L’Île des Esclaves

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°528 Octobre 1997Par : MARIVAUXRédacteur : Philippe OBLIN (46)

Mal­gré la majes­té de son nom, Pierre Car­let de Cham­blain de Mari­vaux fut un contes­ta­taire, peut-être parce que la vie l’abreuva de déplai­sirs. Fils de haut fonc­tion­naire plus qu’aisé, il connut à trente-deux ans la ruine, lors de l’effondrement du sys­tème de Law, après quoi il n’eut plus que sa plume pour assu­rer ses fins de mois. Et dépendre du bon vou­loir d’acteurs et de libraires pour sa sub­sis­tance consti­tue, de soi, une malé­dic­tion. Autre forme de dis­grâce à mes yeux : il ne goû­tait pas Molière. Il pré­fé­rait enfin la pétu­lance et les vire­voltes des comé­diens ita­liens à la digne réserve du théâtre fran­çais, de son temps enti­ché des tra­gé­dies de Vol­taire et de Cré­billon. C’est tout dire.

Sur les trente-trois pièces qu’il écri­vit, il n’en por­ta que sept aux Fran­çais, dont seule d’ailleurs La Seconde Sur­prise de l’amour demeure aujourd’hui fami­lière du grand public. Elles échouèrent toutes plus ou moins, en grande par­tie suite à des ros­se­ries dudit Vol­taire. Toutes ses autres pièces furent confiées aux Italiens.

L’extraordinaire est que les plus jeunes de ces comé­diens, fraî­che­ment débar­qués d’Italie, ne savaient pas tou­jours très bien le fran­çais, de sorte qu’ils disaient leur texte, et quel texte ! sans en maî­tri­ser tout à fait le sens : un bel exemple de métier.

L’Espace-Théâtre du Marais vient de reprendre L’Île des Esclaves, avec la Com­pa­gnie du Théâtre qui danse, dans une mise en scène de S. Bug­gy, res­sus­ci­tant un peu la tra­di­tion pri­me­sau­tière des Ita­liens qui la créèrent, en 1725.

Le sujet : le sei­gneur athé­nien Iphi­crate et son valet Arle­quin sont jetés par un nau­frage sur l’île des Esclaves, en même temps qu’une jeune noble, Euphro­sine, et sa sui­vante Cléanthis.

Dans cette île, habi­tée depuis long­temps par des esclaves fugi­tifs d’Athènes, la loi impose aux sur­ve­nants l’inversion des rôles : les esclaves y deviennent maîtres, et vice-ver­sa. Les maîtres ne sont libé­rés et ren­voyés à Athènes qu’après avoir don­né toutes les preuves d’adaptation à leur nou­velle condi­tion. Thème contes­ta­taire s’il en est.

Iphi­crate prend mal la situa­tion et n’apprécie pas les plai­san­te­ries au demeu­rant assez inno­centes du débon­naire Arle­quin. Les choses se passent beau­coup plus mal pour cette pré­ten­tieuse écer­ve­lée d’Euphrosine. La jeune Cléan­this – rôle en l’occurrence confié à une effer­ves­cente mime – lui débite devant le juge de l’île une diver­tis­sante évo­ca­tion de ses levers, les matins où elle est de bonne humeur, et ceux où elle ne l’est pas, ou de la façon dont elle reçoit ses soupirants.

Ensuite de quoi l’implacable Cléan­this, deve­nue dame, se pique de se faire faire la cour par Arle­quin deve­nu sei­gneur, cepen­dant que les ci-devant leur apportent des fau­teuils. Mais cela ne marche pas trop bien : les deux anciens esclaves pataugent dans le “ mari­vau­dage ”. Rien ne les y a pré­pa­rés. Qu’à cela ne tienne : on va jouer aux amours ancil­laires. Le tout neuf sei­gneur Arle­quin se voit char­gé par Cléan­this de séduire la toute neuve sou­brette Euphrosine.

Bon cœur au fond, Arle­quin est décon­te­nan­cé par le désar­roi, enfin sin­cère, de la pauvre Euphro­sine. Quand elle lui dit : “Tu es deve­nu libre et heu­reux, cela doit-il te rendre méchant ? Je ne t’ai jamais fait de mal ; n’ajoute rien à celui que je souffre ”, le brave ex-valet ne sait que répondre : “ J’ai per­du la parole. ”

En défi­ni­tive, ils se par­donnent et se récon­ci­lient tous, en ver­sant des tor­rents de larmes. Déjà s’annonçait Rous­seau, alors âgé de treize ans, et orphelin.

On reste mal­gré tout un peu sur sa faim, avec le sen­ti­ment que Mari­vaux n’a pas, dans cette pochade en un acte, tiré tout le par­ti comique de la situa­tion. Beau­mar­chais fera mieux, un peu plus tard.

Robes­pierre aus­si, mais en plus sérieux.

P.S. : Le théâtre Dau­nou reprend à par­tir du 25 sep­tembre Corot. Courez‑y, cela en vaut la peine. (Théâtre Dau­nou, 9, rue Dau­nou, 75002 Paris, tél. : 01.42.61.69.14.)

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