L’Inscription

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°596 Juin/Juillet 2004Par : Gérald Sibleyras, dans une mise en scène de Jacques ÉchantillonRédacteur : Philippe OBLIN (46)

J’espère que nombre d’entre vous auront vu, l’an der­nier, Le Vent des peu­pliers de Gérald Sibley­ras mais, avant de péné­trer plus dans l’œuvre de cet auteur dra­ma­tique, je vou­drais, puisqu’il est ques­tion de peu­pliers, vous rap­pe­ler ce bel et émou­vant adage de René de Obal­dia : “ Un seul hêtre vous manque, et tout est peuplier. ”

Ce bref rap­pel fait, reve­nons à M. Sibley­ras. Il recom­mence cette année de nous émer­veiller avec une comé­die d’un déca­pant humour : L’Inscription. Elle est jouée au Petit-Mont­par­nasse, inau­gu­rant d’ailleurs ain­si, en quelque manière, cette salle très agréa­ble­ment réamé­na­gée, et sur­tout assez agran­die pour méri­ter plu­tôt main­te­nant le nom de “ Moyen-Montparnasse ”.

Sibley­ras fait par­tie de ces auteurs capables de rete­nir l’attention amu­sée des spec­ta­teurs durant une soi­rée avec une situa­tion toute simple. Dans Le Vent des peu­pliers, trois vieux mili­taires retrai­tés tuent le temps comme ils peuvent. Dans L’Inscription, les Lebrun, un couple appro­chant la qua­ran­taine, viennent d’emménager dans un immeuble plu­tôt cos­su. Un soir en ren­trant, M. Lebrun trouve une ins­crip­tion gra­vée au cou­teau dans l’ascenseur : Lebrun = con. Il en res­sent de l’humeur et s’en ouvre à ses voi­sins. C’est tout, et cela suf­fit pour­tant à tenir jusqu’à la fin le théâtre rem­pli. En sus, l’on s’amuse fort.

Par­tant de ces minces cir­cons­tances, l’auteur dresse un tableau hila­rant du “ prêt-à-pen­ser ” contem­po­rain. Les voi­sins des Lebrun en effet se montrent inca­pables de faire fonc­tion­ner leurs cer­veaux autre­ment qu’en met­tant bout à bout des idées toutes faites, qu’ils sont d’ailleurs bien en peine d’expliciter clai­re­ment. Peu arran­geant de nature, et légi­ti­me­ment irri­té par l’inscription de l’ascenseur, M. Lebrun se plaît pour sa part à leur faire écla­ter au nez la niai­se­rie de leurs pro­pos. Sans pour­tant y par­ve­nir : ils sont tous trop sûrs de leur “ moder­ni­té ” pour en per­ce­voir la stu­pi­di­té et com­prendre que M. Lebrun se paye leur figure.

Ils le voient au contraire comme un ori­gi­nal, un peu taré, et l’on sent bien que, même s’ils demeurent tou­jours par­fai­te­ment polis, voire un peu pro­tec­teurs, ils ne sont néan­moins pas éloi­gnés d’accorder quelque cré­dit à la mys­té­rieuse ins­crip­tion. Pour eux, ne pas pen­ser comme tout le monde = être mino­ri­taire = avoir tort. Après tout, et tout à fait entre nous, cette équa­tion n’est-elle pas démo­cra­ti­que­ment inattaquable ?

Si l’on passe une excel­lente soi­rée au Petit-Mont­par­nasse, il n’est en outre pas moins diver­tis­sant de lire cer­taines cri­tiques de cette pièce. On y renifle sou­vent comme un embar­ras mal dégui­sé. Il est en effet impos­sible de ne pas avouer que cette pièce est d’une par­faite drôlerie.

Mais il est tout en même temps atroce d’observer que le comique y repose sur la mise en boîte de ces “ valeurs ” de la pen­sée contem­po­raine deve­nues d’affligeantes fou­taises à force d’être res­sas­sées, au besoin hors de pro­pos. Cha­cun s’en gar­ga­rise à tort et à tra­vers, y com­pris les gens de média : or les voi­là, au moment de prendre la plume, hor­ri­fiés à la pen­sée que M. Sibley­ras est capable de les faire rire en pas­sant à la trappe et pêle-mêle, sous leurs yeux, des thèmes aus­si nobles que la tolé­rance, le par­tage, la lutte contre l’injustice, la convi­via­li­té, les fêtes de quar­tier, l’ouverture aux jeunes, les espaces de liberté…

Il est d’ailleurs signi­fi­ca­tif d’observer que d’analogues contor­sions men­tales appa­rurent sous cer­taines plumes ren­dant compte d’une comé­die bien drôle aus­si, évo­quant les émois d’intellectuels bon teint connais­sant le suc­cès grâce à une cri­tique très élo­gieuse de leur tra­vail parue dans un jour­nal d’extrême-droite. Il s’agissait de Dan­ger… public, de Fré­dé­ric Sabrou, dont il fut ques­tion dans ces colonnes.

Voi­là, dans la dra­ma­tur­gie contem­po­raine, un cou­rant de pen­sée qu’il sera inté­res­sant de suivre.

J’espère en tout cas que vous cour­rez voir L’Inscription.

Nous n’avons par­lé que du texte ; il convient pour­tant d’ajouter qu’il est ser­vi par trois comé­diennes et trois comé­diens cha­cun plus vrai que nature, dans son iro­nie, ou sa com­bi­nai­son de suf­fi­sance, de naï­ve­té et de bêtise. Du grand art.

Poster un commentaire