sa­tion dis­tincte à l’é­chelle régio­nale, l’ap­pel­la­tion de ville nou­velle n’est qu’une fic­tion administrative.

Ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain. Le pro­gramme Delou­vrier a eu de grands mérites qu’il convient de rap­pe­ler. Comme Hauss­mann l’a­vait réa­li­sé avec l’ab­sorp­tion des com­munes limi­trophes de Paris, Delou­vrier a com­pris que, pour rééqui­li­brer un mar­ché du loge­ment chro­ni­que­ment défi­ci­taire, il était indis­pen­sable d’ou­vrir très lar­ge­ment le mar­ché fon­cier. Évi­tant l’é­chec du pseu­do-moder­nisme des grands ensembles très vite condam­nés à la pau­pé­ri­sa­tion, il a su pro­mou­voir un urba­nisme adap­té au mode de vie des classes moyennes. En dépla­çant la demande sol­vable vers ces sites nou­veaux, la hausse des prix immo­bi­liers dans les quar­tiers anciens a été conte­nue, et vers 1980, une détente appré­ciable des mar­chés du loge­ment suc­cède à des décen­nies de pénu­ries chro­niques. Enfin, grâce à l’ef­fi­ca­ci­té de la poli­tique fon­cière préa­lable, les villes nou­velles ont été pro­té­gées des risques de spé­cu­la­tion et ont pu récu­pé­rer l’es­sen­tiel des plus-values d’ur­ba­ni­sa­tion pour finan­cer les équi­pe­ments qu’elles construi­saient. Au total, son pro­gramme consti­tue une expé­rience remar­qua­ble­ment réus­sie pour orga­ni­ser la crois­sance péri­phé­rique d’une grande agglomération.

Les deux métropoles dans leur environnement régional

Où en est-on aujourd’­hui ? La popu­la­tion de Londres a légè­re­ment dimi­nué, sans que son rôle de capi­tale finan­cière de l’Eu­rope en ait souf­fert. Bien au contraire, les centres déci­sion­nels de ce sec­teur s’y concentrent de plus en plus. Mais l’in­suf­fi­sance des finan­ce­ments publics a conduit à une situa­tion cri­tique en matière d’é­qui­pe­ments, par­ti­cu­liè­re­ment pour les réseaux de trans­ports en com­mun aujourd’­hui vétustes et peu fiables. Par contre, la grande région sud-est de l’An­gle­terre a enre­gis­tré une crois­sance impres­sion­nante. Les pres­ti­gieuses uni­ver­si­tés de Cam­bridge et d’Ox­ford ont induit des effets de tech­no­pôles spec­ta­cu­laires en atti­rant dans les villes voi­sines centres de recherches et indus­tries inno­vantes. Les objec­tifs ini­tiaux de la poli­tique d’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire ont donc été atteints sans sacri­fier pour autant le rôle inter­na­tio­nal de la capitale.

En France, le contraste est total. La popu­la­tion de l’ag­glo­mé­ra­tion pari­sienne est pas­sée de 7 à près de 11 mil­lions d’ha­bi­tants. Les grandes opé­ra­tions lan­cées par l’É­tat – La Défense et les villes nou­velles en tête – ont joué le rôle de loco­mo­tives d’un déve­lop­pe­ment tous azi­muts. Des inves­tis­se­ments publics consi­dé­rables ont été consen­tis pour dyna­mi­ser sans cesse le sur­dé­ve­lop­pe­ment de l’Île-de-France. Les opé­ra­tions d’ur­ba­nisme ne sont à cet égard que la pointe de l’i­ce­berg. Le RER et l’in­ter­con­nexion des lignes de la RATP et de la SNCF, un réseau auto­rou­tier urbain com­por­tant trois rocades et six grandes radiales, une série impres­sion­nante de pro­jets archi­tec­tu­raux de pres­tige finan­cés par l’É­tat et gre­vant ses charges de fonc­tion­ne­ment, les pro­jets suc­ces­sifs d’ex­po­si­tion uni­ver­selle et de Jeux olym­piques, tous les gou­ver­ne­ments se sont mon­trés d’une rare géné­ro­si­té envers la région capi­tale pour accé­lé­rer sa crois­sance. La com­pa­rai­son des réseaux auto­rou­tiers, qui jouent un rôle impor­tant pour gui­der les choix de loca­li­sa­tion des entre­prises, suf­fit à illus­trer le contraste entre les poli­tiques d’a­mé­na­ge­ment menées de part et d’autre de la Manche.

Pen­dant ce temps, le grand Bas­sin pari­sien s’est enli­sé dans la stag­na­tion. Orléans est la seule ville dont le taux de crois­sance démo­gra­phique ait atteint la moyenne natio­nale. Les autres ont per­du du ter­rain face aux régions plus loin­taines ; Le Havre, Amiens et Reims ont même per­du de la popu­la­tion. Les décen­tra­li­sa­tions indus­trielles vers le bas­sin avaient créé un flux de créa­tion d’emplois spon­ta­né entre les deux guerres et jus­qu’en 1965. Cet apport s’est tari dès que les villes nou­velles fran­ci­liennes l’ont concur­ren­cé avec de puis­sants moyens. Ce recul n’é­tait nul­le­ment iné­luc­table. Mais l’É­tat n’a consen­ti que de rares aumônes pour sti­mu­ler le déve­lop­pe­ment du grand bas­sin. Trois opé­ra­tions – Orléans-la-Source, la ville nou­velle de Val-de-Reuil et l’U­ni­ver­si­té tech­no­lo­gique de Com­piègne – ont obte­nu des résul­tats signi­fi­ca­tifs pour atti­rer à 100 km de Paris des indus­tries dyna­miques et des centres de recherches. Une trans­po­si­tion au moins par­tielle de la méthode anglaise aurait donc été pos­sible. Mais l’ap­pui poli­tique et finan­cier de l’É­tat a man­qué, dans des régions qui ont subi les pre­mières les effets léni­fiants de la cen­tra­li­sa­tion et où les villes arrivent dif­fi­ci­le­ment à déve­lop­per l’é­ven­tail de ser­vices qui classe un pôle régio­nal, car Paris mono­po­lise ce rôle.

Les der­niers tra­vaux de géo­graphes sur l’é­vo­lu­tion récente des deux capi­tales ouvrent une pers­pec­tive nou­velle. Par un de ces retour­ne­ments impré­vi­sibles dont l’His­toire a le secret, ces poli­tiques si for­te­ment contras­tées tendent depuis une ving­taine d’an­nées vers un modèle de région urbaine assez com­pa­rable. À Londres, la dyna­mique éco­no­mique actuelle tend à effa­cer la cou­pure de la cein­ture verte en réunis­sant la capi­tale et sa grande région dans une orga­ni­sa­tion moins concur­ren­tielle. À Paris, l’ar­rêt pro­gres­sif des villes nou­velles fran­ci­liennes a pour effet de réduire la pro­duc­tion fon­cière, ce qui consti­tue l’une des causes de la flam­bée actuelle des prix fon­ciers immo­bi­liers. La construc­tion de mai­sons uni­fa­mi­liales se reporte au-delà de la limite de l’Île-de-France pour trou­ver des ter­rains à des prix abor­dables. Insi­dieu­se­ment, Paris com­mence à for­mer là une troi­sième cou­ronne de ban­lieue où sont reje­tés ménages et acti­vi­tés trop peu sol­vables ou ren­tables pour jouer dans la cour des grands. Dans les deux cas, l’é­chelle inter­ré­gio­nale devient celle des mar­chés du loge­ment et du bas­sin d’emploi, et les deux métro­poles adoptent à leur échelle le modèle de l’aire urbaine dis­ten­due dans un vaste espace.

Les racines du centralisme français

Com­ment expli­quer les rai­sons du sur­dé­ve­lop­pe­ment pari­sien ? Pour avoir diri­gé per­son­nel­le­ment le lan­ce­ment de la ville nou­velle de Val-de-Reuil, puis l’o­pé­ra­tion de La Défense à l’heure du concours inter­na­tio­nal d’ar­chi­tec­ture auquel nous devons la Grande Arche, je peux témoi­gner d’un des aspects ori­gi­naux du cen­tra­lisme de notre pays. Comme direc­teur géné­ral de l’E­PAD, j’ai vu les portes du micro­cosme pari­sien s’ou­vrir grandes pour contri­buer au bon abou­tis­se­ment de ces pro­jets ambi­tieux. Le res­pon­sable de l’o­pé­ra­tion pro­vin­ciale n’a connu que la soli­tude du cou­reur de fond, pas­sé un bref moment d’in­té­rêt pour son pro­jet de ville pilote pour la pré­ven­tion des nui­sances urbaines, une réflexion sur le déve­lop­pe­ment durable avant la lettre.

Ce micro­cosme, tel que l’a bap­ti­sé Ray­mond Barre, consti­tue une struc­ture socio­lo­gique très par­ti­cu­lière. Dans les autres pays déve­lop­pés, les élites poli­tiques, admi­nis­tra­tives, éco­no­miques et cultu­relles forment des ensembles dis­tincts. La France n’a qu’une seule strate sociale éli­taire, mas­si­ve­ment issue des trois super Grandes Écoles bien connues des lec­teurs de la revue. Une fois obte­nu le ticket d’ad­mis­sion au sein de ce micro­cosme, cha­cun peut pas­ser aisé­ment d’un champ d’ac­ti­vi­té à un autre, et même cumu­ler les rôles. Pour se faire connaître et se valo­ri­ser à l’in­té­rieur du micro­cosme, rien n’est plus effi­cace que de pro­mou­voir un grand pro­jet : opé­ra­tion d’ur­ba­nisme, stade, biblio­thèque, opé­ra ou Jeux olym­piques, peu importe pour­vu que ce soit plus gros, plus cher et plus média­tique que les pro­jets des concur­rents et sur­tout que ce soit loca­li­sé dans la capi­tale ou à ses portes. Même les grands patrons du sec­teur pri­vé, majo­ri­tai­re­ment issus de la voie royale, jouent volon­tiers à ce jeu quand il s’a­git de créer une fon­da­tion d’art moderne ou d’ap­puyer la can­di­da­ture aux Jeux de 2012. Le carac­tère qua­si monar­chique des ins­ti­tu­tions de la ve Répu­blique ren­force encore la ten­dance ; Fran­çois Mit­ter­rand l’a même por­tée à un paroxysme sans guère se sou­cier des effets d’embourgeoisement décou­lant de ses réa­li­sa­tions. Rares sont les chefs d’É­tat qui, comme Napo­léon III ou le géné­ral de Gaulle, ont pen­sé et agi en urba­nistes de leur capi­tale. La plu­part se contentent de jouer le jeu du micro­cosme en choi­sis­sant quel monu­ment por­te­ra leur nom.

Dans ce contexte, la cen­tra­li­sa­tion urbaine à la fran­çaise a encore un bel ave­nir devant elle, les résul­tats du récent recen­se­ment de popu­la­tion le confirment. En chiffres abso­lus, et sans tenir compte de l’ex­ten­sion du sys­tème urbain pari­sien dans les régions voi­sines, la popu­la­tion fran­ci­lienne aug­mente plus vite que celle de toutes les autres régions. Mais sur­tout, la région capi­tale attire les jeunes actifs, tan­dis que ses retrai­tés la quittent en nombre vers des cieux plus clé­ments. La popu­la­tion totale compte peu ; accueillir des retrai­tés ou des chô­meurs n’ac­croît guère le poten­tiel éco­no­mique d’une ville. L’es­sen­tiel, de ce point de vue, réside dans l’im­por­tance et la diver­si­té des fonc­tions urbaines. Avec 400 000 habi­tants (avec sa ban­lieue fran­çaise), Genève est incon­tes­ta­ble­ment une ville internationale.

Main­te­nir et ren­for­cer le rôle inter­na­tio­nal de Paris est un objec­tif plei­ne­ment valable. Mais les exemples de Londres et de Genève montrent que la stra­té­gie gagnante dans ce domaine ne passe pas néces­sai­re­ment par l’or­ga­ni­sa­tion métho­dique de la crois­sance démo­gra­phique. Pour com­prendre la forme et l’or­ga­ni­sa­tion d’une ville, on ne peut se conten­ter d’a­na­ly­ser les don­nées actuelles. Toute ville est avant tout un pro­duit de sa propre his­toire, de l’en­chaî­ne­ment au cours des siècles de quelques grandes déci­sions publiques et du flux inces­sant de mul­tiples déci­sions pri­vées. L’hy­per­tro­phie de Paris et son corol­laire, l’af­fai­blis­se­ment des régions proches résultent à cet égard d’une cen­tra­li­sa­tion poli­tique métho­dique entre­prise dès les Valois et pour­sui­vie ensuite par tous les régimes. Les villes et les pro­vinces péri­phé­riques, rat­ta­chées plus tar­di­ve­ment, com­mencent à des­ser­rer cet étau pour prendre leur des­tin en mains. Dans le Bas­sin pari­sien, les étapes des décen­tra­li­sa­tions récentes n’ont pas per­mis d’in­flé­chir le modèle de crois­sance dés­équi­li­brée où le sys­tème urbain cen­tral se déve­loppe au détri­ment des péri­phé­ries, et le rôle spé­ci­fique du micro­cosme rend bien peu pro­bable un chan­ge­ment de stra­té­gie spatiale. 

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