L’Invité

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°594 Avril 2004Par : David Pharao, dans une mise en scène de Jean-Luc Moreau

Nous étions conve­nus de par­ler dès que pos­sible de L’Invité, cette fort diver­tis­sante pièce de David Pha­rao que j’avais juste eu le temps de vous recom­man­der après lec­ture. Depuis cette brève évo­ca­tion, le spec­tacle est pas­sé du Théâtre Édouard VII – Sacha Gui­try aux Mathu­rins, avec la même équipe et le même décor, bien sage­ment clas­sique, de Nico­las Sire. On peut espé­rer qu’il s’y joue­ra encore quand paraî­tra ce papier mais, compte tenu des délais de fabri­ca­tion de notre chère revue, cela n’est point assu­ré. On ver­ra bien.

Par les temps qui courent, le cocuage n’inspire plus beau­coup les auteurs dra­ma­tiques contem­po­rains. Peut-être est-ce parce que le “ zap­ping sexuel ”, voire homo­sexuel, tend à le rem­pla­cer, et qu’alors l’on ne ren­con­tre­rait guère plus d’authentiques cocus, bien consis­tants. Tou­jours est-il que la vie des entre­prises attire à pré­sent ces auteurs. On l’a déjà obser­vé, dans le mode tra­gique avec Les Direc­teurs de M. Daniel Besse, dans le registre comique déso­lé avec les des­sous d’une firme ciné­ma­to­gra­phique, cam­pés dans Des cailloux plein les poches, de Mme Marie Jones. Sans doute, l’horreur éco­no­mique est-elle pas­sée par là, selon quoi il devien­drait de bon ton de médire de ce qui nous fait vivre tout un cha­cun, direc­te­ment ou indi­rec­te­ment – et plus ou moins bien, certes. Peu importe après tout, du moment que voi­là occa­sion de rire, ce qui est le cas avec L’Invité.

Nous y voyons com­ment on recrute le futur direc­teur d’une usine en Indo­né­sie, et ce n’est pas triste. À de cer­tains moments, l’on se croi­rait chez Labiche, tant cette affaire est bien fice­lée, construite à mer­veille, avec son empi­le­ment de péri­pé­ties inat­ten­dues, ce jusqu’aux der­nières répliques. D’aucuns ont jugé la pièce cruelle. Peut-être l’est-elle en effet, mais n’est-il pas tou­jours cruel de s’amuser de l’humaine bêtise ? Et Dieu sait si M. Pha­rao s’entend à nous faire rire de ses trois vic­times de la dure­té des temps, ardentes à bien faire et met­tant néan­moins chaque fois “ à côté de la plaque ”, avec une affli­geante obstination.

La pre­mière vic­time (jouée par Patrick Ches­nais) est un cadre moyen, très Fran­çais moyen, assez inculte pour situer l’Indonésie au Moyen-Orient et n’ayant plus depuis long­temps d’autres occu­pa­tions que d’éplucher les notes de télé­phone, de contem­pler son pois­son rouge et de faire mar­cher son train élec­trique. Il a jugé per­ti­nent, pour évi­ter des frais de res­tau­rant, d’inviter à dîner chez soi “ l’intégrateur de com­pé­tences ” de sa future (?) entre­prise, sur qui repo­se­ra la déci­sion finale d’embauche. Pour son mal­heur, il est flan­qué d’une épouse (jouée par Éve­lyne Buyle) bien gen­tille et bien dévouée mais ter­ri­ble­ment gnan­gnan et de sur­croît inca­pable de seule­ment cuire un oeuf. Pour comble de dis­grâce, tout com­mence, dès le lever du rideau, par une ter­ri­fiante fuite d’eau dans la salle de séjour.

Heu­reu­se­ment pour les époux, inter­vient le voi­sin du des­sous (joué par Phi­lippe Khor­sand), homme au grand coeur mais intem­pes­ti­ve­ment zélé et enva­his­sant. Il sait tout faire, aus­si bien mani­pu­ler les vannes des colonnes mon­tantes pour pal­lier les fuites que com­po­ser un menu, faire les achats y affé­rents, et sur­tout don­ner un avis sur la façon de déjouer les pièges des recru­teurs. N’a‑t-il pas tra­vaillé dans la firme “image.com”, celle qui pilo­ta nombre de cam­pagnes pré­si­den­tielles. Fort de son expé­rience, il abreuve le can­di­dat de leçons propres à le com­muer en cadre bran­ché, ama­teur d’art moderne et de musique clas­sique. Il se pro­nonce sur la robe qui convien­dra à l’épouse, la façon dont elle devra se coif­fer pour paraître femme du monde, la pau­vrette qui croit qu’un cou­vert à pois­son ser­vi­rait à don­ner à man­ger à son pois­son rouge, qu’on nour­rit pour­tant tou­jours à la main.

Dans un hila­rant cres­cen­do de désastres, tout rate bien enten­du, en pré­sence de “ l’intégrateur de com­pé­tences ”, par bon­heur assez fin pour per­cer à jour cette poudre aux yeux. De sorte que le can­di­dat est rete­nu. Il a cepen­dant droit à une expli­ca­tion : Moi, comme chef d’unité, j’ai besoin d’un homme simple, docile, sans enver­gure, sans états d’âme, capable de renon­cer à ses convic­tions, toutes qua­li­tés dont il a fait preuve à son insu. L’épouse aus­si aura été appré­ciée, avec sa robe du dimanche et sa per­ruque à trois sous, elle est par­faite. On n’envoie pas aux Moluques une femme coquette, un ama­teur d’art contem­po­rain, un fou d’opéra. Aux Moluques ? Mais dans les trois mois, tout le monde rapplique !

Le mot de la fin pour­tant appar­tient au voi­sin. Il en est res­té aux cala­mi­tés dont il fut témoin, com­plai­sam­ment dégui­sé en maître d’hôtel pour “ faire chic ”. Per­sua­dé de l’échec, il en console ses voi­sins : Un bon poste, dans une boîte, ça se fait par recru­te­ment interne. S’ils com­mencent à cher­cher à l’extérieur, c’est que déjà, dans la boîte, tout le monde a dit non. C’est pas le signe que c’est un bou­lot de merde, ça ? Parce qu’entre nous, par­tir à quinze mille kilo­mètres dans un pays hos­tile, rava­gé par des conflits eth­niques, reli­gieux, poli­tiques… Il faut le trou­ver, le taré qui va accep­ter de par­tir là-bas !

Comme quoi, voyez-vous, la vie n’est point tou­jours rose dans nos entre­prises. Mais j’imagine que vous le savez déjà, chers lecteurs.

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