L’industrie pétrolière confrontée au défi de la mobilité durable

Dossier : ExpressionsMagazine N°606 Juin/Juillet 2005
Par Jean-Michel GIRES (76)

Hommes poli­tiques, urba­nistes, pla­ni­fi­ca­teurs, socio­logues, archi­tectes, pro­fes­sion­nels du BTP, entre­prises de trans­port public, construc­teurs auto­mo­biles… Si nom­breux sont les acteurs inter­ve­nant dans la ges­tion et le deve­nir des méga­poles que le rôle d’un groupe pétro­lier1 face au déve­lop­pe­ment de ces concen­tra­tions urbaines semble a prio­ri bien modeste. Qu’at­tend-on de lui ? Qu’il four­nisse du car­bu­rant à tous ceux qui en ont besoin. Un car­bu­rant éco­no­mique, per­for­mant et res­pec­tueux de l’en­vi­ron­ne­ment, pour aujourd’­hui comme pour demain… et après-demain. Car là réside le défi qu’il doit rele­ver pour assu­rer ce que j’ap­pel­le­rai une » mobi­li­té durable « .

Quelques chiffres donnent la mesure de l’en­jeu. Pre­nons d’a­bord l’exemple des concen­tra­tions urbaines. En 1950, deux agglo­mé­ra­tions seule­ment – Londres et New York – regrou­paient plus de huit mil­lions d’ha­bi­tants. En 2000, elles étaient vingt-quatre, dont dix-sept dans les pays du Sud. En 2015, elles devraient, selon les pré­vi­sions des Nations unies, pas­ser à trente-trois, dont vingt-six dans les pays du Sud. Pre­nons ensuite l’exemple du parc auto­mo­bile. On comp­tait, en 2002, 785 véhi­cules par mil­lier d’ha­bi­tants aux États-Unis, 560 en Europe, 12 seule­ment en Chine et à peine plus en Inde.

Du rap­pro­che­ment de ces deux don­nées naît une évi­dence : c’est dans les pays émer­gents que les méga­poles croissent le plus à la fois en nombre et en taille ; or cet essor s’ac­com­pagne iné­luc­ta­ble­ment d’une évo­lu­tion de la mobi­li­té qui entraîne un déploie­ment des moyens de trans­port public mais aus­si la mul­ti­pli­ca­tion des motos, des taxis, des véhi­cules par­ti­cu­liers et, pour faire face aux besoins du ter­tiaire, des camions et camion­nettes. Ima­gi­nez qu’1,3 mil­liard de Chi­nois s’é­quipe, dans les pro­chaines décen­nies, selon les stan­dards du monde occi­den­tal et pen­sez aux consom­ma­tions de pétrole induites ! Et la Chine ne repré­sente pas un cas iso­lé. Elle se trouve talon­née par l’Inde qui, comp­tant aujourd’­hui 1,1 mil­liard d’ha­bi­tants devrait, selon un rap­port de l’O­NU, la dépas­ser, en 2030. Sans par­ler d’autres pays émer­gents comme le Bré­sil, qui tota­lise déjà 176 mil­lions d’ha­bi­tants. Il faut donc s’at­tendre à une explo­sion du parc auto­mo­bile et des besoins en car­bu­rant inhérents.

Or, actuel­le­ment déjà, nous consom­mons 85 mil­lions de barils de pétrole par jour, dont plus de la moi­tié consa­crée au trans­port. Domaine dans lequel le pétrole semble le plus dif­fi­cile à rem­pla­cer et dont les réserves sont, en l’é­tat actuel des connais­sances, esti­mées à une qua­ran­taine d’an­nées. En l’é­tat actuel des connais­sances, j’in­siste, car des pers­pec­tives nou­velles peuvent tou­jours appa­raître grâce à l’ex­plo­ra­tion et sur­tout à l’a­mé­lio­ra­tion des tech­no­lo­gies. Néan­moins, la ques­tion se pose de savoir s’il sera pos­sible de four­nir assez de car­bu­rant pour répondre à l’en­semble des besoins futurs…

Un élé­ment de réflexion s’im­pose d’emblée : il ne s’a­git pas seule­ment de consi­dé­rer le nombre de véhi­cules mais la consom­ma­tion par véhi­cule. D’é­normes dif­fé­rences existent à cet égard entre des pays comme la France – où la consom­ma­tion des véhi­cules par­ti­cu­liers a décru depuis 1980, essen­tiel­le­ment grâce à la » dié­sé­li­sa­tion » du parc – et les États-Unis, où elle n’a qua­si­ment pas chan­gé depuis 1985 : mal­gré les efforts consen­tis par les construc­teurs auto­mo­biles pour pro­po­ser des alter­na­tives moins » gour­mandes « , la cylin­drée des véhi­cules n’a ces­sé d’aug­men­ter et le mar­ché a bas­cu­lé vers une pré­do­mi­nance des SUV, les Sport and Uti­li­ties Vehicles, qui repré­sentent plus de la moi­tié des véhi­cules par­ti­cu­liers et battent des records de consom­ma­tion. Ce paral­lèle per­met de com­prendre l’in­ci­dence sur l’u­ti­li­sa­tion des res­sources de posi­tions gou­ver­ne­men­tales aus­si dif­fé­rentes que celles de l’Eu­rope et des États-Unis, où sub­siste une tolé­rance sociale beau­coup plus forte au regard des consom­ma­tions » auto­ri­sées » pour les véhicules.

Que peut faire un groupe pétro­lier ? Bien sûr, accé­der à de nou­velles réserves, dites » non conven­tion­nelles « , comme celles des gise­ments de pétrole extra-lourd, des champs situés dans les grands fonds marins ou des réser­voirs très enfouis. Des dis­po­ni­bi­li­tés très impor­tantes s’ouvrent dans ce domaine. Bien sûr, il fau­dra aus­si trou­ver un relais au pétrole à tra­vers d’autres formes d’éner­gie. La pre­mière à s’im­po­ser est le gaz natu­rel, dont les réserves sont esti­mées à une soixan­taine d’an­nées. Non seule­ment les véhi­cules peuvent rou­ler au gaz natu­rel com­pri­mé mais il est pos­sible d’en­vi­sa­ger une trans­for­ma­tion du gaz natu­rel sous forme de liquide grâce aux tech­no­lo­gies dites GTL, Gas to Liquids.

La fabri­ca­tion de car­bu­rant syn­thé­tique à par­tir de gaz natu­rel ne consti­tue pas l’u­nique solu­tion du genre. On peut éga­le­ment fabri­quer des car­bu­rants syn­thé­tiques à par­tir des frac­tions les plus lourdes du pétrole, à par­tir du char­bon (CTL, Coal to Liquids) ou de la bio­masse (BTL, Bio­mass to Liquids). Mais, sans attendre les résul­tats de ces tra­vaux plus pros­pec­tifs, per­met­tez-moi de par­ler de ce que nous fai­sons déjà au sein du groupe auquel j’ap­par­tiens. Nous étant enga­gés dans la pro­duc­tion de bio­car­bu­rants il y a plus de dix ans, nous contri­buons aujourd’­hui à com­mer­cia­li­ser près de 500 000 tonnes de bio­car­bu­rants, sous forme soit d’ETBE (éthyl-ter­tio-butyl-éther) – pro­duit par syn­thèse à par­tir de l’i­so­bu­ty­lène (extrait du raf­fi­nage) et de l’é­tha­nol d’o­ri­gine bet­te­ra­vière ou céréa­lière – soit d’EMHV (esters méthy­liques d’huile végé­tale) ou bio­dié­sels – obte­nus par réac­tion du métha­nol sur de l’huile de colza

D’ores et déjà, l’in­dus­trie s’at­tache donc à trou­ver toute une série d’al­ter­na­tives per­met­tant de réduire la contrainte qui pèse sur la dis­po­ni­bi­li­té de l’offre pour répondre à l’ap­pel à la mobi­li­té durable des pays en développement.

Peut-on aller encore plus loin et ima­gi­ner par exemple une civi­li­sa­tion de type tout hydro­gène ? Mon groupe étu­die ces pos­si­bi­li­tés puisque nous avons ouvert une sta­tion-ser­vice dis­tri­buant de l’hy­dro­gène à Ber­lin, en Alle­magne. Un cer­tain nombre d’obs­tacles tech­niques – ne fût-ce que celui de la den­si­té volu­mique et mas­sique signi­fi­ca­ti­ve­ment plus faible de l’hy­dro­gène par rap­port aux hydro­car­bures liquides – et éco­no­miques res­tent tou­te­fois à résoudre. Bien que l’hy­dro­gène offre de belles pers­pec­tives, il fau­dra sans doute attendre bon nombre d’an­nées avant que l’on sache l’embarquer de façon com­pé­ti­tive à bord des véhi­cules : le sujet relève encore de la R & D. Mais, d’i­ci là, les sub­sti­tuts que j’é­vo­quais pré­cé­dem­ment, comme le GTL, le CTL et la BTL, appor­te­ront pro­ba­ble­ment d’autres solu­tions de relais aux pro­duits pétro­liers traditionnels.

Cela dit, la capa­ci­té de répondre à la demande en car­bu­rants n’est qu’une par­tie de l’é­qua­tion. Il en est une autre, tout aus­si vitale : com­ment conci­lier cette offre éner­gé­tique, à la hau­teur d’at­tentes tou­jours crois­santes avec les impé­ra­tifs envi­ron­ne­men­taux qui condi­tionnent l’a­ve­nir de la planète ?

C’est un para­doxe sur lequel nous nous sommes déjà pen­chés dans les pays déve­lop­pés, où nous sommes par­ve­nus à amé­lio­rer de façon très signi­fi­ca­tive à la fois les carac­té­ris­tiques des nou­velles moto­ri­sa­tions et la qua­li­té des car­bu­rants. Au vu de ces deux élé­ments, on constate des amé­lio­ra­tions spec­ta­cu­laires des per­for­mances envi­ron­ne­men­tales : la plu­part des pol­luants sus­cep­tibles de sor­tir d’un pot d’é­chap­pe­ment – monoxyde de car­bone, oxydes d’a­zote, par­ti­cules, com­po­sés orga­niques vola­tils, ben­zène, dioxyde de soufre – sont en voie d’être dras­ti­que­ment réduits à l’é­chelle euro­péenne, dans le cadre de régle­men­ta­tions que les indus­tries auto­mo­bile et pétro­lière n’ont pas seule­ment sui­vies mais par­fois devancées.

Il est donc per­mis de sup­po­ser que l’on obtien­dra le même résul­tat, avec un retard com­pris entre dix et vingt ans, dans les pays en développement.

Reste cepen­dant un grave sujet de pré­oc­cu­pa­tion : la crois­sance des émis­sions de CO2, essen­tiel­le­ment liées à la com­bus­tion des éner­gies fos­siles. Le gaz car­bo­nique s’ac­cu­mule ain­si dans l’at­mo­sphère à un rythme supé­rieur à celui de sa résorp­tion natu­relle : la concen­tra­tion de CO2 dans l’at­mo­sphère s’est accrue de 280 à 370 ppm depuis le début de la révo­lu­tion indus­trielle et l’on constate simul­ta­né­ment un réchauf­fe­ment moyen de la pla­nète d’en­vi­ron 0,6 °C. Si aucune mesure de réduc­tion n’é­tait mise en œuvre d’i­ci à la fin du siècle, la teneur du CO2 dans l’at­mo­sphère pour­rait, selon les scé­na­rios du GIEC2, pro­vo­quer une hausse de la tem­pé­ra­ture moyenne de 1,5 à 6 °C.

La réduc­tion des émis­sions de CO2, qui figure par­mi les six gaz à effet de serre visés par le pro­to­cole de Kyo­to, est une prio­ri­té inter­na­tio­nale. Les mesures à prendre passent par la recherche de l’ef­fi­ca­ci­té éner­gé­tique en aval – concep­tion et condi­tions d’u­ti­li­sa­tion des véhi­cules visant une consom­ma­tion mini­male – mais aus­si en amont. Pour un groupe pétro­lier, il s’a­git de tra­vailler à la réduc­tion de ses émis­sions depuis la pro­duc­tion au niveau du puits jus­qu’à la dis­tri­bu­tion dans les sta­tions-ser­vice, en pas­sant par le raf­fi­nage, le trans­port et le sto­ckage. Au-delà des efforts consen­tis pour amé­lio­rer les pro­cé­dés, il convient aus­si de tra­vailler à des solu­tions plus radicales.

L’in­dus­trie a ain­si lan­cé des pro­grammes de R & D sur la cap­ture du CO2 puis son sto­ckage géo­lo­gique dans des for­ma­tions sou­ter­raines appro­priées comme des gise­ments d’hy­dro­car­bures épui­sés ou des réser­voirs aqui­fères salins pro­fonds. À en juger par les pilotes en cours, cette solu­tion semble tech­ni­que­ment réa­li­sable mais par­ti­cu­liè­re­ment coû­teuse. Les tra­vaux menés visent donc à rendre cette solu­tion viable en termes économiques.

Confron­tée à des contraintes quan­ti­ta­tives aus­si bien que qua­li­ta­tives, l’in­dus­trie pétro­lière se trouve en pleine phase de muta­tion pour répondre au défi de la mobi­li­té durable qu’illustre notam­ment le déve­lop­pe­ment des méga­poles. Mais cela répond fina­le­ment à sa voca­tion pre­mière : amé­lio­rer le quo­ti­dien de tout un cha­cun, aujourd’­hui, demain et après-demain. 

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1.
Appel­la­tion com­mu­né­ment admise mais un brin res­tric­tive pour dési­gner les majors, qui exploitent aujourd’­hui non seule­ment le pétrole mais aus­si le gaz et tra­vaillent à la recherche d’éner­gies alternatives.
2. Groupe inter­gou­ver­ne­men­tal d’ex­perts sur l’é­vo­lu­tion du climat.

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