L’EUROPE ET L’EMPLOI APRÈS AMSTERDAM (première partie)

Dossier : ExpressionsMagazine N°530 Décembre 1997Par Pierre MAILLET (43)

L’op­po­si­tion ne por­tait pas sur l’im­por­tance du pro­blème de l’emploi en Europe ; celle-ci est una­ni­me­ment recon­nue depuis main­te­nant plu­sieurs années et les docu­ments ou réunions poli­tiques qui s’y sont inté­res­sé au niveau euro­péen sont nom­breux ; rap­pe­lons en par­ti­cu­lier le Livre blanc de la Com­mis­sion, Crois­sance, com­pé­ti­ti­vi­té, emploi de 19931 ou le texte du som­met de Dublin en avril 1996, don­nant man­dat à la Confé­rence inter­gou­ver­ne­men­tale (la CIG) char­gée ini­tia­le­ment de pré­pa­rer l’a­dap­ta­tion des ins­ti­tu­tions, de s’oc­cu­per aus­si du thème de l’emploi.

Alors, où rési­dait le désac­cord ? Il por­tait essen­tiel­le­ment sur le diag­nos­tic des sources du chô­mage, avec, en résu­mé, l’op­po­si­tion entre ceux qui affirment que le cœur du pro­blème est lié à des spé­ci­fi­ci­tés natio­nales et ne peut trou­ver une réponse que dans des actions natio­nales, pour la plu­part assez dif­fé­ren­ciées, et ceux qui estiment qu’une stra­té­gie com­mu­nau­taire, assu­rant une coor­di­na­tion des poli­tiques natio­nales, peut consti­tuer un apport déci­sif pour ren­for­cer l’ef­fi­ca­ci­té de ces dernières.

La dis­cus­sion, on le sent, fait res­sur­gir l’op­po­si­tion clas­sique sur le degré sou­hai­table d’in­ter­ven­tion com­mu­nau­taire et le par­tage des com­pé­tences entre l’U­nion et les pays membres (avec réfé­rence plus ou moins expli­cite à l’ar­ticle 3 B du trai­té de Maas­tricht par­lant de sub­si­dia­ri­té)2. Mais elle va plus loin et remet sur le devant de la scène deux débats, l’un sur la com­pa­ti­bi­li­té et la hié­rar­chie des objec­tifs (notam­ment entre sta­bi­li­té des prix et emploi), l’autre sur le dosage entre le rôle du mar­ché et celui de la poli­tique éco­no­mique ; concrè­te­ment, ces deux débats se sont cris­tal­li­sés autour du pacte de stabilité.

Comme tou­jours, le texte adop­té résulte d’un com­pro­mis, dont l’ex­pres­sion for­melle est loin de reflé­ter un com­plet accord sur le fond et pro­met donc une pour­suite des débats. Aus­si n’est-il pas inutile de reve­nir un peu sur le cœur des oppo­si­tions, c’est le but de ce pre­mier article, qui rap­pel­le­ra d’a­bord les visions contras­tées sur les sources du chô­mage et la pano­plie des thé­ra­peu­tiques envi­sa­geables, en insis­tant sur la diver­si­té des points de vue entre spé­cia­listes, qui est à l’o­ri­gine des vigou­reux débats actuels. Sur la base de cette pré­sen­ta­tion, un second article cer­ne­ra le rôle pos­sible de l’Eu­rope dans la lutte contre le chô­mage et se ter­mi­ne­ra par une appré­cia­tion – inévi­ta­ble­ment sub­jec­tive – sur le texte adop­té à Amster­dam et les conclu­sions du Conseil euro­péen de novembre 19973.

I. Le diagnostic – Sources du chômage et mécanismes d’ajustement

a) Les sources du chômage

À tout moment, le chô­mage est le résul­tat du non-res­pect de deux éga­li­tés globales :

– éga­li­té entre le nombre total d’emplois deman­dés et le nombre total de postes de tra­vail offerts (qui ne peut dépas­ser le nombre de postes de tra­vail maté­riel­le­ment exis­tants, mais peut lui être infé­rieur si les entre­prises ne tournent pas à leur pleine capacité),
– éga­li­té entre la demande glo­bale et l’offre poten­tielle glo­bale de biens et de services.

Mais une telle vision glo­bale des choses est insuf­fi­sante et il est fon­da­men­tal de tenir compte de la qua­li­té de deux adé­qua­tions entre des structures : 

– adé­qua­tion entre les struc­tures par qua­li­fi­ca­tion de la popu­la­tion active et des postes de tra­vail offerts,
– adé­qua­tion entre les struc­tures par biens et ser­vices de la demande glo­bale et de l’offre globale.

Les deux éga­li­tés glo­bales et les deux adé­qua­tions doivent être assu­rées à tout moment et pour cela il faut que les évo­lu­tions les favo­risent en per­ma­nence, ou qu’elles les réta­blissent si on s’en est écarté.

Il faut en effet tenir compte d’un carac­tère essen­tiel des éco­no­mies modernes, l’i­né­luc­ta­bi­li­té d’a­jus­te­ments en per­ma­nence : l’ap­pa­ri­tion de nou­velles tech­niques (exploi­ta­tion des nou­velles connais­sances pro­cu­rées par la recherche), la modi­fi­ca­tion de la struc­ture de la demande (interne et externe) pro­vo­quée par l’ap­pa­ri­tion de nou­veaux pro­duits et l’é­vo­lu­tion des goûts (notam­ment entre géné­ra­tions), l’ap­pa­ri­tion de nou­veaux concur­rents sur l’en­semble de la pla­nète, les modi­fi­ca­tions du cadre ins­ti­tu­tion­nel (natio­nal et inter­na­tio­nal) obligent le sys­tème pro­duc­tif à se trans­for­mer inces­sam­ment, tant sec­to­riel­le­ment qu’en ce qui concerne les tech­niques de pro­duc­tion (et donc la nature des emplois offerts).

C’est donc dans une vision dyna­mique qu’il faut regar­der les pro­blèmes de l’emploi : dire (comme on le fait sou­vent) que l’o­ri­gine du chô­mage est prin­ci­pa­le­ment de nature struc­tu­relle veut dire qu’on estime que les inadé­qua­tions entre les struc­tures sont encore plus impor­tantes que les inéga­li­tés glo­bales et qu’elles ne se résorbent pas parce que les méca­nismes d’a­jus­te­ment fonc­tionnent mal. Alors com­ment se pré­sentent ceux-ci ?

b) Les mécanismes d’ajustement

Le pro­ces­sus d’a­jus­te­ment, tant entre quan­ti­tés glo­bales qu’entre struc­tures concer­nant la force de tra­vail (struc­ture par qua­li­fi­ca­tion) et l’offre et la demande de biens et ser­vices, fait jouer un nombre impor­tant de méca­nismes qui fonc­tionnent simul­ta­né­ment, les uns macro et les autres microéconomiques.

1) Les aspects macroéconomiques

Macroé­co­no­mi­que­ment, trois variables tiennent une place cru­ciale, l’une pure­ment interne, le taux d’ac­ti­vi­té, l’autre semi-externe, le taux de change, la troi­sième, psy­cho­lo­gique, la confiance.

a) Le niveau d’activité globale de l’économie

Qu’il y ait une rela­tion posi­tive entre le niveau (ou la crois­sance) du PIB et le niveau (ou la crois­sance) de l’emploi est géné­ra­le­ment admis, mais la valeur de l’é­las­ti­ci­té est sujette à beau­coup de débats, tour­nant autour du thème de « la crois­sance (plus ou moins) riche en emplois ». Cette richesse en emplois dépend tant des moda­li­tés de la poli­tique macroé­co­no­mique de sti­mu­la­tion de la crois­sance que de cer­taines carac­té­ris­tiques struc­tu­relles de l’é­co­no­mie (struc­tures sec­to­rielles, dyna­misme innovateur).

La poli­tique macroé­co­no­mique interne peut se pré­oc­cu­per, soit direc­te­ment du taux d’ac­ti­vi­té et de l’emploi, soit direc­te­ment d’autres grands objec­tifs, avec un effet second sur l’emploi.

L’ef­fet direct sur le taux d’ac­ti­vi­té est visé essen­tiel­le­ment par la poli­tique bud­gé­taire, selon le sché­ma clas­sique du mul­ti­pli­ca­teur. Le recours à une telle poli­tique n’est évi­dem­ment conce­vable que si le sec­teur pro­duc­tif dis­pose de réserves de capa­ci­tés phy­siques de pro­duc­tion, mais deux autres élé­ments viennent aus­si le limiter.

Il s’a­git d’a­bord de « l’ef­fet de fuite », expri­mant que la hausse de la demande sus­cite des impor­ta­tions, plus qu’un accrois­se­ment de la pro­duc­tion natio­nale ; l’am­pleur de cet effet dépend de la struc­ture de l’ap­pa­reil pro­duc­tif et l’ef­fet natio­nal d’une stra­té­gie bud­gé­taire de sti­mu­la­tion dépend de la poli­tique menée par les prin­ci­paux par­te­naires com­mer­ciaux (qui, pour les pays membres de l’U­nion, sont essen­tiel­le­ment les autres membres de celle-ci).

Il s’a­git d’autre part des consé­quences de l’aug­men­ta­tion du défi­cit public, qui entraîne une aug­men­ta­tion de la dette publique ; au-des­sus d’un cer­tain niveau de défi­cit, on s’embarque dans un pro­ces­sus cumu­la­tif et le pro­ces­sus n’est pas durable ; de plus joue « l’ef­fet d’é­vic­tion », les emprunts publics venant prendre la place des emprunts des entre­prises sur le mar­ché des capi­taux ; c’est une des moti­va­tions des cri­tères de conver­gence du trai­té de Maas­tricht, dans une éco­no­mie euro­péenne où il y a un seul mar­ché des capi­taux et où les emprunts publics d’un pays peuvent venir res­treindre (ou rendre plus coû­teux) le finan­ce­ment pri­vé dans les autres pays.

Pour chaque pays, la marge de jeu bud­gé­taire natio­nale est ain­si sérieu­se­ment limi­tée, et donc aus­si son action sur l’emploi ; mais une démarche com­mu­nau­taire est sus­cep­tible d’at­té­nuer cette contrainte.

La poli­tique macroé­co­no­mique peut aus­si être mise au ser­vice d’un autre grand objec­tif, la sta­bi­li­té des prix. Celle-ci est pro­cu­rée, soit par une action directe sur la source même de l’in­fla­tion, soit par une action indi­recte de cor­se­tage moné­taire. La pre­mière méthode consiste à obte­nir un accord social pour res­pec­ter cer­taines règles ; entre par­te­naires sociaux pour que la hausse des rému­né­ra­tions sala­riales soit en har­mo­nie avec celle de la pro­duc­ti­vi­té moyenne du tra­vail dans toute l’é­co­no­mie (théo­rie de l’in­fla­tion par les coûts), accep­ta­tion poli­ti­co-sociale par l’en­semble du corps social du pays de la répar­ti­tion des reve­nus (théo­rie socio­lo­gique de l’in­fla­tion, consi­dé­rée comme le moyen de résor­ber, à court terme, les ten­sions sur cette répar­ti­tion entre caté­go­ries sociales). La seconde méthode, indi­recte, consiste à pra­ti­quer un cor­se­tage moné­taire glo­bal, en appli­ca­tion de l’i­dée géné­rale de la théo­rie quan­ti­ta­tive de la monnaie.

Lorsque la pre­mière méthode fonc­tionne, parce que les par­te­naires sociaux acceptent de pra­ti­quer ces com­por­te­ments concer­tés (die Kon­zer­tierte Aktion alle­mande) et parce que l’en­semble de la popu­la­tion fait pas­ser la recherche de la sta­bi­li­té géné­rale des prix avant les reven­di­ca­tions caté­go­rielles, la seconde méthode reste en réserve, en quelque sorte à titre d’élé­ment de dis­sua­sion s’il y a déra­page, par exemple du fait d’un choc exté­rieur (tel que la hausse du prix du pétrole ou la réuni­fi­ca­tion alle­mande) ; telle fut bien la réa­li­té alle­mande pen­dant des années.

Si par contre la pre­mière méthode ne fonc­tionne pas (ou pas suf­fi­sam­ment), il faut recou­rir à la seconde, qui peut se révé­ler effi­cace pour lut­ter contre l’in­fla­tion, mais peut aus­si avoir un effet per­vers sur l’emploi, par la hausse cor­ré­la­tive du taux d’in­té­rêt (effet direct de la poli­tique monétaire).

b) Le taux de change

L’autre variable glo­bale est le taux de change, car c’est lui qui quan­ti­fie l’in­ter­face entre l’é­co­no­mie natio­nale et l’é­co­no­mie du reste du monde. Il influence à court terme l’am­pleur des expor­ta­tions et des impor­ta­tions (et donc le taux d’u­ti­li­sa­tion de cer­taines capa­ci­tés de pro­duc­tion exis­tantes), à moyen terme l’am­pleur des avan­tages com­pa­ra­tifs et donc l’é­vo­lu­tion des spé­cia­li­sa­tions, des loca­li­sa­tions et des inves­tis­se­ments directs étran­gers ou à l’é­tran­ger et de ce fait la nature et l’am­pleur des emplois créés ou détruits.

Pour orien­ter per­ti­nem­ment les spé­cia­li­sa­tions (et donc favo­ri­ser la com­pé­ti­ti­vi­té et l’emploi), il fau­drait que le taux de change reflète cor­rec­te­ment les « fon­da­men­taux » (carac­té­ris­tiques com­pa­ra­tives des éco­no­mies concer­nées). Avec la libé­ra­li­sa­tion de plus en plus pous­sée des mou­ve­ments de capi­taux et la faci­li­té tech­nique accrue de ceux-ci, les taux de change sont de plus en plus influen­cés par des mou­ve­ments « spé­cu­la­tifs » de très court terme, visant pré­ci­sé­ment à modi­fier ces taux de façon auto-réa­li­sa­trice pour l’ob­ten­tion de gains immé­diats, ce qui n’est pas favo­rable à l’emploi. La créa­tion d’une mon­naie euro­péenne pour­ra contri­buer à réduire ces insta­bi­li­tés pour chaque pays membre.

c) La confiance

Une troi­sième variable, que les sta­tis­ti­ciens regardent avec per­plexi­té, car ils ne savent guère com­ment la repé­rer, exerce en fait un rôle déci­sif dans le fonc­tion­ne­ment de l’é­co­no­mie et sur le niveau de l’emploi, il s’a­git de la confiance sur les pers­pec­tives éco­no­miques futures. Il est bien connu qu’elle favo­rise en effet l’in­ves­tis­se­ment, et que dans le par­tage de l’in­ves­tis­se­ment entre ses deux com­po­santes, celle visant à ampli­fier les capa­ci­tés (et donc l’emploi) est rela­ti­ve­ment favo­ri­sée tan­dis qu’en situa­tion d’in­cer­ti­tude, les inves­tis­se­ments de pro­duc­ti­vi­té, en pre­mière étape des­truc­teurs d’emplois, sont pri­vi­lé­giés ; enfin, l’en­tre­pre­neur hésite beau­coup moins à embau­cher pour une longue durée et à enga­ger des dépenses pour for­mer sa main-d’œuvre.

La confiance est un phé­no­mène lar­ge­ment col­lec­tif. Dans une éco­no­mie de mar­ché, la puis­sance publique peut contri­buer à la ren­for­cer en adop­tant une poli­tique jugée adap­tée par « les mar­chés » (en fait le mar­ché finan­cier), c’est-à-dire un ensemble limi­té d’o­pé­ra­teurs et d’ex­perts dont l’o­pi­nion, dif­fu­sée par les médias, est adop­tée par l’en­semble – ou la majo­ri­té – des opé­ra­teurs éco­no­miques. Lorsque l’o­pi­nion des mar­chés rejoint spon­ta­né­ment celle de la puis­sance publique sur la hié­rar­chie des grands objec­tifs et le choix des meilleurs ins­tru­ments pour les atteindre, la confiance peut en être très favorisée.

Si par contre il y a diver­gence, soit sur la hié­rar­chie des objec­tifs, soit sur le choix des moyens, l’ob­ten­tion d’un com­pro­mis rédui­sant l’in­cer­ti­tude pour les acteurs peut deve­nir très déli­cate : la conci­lia­tion des deux méca­nismes de choix, le méca­nisme de nature poli­tique, à base, dans nos démo­cra­ties, de majo­ri­té par­le­men­taire, et le méca­nisme de nature éco­no­mique, à base de décen­tra­li­sa­tion des déci­sions et d’ex­pres­sion des pré­fé­rences sur les mar­chés, est un des grands défis posés à l’or­ga­ni­sa­tion de nos socié­tés (et pas seule­ment en France).

Enfin, de plus en plus, les mar­chés ne sont plus natio­naux, mais deviennent plu­ri­na­tio­naux (mar­ché euro­péen), voire sou­vent pla­né­taires, avec une assez forte homo­gé­néi­té de leur opi­nion ; s’il n’y a pas en face une homo­gé­néi­té de vues des puis­sances publiques (les ins­ti­tu­tions com­mu­nau­taires, le G7), il pour­ra y avoir, soit méfiance des mar­chés, soit domi­na­tion de ceux-ci, dans tous les cas créa­tion de pro­blèmes, d’où l’im­por­tance d’une union poli­tique européenne.

2) Aspects microéconomiques – Le marché du travail

Cette expres­sion fort géné­rale de mar­ché du tra­vail recouvre en fait l’en­semble des pro­cé­dures par les­quelles se confrontent la demande et l’offre d’emplois et se déter­minent en défi­ni­tive le nombre de per­sonnes qui ont un emploi ain­si que les condi­tions – salaire et durée notam­ment – du contrat de tra­vail qui engage les deux parties.

Dans la for­mu­la­tion de la théo­rie la plus simple, appa­raissent, sur un mar­ché unique, une demande et une offre d’un type d’emploi unique, l’é­qui­libre étant obte­nu pour un cer­tain niveau de salaire. La réa­li­té est en fait beau­coup plus com­plexe ; d’une part entre pays jouent de nom­breux élé­ments de dif­fé­ren­cia­tion, (règles admi­nis­tra­tives, habi­tudes socio­lo­giques, com­por­te­ment des entre­prises pour leur ges­tion des res­sources humaines), d’autre part le salaire est à la fois un élé­ment de coût et un élé­ment de reve­nu : toute modi­fi­ca­tion du niveau géné­ral des salaires a un effet macroé­co­no­mique sur la demande de biens et ser­vices (et donc sur l’emploi).

Deux variables, le coût de la main-d’œuvre et la qua­li­fi­ca­tion de celle-ci, jouent un rôle clé dans les ajus­te­ments entre la struc­ture de la popu­la­tion active par qua­li­fi­ca­tion, la struc­ture des salaires par qua­li­fi­ca­tion, la struc­ture des qua­li­fi­ca­tions requises pour rem­plir les postes de tra­vail exis­tants (qui dépend tant de la tech­no­lo­gie que des orien­ta­tions de la pro­duc­tion). Ces trois struc­tures peuvent se défor­mer, mais à des vitesses dif­fé­rentes. On doit donc dis­tin­guer un ajus­te­ment de court terme et un ajus­te­ment de moyen long terme.

La réponse aux évo­lu­tions inces­santes de l’en­vi­ron­ne­ment éco­no­mique et des condi­tions du mar­ché (demande et offre concur­rente) exige que les modi­fi­ca­tions des orien­ta­tions de pro­duc­tion (et sou­vent aus­si des tech­niques), à la limite du volume même de pro­duc­tion de l’en­tre­prise puissent s’o­pé­rer vite ; c’est sou­vent une condi­tion de survie.

Il faut alors que les modi­fi­ca­tions de la main-d’œuvre (en postes de tra­vail, en loca­li­sa­tion, par­fois en quan­ti­té) puissent s’o­pé­rer dans les mêmes condi­tions de rapi­di­té : c’est le thème de la flexi­bi­li­té, qui prend une impor­tance crois­sante dans des éco­no­mies de plus en plus ouvertes sur un monde en évo­lu­tion tou­jours plus rapide ; tou­te­fois si, dans une vision stric­te­ment éco­no­mique, cette flexi­bi­li­té appa­raît déci­sive, elle a par contre des réper­cus­sions sociales dont il faut se sou­cier, par des mesures d’ac­com­pa­gne­ment adap­tées ; le défi actuel est de répondre à cette exi­gence de carac­tère social moins par des régle­men­ta­tions contrai­gnantes qui rigi­di­fient le tis­su éco­no­mique que par des mesures inci­ta­tives au reclas­se­ment et à la for­ma­tion réadap­ta­tive, et atté­nua­trices des divers obs­tacles au réem­ploi (infor­ma­tion, aides au dépla­ce­ment), qui ren­forcent la sou­plesse des adap­ta­tions tout en les ren­dant supportables.

À plus long terme, l’exi­gence porte évi­dem­ment sur plus de for­ma­tion. For­ma­tion adap­tée, mais à quoi dans un envi­ron­ne­ment tech­no­lo­gique très mou­vant ? C’est le thème de la pré­pa­ra­tion dès son jeune âge de l’in­di­vi­du à l’a­dap­ta­tion tout au long de sa vie et de la for­ma­tion continue.

3) Quatre grands sujets de débats et une contrainte

Avant d’ex­ploi­ter la pré­sen­ta­tion géné­rale qui pré­cède pour cer­ner les thé­ra­peu­tiques pos­sibles, il est néces­saire d’é­vo­quer quatre ter­rains d’op­po­si­tion obser­vés dans tous les débats concrets et de rap­pe­ler une contrainte inéluctable.

Une pre­mière diver­gence de vues, au moins sous-jacente, porte sur l’é­vo­lu­tion des besoins. Il paraît cer­tain que nos éco­no­mies vont conti­nuer, pen­dant plu­sieurs années, à connaître une hausse appré­ciable de la pro­duc­ti­vi­té du tra­vail, mais la répar­ti­tion des fruits de cette hausse peut se faire plus ou moins inéga­le­ment entre une aug­men­ta­tion de la pro­duc­tion dis­po­nible pour la consom­ma­tion et une réduc­tion du volume des heures de travail.

Même si les deux semblent sou­hai­tables, une ques­tion clé est alors la sui­vante : sommes-nous au voi­si­nage d’une satu­ra­tion de la demande (et des besoins, au niveau natio­nal et inter­na­tio­nal) ou faut-il conti­nuer à répondre sub­stan­tiel­le­ment à une aug­men­ta­tion de celle-ci (la demande sol­vable pou­vant d’ailleurs dépendre de la répar­ti­tion des reve­nus, sujet lar­ge­ment tabou, aus­si bien à l’in­té­rieur de chaque pays qu’à l’é­che­lon inter­na­tio­nal) ? La réponse à cette ques­tion com­mande évi­dem­ment l’ap­pré­cia­tion du volume de tra­vail (nombre de per­sonnes x nombre d’heures) néces­saire dans l’en­semble de l’é­co­no­mie, mais est loin d’être una­nime, tant entre pays que dans cha­cun d’eux.

En liai­son avec cette pre­mière ques­tion se situe la pré­oc­cu­pa­tion, rela­ti­ve­ment nou­velle, d’a­voir un « déve­lop­pe­ment durable » sur le long terme. Les réflexions sur ce thème amènent géné­ra­le­ment à la conclu­sion que le mode de déve­lop­pe­ment (et de consom­ma­tion) des pays déve­lop­pés n’est pas géné­ra­li­sable à l’en­semble de la pla­nète et que ces pays doivent alors don­ner l’exemple d’une adap­ta­tion de leur mode de vie. Dans un monde éco­no­mi­que­ment de plus en plus ouvert, une telle inflexion ne peut être le fait d’un seul pays, mais la dif­fi­cul­té de par­ve­nir à un accord, même modeste, est encore appa­ru à Den­ver en juin der­nier ; l’op­po­si­tion paraît plus mar­quée entre les bords de l’At­lan­tique qu’à l’in­té­rieur de l’Europe.

La troi­sième grande diver­gence, de nature tout à fait dif­fé­rente, concerne le degré de com­pa­ti­bi­li­té entre sta­bi­li­té des prix et emploi. Cette ques­tion est au cœur de vigou­reuses oppo­si­tions dans les débats actuels sur la poli­tique économique.

Les uns font obser­ver que la sta­bi­li­té des prix joue un rôle fon­da­men­tal pour assu­rer l’ef­fi­ca­ci­té et le dyna­misme de l’é­co­no­mie : rédui­sant l’in­cer­ti­tude sur le futur, elle favo­rise l’in­ves­tis­se­ment ; per­met­tant aux opé­ra­teurs éco­no­miques de mieux appré­cier la défor­ma­tion des prix rela­tifs autour d’une moyenne stable, elle oriente dans les bonnes direc­tions les défor­ma­tions de l’ap­pa­reil pro­duc­tif (pro­duc­tions et tech­niques) ; le résul­tat glo­bal sur l’emploi doit être posi­tif, du moins en ten­dance et à moyen terme. Ils en concluent que la poli­tique éco­no­mique doit pri­vi­lé­gier la recherche de la sta­bi­li­té des prix et exigent a prio­ri une grande sagesse dans l’u­ti­li­sa­tion de divers ins­tru­ments – notam­ment bud­gé­taire – qui pour­raient avoir des effets inflationnistes.

De plus, ils estiment géné­ra­le­ment que lors­qu’on se rap­proche du plein emploi, appa­raissent dans l’é­co­no­mie des ten­sions infla­tion­nistes, notam­ment parce qu’il est dif­fi­cile de main­te­nir le taux de hausse des salaires en har­mo­nie avec le taux de hausse de la pro­duc­ti­vi­té moyenne de l’é­co­no­mie ; c’est la théo­rie du NAIRU défi­nis­sant le taux de chô­mage en des­sous duquel il ne fau­drait pas des­cendre si on veut main­te­nir la sta­bi­li­té des prix (taux pour lequel les experts arti­culent actuel­le­ment un chiffre de 4 à 5 % pour les pays de l’OCDE). Cette vision est notam­ment expri­mée par les banques cen­trales, divers milieux finan­ciers, une par­tie des économistes.

À l’in­verse, d’autres (théo­ri­ciens et pra­ti­ciens) font obser­ver que l’é­vo­lu­tion éco­no­mique se fait rare­ment de façon régu­lière, que l’é­co­no­mie est sou­mise à des chocs plus ou moins impré­vus (d’o­ri­gine externe ou interne), qu’il faut évi­ter que les ajus­te­ments se fassent essen­tiel­le­ment sur les niveaux d’ac­ti­vi­té – et donc d’emploi -, et donc qu’il faut envi­sa­ger, chaque fois que cela peut appa­raître effi­cace, de recou­rir à une poli­tique de régu­la­tion conjonc­tu­relle, en pou­vant accep­ter à la limite, mais de façon tem­po­raire, un léger déra­page du niveau géné­ral des prix.

Enfin, on s’in­ter­roge sur l’im­pact que peut avoir sur l’emploi l’ou­ver­ture crois­sante des rela­tions com­mer­ciales inter­na­tio­nales. On se demande notam­ment si la concur­rence des pays dits à bas salaires ne vient pas réduire chez nous les emplois à faible qua­li­fi­ca­tion, ampli­fiant le chô­mage des tra­vailleurs peu qua­li­fiés. Là aus­si, les opi­nions sont par­ta­gées ; les uns sont par­ti­cu­liè­re­ment impres­sion­nés par l’am­pleur et la bru­ta­li­té des restruc­tu­ra­tions qu’ont connues cer­tains sec­teurs sous l’in­fluence de la concur­rence des tigres asia­tiques (et se demandent si le même phé­no­mène ne peut pas se repro­duire pour des sec­teurs de tech­no­lo­gie plus avan­cée), d’autres font remar­quer que l’im­pact direct est en défi­ni­tive modique du fait que com­pa­rée au PIB, l’am­pleur des échanges com­mer­ciaux des pays membres de l’U­nion avec les pays non euro­péens est faible (10 % au total et 5 % avec des pays en déve­lop­pe­ment), d’autres enfin évoquent une influence plus sub­tile sur les modes mêmes de ges­tion de nos entre­prises ; le débat est loin d’être tranché.

La contrainte de la couverture budgétaire

Il s’a­git là d’une évi­dence, cepen­dant sou­vent oubliée. Beau­coup de mesures se vou­lant favo­rables à l’emploi recourent à un finan­ce­ment à par­tir des bud­gets publics (État ou col­lec­ti­vi­tés locales). Ces dépenses doivent évi­dem­ment être finan­cées et une appré­cia­tion cor­recte de l’im­pact des mesures en ques­tion ne peut se faire qu’en pré­ci­sant soi­gneu­se­ment les moda­li­tés de cou­ver­ture des dépenses cor­res­pon­dantes (fis­ca­li­té, sup­pres­sion d’autres dépenses, défi­cit sup­plé­men­taire et emprunt) et en tenant compte de leur impact sur le fonc­tion­ne­ment de l’é­co­no­mie et, par rico­chet, sur l’emploi. Remarque d’élé­men­taire bon sens, et cepen­dant la lec­ture de nom­breux articles montre que cette consi­dé­ra­tion est sou­vent allé­gre­ment pas­sée sous silence, faute d’une vision syn­thé­tique du fonc­tion­ne­ment de l’économie.

II. Les thérapeutiques mises en œuvre ou envisagées

Face à la varié­té des élé­ments qui influencent le volume de l’emploi, les ten­ta­tives de lutte contre le chô­mage peuvent recou­rir à une vaste palette d’ac­tions, dont la mise en œuvre simul­ta­née devrait être soi­gneu­se­ment orga­ni­sée. L’en­ca­dré, page 39, les pré­sente de façon sys­té­ma­tique, autour de cinq points d’im­pact prin­ci­paux, la popu­la­tion (aspects quan­ti­ta­tif et qua­li­ta­tif), la demande de biens et ser­vices, la tech­nique, les capa­ci­tés phy­siques de pro­duc­tion (et les postes de tra­vail), le mar­ché du travail.

Face à la mul­ti­pli­ci­té des élé­ments qui influent sur l’emploi et des actions aux­quelles on peut envi­sa­ger de recou­rir pour amé­lio­rer celui-ci, il faut choi­sir, tant le diag­nos­tic expli­ca­tif du chô­mage consta­té que le conte­nu essen­tiel de la poli­tique choi­sie pour y remé­dier. Plu­sieurs choix sont pos­sibles (et s’ob­servent), qui dif­fèrent d’a­bord par une cer­taine phi­lo­so­phie de base.

Beau­coup d’a­na­lyses mettent prio­ri­tai­re­ment l’ac­cent sur les dys­fonc­tion­ne­ments des méca­nismes éco­no­miques et les mal­adresses des poli­tiques éco­no­miques. On détecte des imper­fec­tions de fonc­tion­ne­ment (on par­le­ra par exemple de rigi­di­tés exces­sives, liées tant à des régle­men­ta­tions inop­por­tunes qu’à une cir­cu­la­tion insuf­fi­sante de l’in­for­ma­tion, de niveaux de rému­né­ra­tion inadap­tés, de mau­vaise adap­ta­tion de l’offre à l’é­vo­lu­tion de la demande) ; on attire éga­le­ment l’at­ten­tion sur les effets néfastes de cer­taines mesures de poli­tiques macroé­co­no­miques (notam­ment l’ef­fet dépres­sif sur l’in­ves­tis­se­ment – et, par voie de consé­quence sur la créa­tion de postes de tra­vail – de cer­taines poli­tiques menées dans les années qui ont sui­vi la crise du pétrole de 1973). La thé­ra­peu­tique pro­po­sée com­prend alors notam­ment d’une part des amé­lio­ra­tions du mar­ché du tra­vail, d’autre part cer­taines mesures macroé­co­no­miques. Sui­vant les cas, on pri­vi­lé­gie plu­tôt les unes ou les autres, mais on reste dans une vision rela­ti­ve­ment clas­sique du fonc­tion­ne­ment de l’é­co­no­mie et de la société.

D’autres ana­lyses parlent de crise de socié­té et/ou de réforme de la socié­té. Ain­si cer­taines estiment que le type de crois­sance que les pays déve­lop­pés ont connu pen­dant près d’un demi-siècle a fait ses preuves, mais est main­te­nant révo­lu et que, au mini­mum, les liens entre crois­sance et emploi seront dans le futur très dif­fé­rents de ce qu’ils ont été dans le pas­sé, voire même que le réta­blis­se­ment d’une crois­sance forte n’est pas sou­hai­table : la pre­mière affir­ma­tion s’ap­puie sur des obser­va­tions tech­niques (telles que l’ap­pa­ri­tion de la socié­té de com­mu­ni­ca­tion), la seconde découle plus d’une cer­taine vision éthique de la vie et du fonc­tion­ne­ment de la société.

D’autres auteurs attachent une grande impor­tance à l’i­dée que le tra­vail aurait pro­fon­dé­ment chan­gé de nature et que le concept clas­sique d’emploi serait com­plè­te­ment à repen­ser ; toutes les ana­lyses clas­siques seraient alors deve­nues gra­ve­ment inadap­tées et l’or­ga­ni­sa­tion sociale elle-même serait à redé­fi­nir4. En pro­lon­ge­ment de cette idée appa­raissent les débats sur les rôles res­pec­tifs de l’é­co­no­mie mar­chande et de l’é­co­no­mie non mar­chande (avec soit des emplois publics, soit des acti­vi­tés assu­rées par des asso­cia­tions). Ces vues sont par­ti­cu­liè­re­ment déve­lop­pées en France, mais se mul­ti­plient dans d’autres pays euro­péens, avec d’ailleurs des expres­sions fort variées. Crise de socié­té, obli­geant donc à repen­ser pro­fon­dé­ment le fonc­tion­ne­ment de celle-ci (et notam­ment les méca­nismes éco­no­miques et l’or­ga­ni­sa­tion sociale).

Les deux visions sont pro­fon­dé­ment dif­fé­rentes, et leurs pro­ta­go­nistes éprouvent cer­taines dif­fi­cul­tés à dia­lo­guer. Et cepen­dant, le dia­logue est indis­pen­sable, car il est vrai­sem­blable que cha­cune des par­ties attire l’at­ten­tion sur des aspects impor­tants de la vie actuelle et de son évo­lu­tion, qu’il faut prendre en compte si on veut mettre en œuvre des thé­ra­peu­tiques appli­cables et efficaces.

Concrè­te­ment l’a­mé­lio­ra­tion de l’emploi en Europe peut ain­si être recher­chée en pro­gres­sant sur trois pistes :

  • un assou­plis­se­ment du fonc­tion­ne­ment du mar­ché du tra­vail, de façon à faci­li­ter les adap­ta­tions du sys­tème pro­duc­tif, néces­saires pour répondre à l’é­vo­lu­tion de la demande, euro­péenne et mon­diale, à l’é­vo­lu­tion de la concur­rence exté­rieure, enfin à l’é­vo­lu­tion des tech­niques dis­po­nibles. Seule cette adap­ta­tion per­ma­nente per­met de rendre l’é­co­no­mie euro­péenne com­pé­ti­tive, de sou­te­nir un déve­lop­pe­ment durable et de favo­ri­ser le plein emploi. Mais, par l’ac­cé­lé­ra­tion des adap­ta­tions qu’elle per­met, cette flexi­bi­li­té peut entraî­ner des coûts sociaux, qu’il faut mettre en balance avec les avan­tages escomp­tés et sur­tout qu’il faut se pré­oc­cu­per de cor­ri­ger par des actions adéquates ;
  • une modi­fi­ca­tion du contexte macroé­co­no­mique, en vue de pro­vo­quer une sti­mu­la­tion de la demande glo­bale et d’at­té­nuer l’ac­tuel cli­mat d’in­cer­ti­tude qui inhibe les inves­tis­se­ments et les créa­tions d’emplois ; il s’a­git de redon­ner confiance en la pers­pec­tive d’une crois­sance durable des débouchés ;
  • des trans­for­ma­tions de carac­tère socié­tal, concer­nant le rôle du tra­vail comme fac­teur d’in­ser­tion dans la socié­té, la prise en compte des pré­oc­cu­pa­tions envi­ron­ne­men­tales, les rôles rela­tifs du mar­chand et du non-mar­chand dans l’é­co­no­mie, l’am­pleur et l’or­ga­ni­sa­tion de l’É­tat-pro­vi­dence, la durée du tra­vail (heb­do­ma­daire, annuelle, sur toute la vie), la répar­ti­tion des reve­nus, les rela­tions avec le reste du monde, en d’autres termes le type de capi­ta­lisme pour l’Eu­rope de demain.


Les trois pistes ne sont pas anti­no­miques et il n’y a pas lieu d’en choi­sir une à l’ex­clu­sion des deux autres. Le ren­for­ce­ment de la confiance (piste 2) mène­ra d’au­tant plus et mieux à l’embauche (objec­tif visé) que les ajus­te­ments du sec­teur pro­duc­tif seront plus faciles tech­ni­que­ment (piste 1) et seront mieux accep­tés par l’en­semble de la popu­la­tion si on répond à ses aspi­ra­tions dif­fuses (piste 3). Les trois pistes doivent donc être explo­rées simul­ta­né­ment5.

Pour être effi­cace cette explo­ra­tion doit être le fait simul­ta­né de trois grandes familles d’ac­teurs, les entre­prises (et les milieux pro­fes­sion­nels), les tra­vailleurs (et les syn­di­cats), la puis­sance publique (gou­ver­ne­ment et Par­le­ment), aux­quelles cer­tains ajoutent la « socié­té civile » (le monde asso­cia­tif). L’ef­fi­ca­ci­té requiert que tous ces acteurs jouent leur par­ti­tion de façon cohé­rente, ce qui confère un rôle déci­sif au dia­logue préa­lable et à la négociation.

Et l’europe ?

L’ou­ver­ture éco­no­mique crois­sante sur l’ex­té­rieur des pays euro­péens a sub­stan­tiel­le­ment ren­for­cé les inter­dé­pen­dances entre éco­no­mies et réduit la marge de jeu de chaque pays agis­sant iso­lé­ment ; mais une coor­di­na­tion entre par­te­naires peut redon­ner de l’ef­fi­ca­ci­té à de nom­breuses mesures. Tou­te­fois, la coor­di­na­tion sup­pose une har­mo­nie des visions, qui est loin d’être assu­rée ; quant aux moda­li­tés concrètes de l’ac­tion, elles doivent être adap­tées aux réa­li­tés socio­lo­giques et poli­tiques de chaque pays. Il y a donc besoin d’une stra­té­gie euro­péenne pour s’at­ta­quer au pro­blème de l’emploi, mais celle-ci devra recou­rir à la fois, et de façon cohé­rente, à des actions com­mu­nau­taires et à des actions natio­nales ; le conte­nu des pre­mières – et les pos­si­bi­li­tés entrou­vertes par le trai­té d’Am­ster­dam – seront exa­mi­nées dans un pro­chain article.

Les actions ou idées pro­po­sées pour lut­ter contre le chômage

Les pro­po­si­tions d’ac­tions contre le chô­mage se mul­ti­plient depuis quelques années, mais ce foi­son­ne­ment de sug­ges­tions concrètes reflète en fait un nombre limi­té de pistes.

Les actions concer­nant la popu­la­tion (totale et active) se regroupent autour de quatre idées :

  • modi­fier l’é­vo­lu­tion de la popu­la­tion totale ; à l’ex­cep­tion des mou­ve­ments migra­toires, l’ef­fet ne peut être qu’à assez long terme (mais c’est une rai­son sup­plé­men­taire pour s’en pré­oc­cu­per tout de suite),
  • modi­fier l’in­ten­si­té du désir d’emploi (taux d’ac­ti­vi­té par classe d’âge et par sexe) ; on essaie de jouer sur le flou rela­tif de cette inten­si­té, soit par des mesures régle­men­taires (telles que l’âge de la retraite), soit par une cer­taine modi­fi­ca­tion des condi­tions de vie (crèches, aides fami­liales, etc.),
  • modi­fier la qua­li­fi­ca­tion de la main-d’œuvre, par toutes les actions de for­ma­tion (ini­tiale et continue),
  • modi­fier, à la baisse, la durée du tra­vail (heb­do­ma­daire, annuelle, sur la durée de vie), avec l’es­poir de com­pen­ser celle-ci par une aug­men­ta­tion du nombre de per­sonnes au travail.


Sur la demande de biens et ser­vices, les actions peuvent cher­cher à affec­ter soit le volume glo­bal, soit la struc­ture par produit :

  • pour la demande glo­bale, trois pistes sont envi­sa­gées : l’une agit par la sti­mu­la­tion de la demande publique (avec éven­tuel­le­ment aug­men­ta­tion du défi­cit bud­gé­taire), l’autre par une modi­fi­ca­tion de la répar­ti­tion des reve­nus ; dans les deux cas, il s’a­git prin­ci­pa­le­ment de réduire l’é­pargne « oisive » et de rele­ver la consom­ma­tion. La troi­sième piste s’in­té­resse au com­merce exté­rieur : on cherche à sti­mu­ler les expor­ta­tions et réduire les impor­ta­tions par un ren­for­ce­ment de la com­pé­ti­ti­vi­té vis-à-vis de l’ex­té­rieur, par une modi­fi­ca­tion de l’or­ga­ni­sa­tion des échanges exté­rieurs, par un ajus­te­ment du taux de change ;
  • pour la demande par pro­duit, la pre­mière idée est que cer­taines acti­vi­tés sont plus faciles à relan­cer que d’autres (forte élas­ti­ci­té par rap­port au reve­nu) et qu’elles ont des effets d’en­traî­ne­ment par­ti­cu­liè­re­ment éle­vés (jeu du tableau entrées-sor­ties). Une seconde idée est d’es­sayer de rendre sol­vable (et donc com­pa­tible avec l’é­co­no­mie de mar­ché) une nou­velle demande pour de nom­breux ser­vices (les « nou­veaux emplois »).


En ce qui concerne la tech­nique, trois canaux sont privilégiés :

  • l’un concerne les pro­duits : on cherche à conce­voir, puis à mettre sur le mar­ché de nou­veaux pro­duits, répon­dant à une nou­velle demande (interne ou extérieure),
  • l’autre concerne les pro­cé­dés : d’une part l’a­mé­lio­ra­tion de ceux-ci devrait, en amé­lio­rant la com­pé­ti­ti­vi­té, aug­men­ter les débou­chés ; l’ef­fet sur l’emploi est à la fois néga­tif – hausse de pro­duc­ti­vi­té – et posi­tif – hausse d’ac­ti­vi­té – ; d’autre part, on pour­rait a prio­ri son­ger à pro­mou­voir des tech­niques plus inten­sives en tra­vail (ce qui ren­ver­se­rait le sens actuel de l’évolution),
  • enfin, on sug­gère par­fois de ten­ter de maî­tri­ser l’é­vo­lu­tion tech­no­lo­gique, en menant des actions coor­don­nées à la fois sur la recherche et l’innovation.


C’est sur les capa­ci­tés de pro­duc­tion (en volume et en nature) que les actions pro­po­sées ou menées sont les plus variées. Trois pistes sont ain­si suivies :

  • l’une concerne la créa­tion d’en­tre­prises ou l’ex­ten­sion de celles-ci (créa­tion de nou­veaux éta­blis­se­ments). On cherche à la favo­ri­ser, soit par une sim­pli­fi­ca­tion de règles admi­nis­tra­tives, soit par une aide à l’in­ves­tis­se­ment (réduc­tion du coût du capi­tal), soit par des aides spé­ci­fiques aux nou­velles embauches ;
  • l’autre concerne le choix des tech­niques, en favo­ri­sant celles qui sont créa­trices d’emplois. On joue­ra alors sur les coûts com­pa­rés du capi­tal et du tra­vail, en rédui­sant ce der­nier, soit de façon géné­rale, soit plus spé­ci­fi­que­ment pour les qua­li­fi­ca­tions les moins pous­sées (cf. infra) ;
  • enfin, on peut ten­ter de modi­fier les com­por­te­ments d’a­jus­te­ment des entre­prises, en les inci­tant à réduire le recours à la solu­tion de faci­li­té de réduc­tion de l’emploi et au contraire à cher­cher à élar­gir leur gamme d’ac­ti­vi­tés en s’en­ga­geant dans de nou­veaux créneaux.


Enfin le mar­ché du tra­vail, lieu essen­tiel d’a­jus­te­ment, fait l’ob­jet de nom­breuses suggestions :

  • sim­pli­fi­ca­tion des inter­ven­tions publiques sur le mar­ché du tra­vail, pour les rendre plus intel­li­gibles et plus efficaces ;
  • modi­fi­ca­tion du cadre légis­la­tif ou régle­men­taire, pour rendre plus faciles les ajus­te­ments des entre­prises (notion de flexi­bi­li­té), mais aus­si pour modi­fier la durée du travail ;
  • amé­lio­ra­tion de l’in­for­ma­tion sur les emplois, tant à court terme (type Agences pour l’emploi) qu’à moyen terme (études pros­pec­tives sur les besoins futurs de main-d’œuvre) ;
  • modi­fi­ca­tion du coût du tra­vail : réduc­tion des coti­sa­tions sociales soit pour toute la main-d’œuvre, soit seule­ment pour des groupes cibles (en par­ti­cu­lier les faibles qua­li­fi­ca­tions) et fis­ca­li­sa­tion cor­res­pon­dante *, remise en cause (totale ou par­tielle) de la notion de salaire mini­mum garan­ti, remise en cause de l’État-providence ;
  • sti­mu­la­tion, par un finan­ce­ment public, de cer­tains emplois tem­po­raires (tra­vaux d’u­ti­li­té col­lec­tive, contrats de qua­li­fi­ca­tion, etc.) ;
  • réforme des sys­tèmes d’al­lo­ca­tion chô­mage (et pres­ta­tions annexes) pour inci­ter les chô­meurs à recher­cher plus acti­ve­ment un emploi ou prendre part à des pro­grammes de réinsertion ;
  • favo­ri­ser la mobi­li­té du tra­vail (entre entre­prises, entre bas­sins d’emploi).

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* En rédui­sant non les salaires, mais les charges connexes ; cf. notam­ment les pro­po­si­tions bien connues syn­thé­ti­sées dans l’ar­ticle de Jacques Dreze et Edmond Malin­vaud, Crois­sance et emploi, Euro­pean eco­no­my, n° 1, 1994.

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1. Com­mis­sion des Com­mu­nau­tés euro­péennes. Crois­sance, com­pé­ti­ti­vi­té, emploi. Les défis et les pistes pour entrer dans le XXIe siècle, Bruxelles 1993.
2. Art. 3 B (Trai­té sur l’U­nion euro­péenne du 7 février 1992, titre II, art. G, B, 5) – La Com­mu­nau­té agit dans les limites des com­pé­tences qui lui sont confé­rées et des objec­tifs qui lui sont assi­gnés par le pré­sent trai­té. Dans les domaines qui ne relèvent pas de sa com­pé­tence exclu­sive, la Com­mu­nau­té n’in­ter­vient, confor­mé­ment au prin­cipe de sub­si­dia­ri­té, que si et dans la mesure où les objec­tifs de l’ac­tion envi­sa­gée ne peuvent pas être réa­li­sés de manière suf­fi­sante par les États membres et peuvent donc, en rai­son des dimen­sions ou des effets de l’ac­tion envi­sa­gée, être mieux réa­li­sés au niveau com­mu­nau­taire. L’ac­tion de la Com­mu­nau­té n’ex­cède pas ce qui est néces­saire pour atteindre les objec­tifs du pré­sent traité.
3. Cet article et le sui­vant uti­lisent lar­ge­ment le conte­nu de l’ou­vrage col­lec­tif publié sous la direc­tion de Pierre Maillet et Wim Kös­ters Une Europe plus favo­rable à l’emploi : un pro­gramme volon­ta­riste. Coll. Pros­pec­tive euro­péenne, L’Har­mat­tan, oct. 1996 (Cf. page 72).
4. « L’in­ves­tis­se­ment imma­té­riel (édu­ca­tion et recherche) consti­tue un actif com­plé­men­taire essen­tiel à la future crois­sance et à la com­pé­ti­ti­vi­té dans la socié­té de l’in­for­ma­tion pla­né­taire émer­gente ». Construire la socié­té euro­péenne de l’in­for­ma­tion pour tous. Com­mis­sion euro­péenne 1997.
5. Cer­tains lec­teurs pour­ront s’é­ton­ner que cette pré­sen­ta­tion ne men­tionne pas expli­ci­te­ment les mul­tiples actions, de carac­tère plu­tôt ponc­tuel, menées notam­ment par des asso­cia­tions variées. Sans qu’il soit nul­le­ment dans notre idée de négli­ger ces actions très sym­pa­thiques, il faut bien en mar­quer trois limites. D’une part, plu­sieurs requièrent des sub­ven­tions publiques : c’est alors un moyen par­mi d’autres d’u­ti­li­ser la dépense publique, qui se fait au détri­ment d’autres affec­ta­tions de celle-ci (inévi­ta­ble­ment limi­tée), elles aus­si poten­tiel­le­ment créa­trices d’emplois : il s’a­git alors d’un simple dépla­ce­ment. Il en va de même lorsque les actions visent à don­ner des emplois à une caté­go­rie spé­ci­fique de per­sonnes (par exemple les habi­tants d’une ville), cela se fai­sant sou­vent au détri­ment d’autres deman­deurs d’emplois, sans qu’il y ait véri­ta­ble­ment créa­tion nette d’emplois à l’é­che­lon régio­nal ou natio­nal. Enfin, il faut prendre conscience de la por­tée quan­ti­ta­tive limi­tée de ces idées ou de ces actions : si chaque action crée 100 emplois par an (c’est l’ordre de gran­deur annon­cé) et si 500 actions sont ain­si menées (soit 5 par dépar­te­ment moyen ou 2 par ville de 100 000 habi­tants), cela concerne 50 000 emplois par an, soit 1,5 % du chô­mage total, rame­nant celui-ci de 12 % à 11,8 % de la « popu­la­tion active » : on n’est nul­le­ment à la hau­teur du pro­blème. On trouve de nom­breuses situa­tions de ce genre dans les idées pro­po­sées dans divers articles parus dans plu­sieurs numé­ros de La Jaune et la Rouge, qui peuvent ain­si consti­tuer des contri­bu­tions inté­res­santes, mais net­te­ment insuf­fi­santes, à la lutte contre le chômage.

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