Bruxelles

L’Europe et la défense : où en est-on ?

Dossier : DéfenseMagazine N°715 Mai 2016
Par Nicole GNESOTTO

La défense euro­péenne n’a pas eu voca­tion à défendre le ter­ri­toire de l’U­nion, mais seule­ment d’in­ter­ve­nir à l’ex­té­rieur. Il faut main­te­nant la poli­ti­ser pour répondre à la demande des citoyens sur le volet inté­rieur, le volet exté­rieur et le volet de ges­tion des frontières.

La der­nière occa­sion où les Fran­çais ont enten­du par­ler de l’Union euro­péenne en rela­tion avec la défense fut l’invocation par le Pré­sident de la Répu­blique de la clause de défense mutuelle (article 42–7) du trai­té de Lis­bonne à pro­pos des atten­tats de novembre à Paris, avec le peu d’effet concret que l’on sait. Qu’est-ce que cela inspire ?

Quand on parle de défense euro­péenne, on ne parle que d’interventions exté­rieures. Est-ce que les atten­tats peuvent faire évo­luer la concep­tion tra­di­tion­nelle de la défense euro­péenne et abou­tir à ce que la poli­tique de sécu­ri­té et de défense concerne aus­si la défense des citoyens sur les ter­ri­toires de l’Union ?

“ Il faut absolument politiser la politique de sécurité et de défense européenne ”

Je ne le crois pas. En pre­mier lieu, cette acti­va­tion du 42–7 a effec­ti­ve­ment don­né lieu à des réac­tions immé­diates de nos par­te­naires, mais pour des inter­ven­tions exté­rieures, en par­ti­cu­lier en Afrique, et plus par­ti­cu­liè­re­ment au Mali et en RCA.

Ensuite, parce que la prio­ri­té aujourd’hui de l’Europe, c’est bien de répondre à la demande de sécu­ri­té des citoyens, mais d’y répondre de façon glo­bale, et pas for­cé­ment mili­taire. Il faut abso­lu­ment « poli­ti­ser » la poli­tique de sécu­ri­té et de défense européenne.

REPÈRES

La première difficulté de la défense européenne est qu’elle est très largement inconnue et mal perçue par le public. Elle repose sur un vocabulaire trompeur : la politique de sécurité et de défense, telle qu’on l’a construite depuis 1999, ne s’occupe pas de la protection ou de la défense des territoires et des citoyens de l’Union, mais de la gestion de crises des autres, sur les territoires extérieurs dans le voisinage de l’Union.
Cela a été une déformation française que d’appeler cela défense européenne, car il était bien clair dès l’origine que la défense des territoires et des citoyens en Europe restait une compétence soit nationale pour les pays neutres, soit de l’OTAN pour les membres de cette alliance, France comprise.
Le traité de Lisbonne a certes prévu une clause d’assistance mutuelle entre les États membres de l’Union européenne, mais il ajoute aussitôt que la mise en œuvre de cette clause se fait en priorité dans le cadre de l’OTAN.

 
C’est ce que le pré­sident Hol­lande a ten­té de faire ?

Oui, d’une cer­taine façon. Il y a, qu’on le veuille ou non, une soli­da­ri­té de fait des pays de l’Union devant la menace ter­ro­riste. D’autant plus que nous avons aujourd’hui affaire non à des étran­gers mais à des natio­naux de l’Union, qui passent à l’action sur nos territoires.

C’est donc une dimen­sion à la fois exté­rieure et intérieure.

On était en tout cas assez loin de la notion d’« agres­sion armée sur le ter­ri­toire » qui est visée par l’article 42–7, et du reste Mme Moghe­ri­ni a immé­dia­te­ment répon­du que ce n’était pas l’affaire de l’Union en tant que telle, mais seule­ment de ses membres bilatéralement.

Mme Moghe­ri­ni a rai­son dans le sens où la poli­tique de sécu­ri­té et de défense est tout sauf une poli­tique com­mune, au sens inté­gré et com­mu­nau­taire du terme.

Bien sûr, l’Union est concer­née, et c’est le rôle de Mme Moghe­ri­ni d’inciter les États à répondre à la sol­li­ci­ta­tion de la France, mais ce sont les États qui décident et agissent.

ENTENDRE LA DEMANDE POLITIQUE DES CITOYENS

« Ce qui manque aujourd’hui, c’est une politique qui se bâtirait sur trois dimensions : un volet intérieur (lutte contre le terrorisme), un volet extérieur (gestion de crises, lutte contre le terrorisme international, etc.) et un volet de gestion des frontières (sécurité des frontières, garde- frontières, garde-côtes européennes, etc.).
Si on ne propose pas aux citoyens une telle politique globale, on passe à côté de leur demande de sécurité.
Et sinon, on en reste à une gestion bureaucratique d’outils techniques (Agence européenne de défense, pooling and sharing, etc.) qui n’ont aucune visibilité et sont totalement coupés de la demande politique des citoyens. »

Jus­te­ment, on a bien essayé de don­ner une dimen­sion d’intégration à la PSDC, en créant un cer­tain nombre d’instances. Mais cela n’a‑t-il pas plu­tôt mis en évi­dence le manque d’appétence poli­tique col­lec­tive des Euro­péens pour la défense ?

Je ne suis pas d’accord. Il y a eu la créa­tion d’organes cou­vrant toute la gamme du besoin : comi­té mili­taire, état-major, agence de défense, etc. Cela a eu un rôle fon­da­men­tal pour sus­ci­ter une espèce d’affectio socie­ta­tis à Bruxelles autour de la défense, jusqu’alors tota­le­ment absente du pay­sage. Ce fut une petite révolution.

“ Une appropriation du sujet sécurité-défense au niveau bruxellois ”

Cela a été aus­si l’occasion, pour de nom­breux « petits » États, d’accéder à un niveau d’horizon stra­té­gique qui leur était sinon glo­ba­le­ment inaccessible.

Nous avons donc eu une véri­table appro­pria­tion du sujet sécu­ri­té-défense au niveau bruxel­lois, mais ce n’est pas allé jusqu’à créer une véri­table demande poli­tique d’agir ensemble dans le domaine militaire.

Aujourd’hui, la dyna­mique inau­gu­rée avec Tony Blair en 1999 s’est inver­sée, et depuis 2004, en par­ti­cu­lier après la guerre d’Irak, tout cela stagne, voire régresse. La Grande- Bre­tagne est reve­nue à une pos­ture très néga­tive sur toute évo­lu­tion euro­péenne en matière de défense.

La seule manière aujourd’hui de relan­cer la dyna­mique, ce n’est pas de mettre en avant des objec­tifs tech­niques (faire ensemble des arme­ments, etc.), mais de mon­trer que l’Europe a une valeur ajou­tée dans la ges­tion des crises qui menacent notre sécurité.


Nous avons eu une véri­table appro­pria­tion du sujet sécu­ri­té-défense au niveau bruxel­lois, mais ce n’est pas allé jusqu’à créer une véri­table demande poli­tique d’agir ensemble dans le domaine militaire.
© BRAD PICT / FOTOLIA.COM

EFFICACITÉ EUROPÉENNE

« Quelles sont les menaces ressenties par les Européens aujourd’hui ? Il y a le terrorisme à l’intérieur, et là nous avons des choses importantes comme la coopération judiciaire ou le mandat d’arrêt européen ; il y a la Russie à l’Est, et ça, c’est l’affaire de l’OTAN ; et le terrorisme de Daech au Sud, mais là, la PSDC telle qu’elle a été conçue n’est pas opérante.
Reste l’Afrique, où il y a une forte valeur ajoutée possible : formation des forces armées locales, aide au secteur de sécurité, soutien aux opérations menées par la France, ou par l’ONU.
L’Europe doit être là où elle peut être efficace. »

Par une coïn­ci­dence inté­res­sante, nous avons vu au même moment la France prendre, avec le porte-avions Charles-de-Gaulle, la direc­tion des opé­ra­tions mili­taires de la coa­li­tion contre Daech. Cela signi­fie-t-il que, quand il s’agit de choses sérieuses, nous nous retour­nons vers nos alliés habi­tuels – États-Unis, Grande- Bre­tagne –, et que, fina­le­ment, le fait que l’Europe soit lar­ge­ment absente n’est pas si grave ? Nous avons du reste, avec les trai­tés de Lan­cas­ter House, mon­tré que nous aus­si, d’une cer­taine façon, pri­vi­lé­gions le cadre bila­té­ral comme les Bri­tan­niques. Cela n’est-il pas inquié­tant à l’heure où on dis­cute d’un Brexit ?

Tony Blair a vrai­ment chan­gé la donne en 1998. Mais dès la guerre d’Irak, les Bri­tan­niques ont de nou­veau tout empê­ché : ain­si, ils ne mettent pas de sol­dats dans les opé­ra­tions ter­restres de la PSDC (sauf quand il s’agit de suc­cé­der à l’OTAN).

D’une cer­taine façon, une sor­tie de la Grande-Bre­tagne de l’Union euro­péenne n’aurait donc pas grande consé­quence sur la PSDC, puisqu’ils en sont pra­ti­que­ment absents. Les Bri­tan­niques sont au cœur d’une contra­dic­tion stratégique.

Sur le plan bila­té­ral, ils sont notre meilleur allié : nous avons une culture stra­té­gique par­ta­gée, à peu près les mêmes capa­ci­tés, la même pra­tique des inter­ven­tions, etc.

Sur le plan de la construc­tion d’une Europe de la défense, ils sont nos meilleurs enne­mis : ils refusent toute avan­cée de l’Union en la matière. Et ils conti­nue­ront à le faire.

Mais si les Bri­tan­niques ne construisent pas la PSDC avec nous, nous n’avons plus en Europe que des par­te­naires peu actifs, sans grand poids stra­té­gique et mili­taire, voire pra­ti­que­ment inexis­tants pour le plus grand nombre.

Le drapeau européen
Il y a eu toute une période de baisse conti­nue des bud­gets de défense en Europe. Mais nous sor­tons en ce moment de cette période, pour reve­nir à une cer­taine consolidation.
© ANDREY KUZMIN / FOTOLIA.COM

Il faut arrê­ter de pen­ser que les Bri­tan­niques sont indispensables.

Certes, il y a une grande dif­fé­rence de vision avec les « moins grands pays » du Nord et du Centre, qui regardent pra­ti­que­ment tous vers l’est, alors que nous regar­dons plu­tôt vers le sud et le Moyen-Orient.

Il y a effec­ti­ve­ment un grand tra­vail à faire ensemble pour faire émer­ger le sen­ti­ment d’un des­tin commun.

Mais l’Allemagne elle-même n’en finit pas d’évoluer. Son bud­get mili­taire est pra­ti­que­ment le même que le nôtre.

Et il faut prendre en compte le fait que le contexte autour de l’Europe a beau­coup chan­gé depuis la construc­tion de la PSDC : nous avons aujourd’hui affaire à des menaces bien plus sérieuses, et cela va pous­ser les Euro­péens à revoir à la hausse leurs attentes à l’égard de cette politique.

Parce que les États-Unis sont et seront de toute façon moins pré­sents, et les crises de plus en plus sévères, l’Europe de la défense pour­ra deve­nir une option sérieuse.

Tout ce que nous avons évo­qué se déroule sur un fond de ten­dance bud­gé­taire extrê­me­ment défa­vo­rable : l’effort de défense des Euro­péens n’a ces­sé de décroître. Que peut-on espé­rer de l’Europe dans ce contexte ?

Il y a eu effec­ti­ve­ment toute une période de baisse conti­nue des bud­gets de défense en Europe. Cela avait com­men­cé avec les fameux « divi­dendes de la paix ». Mais nous sor­tons en ce moment de cette période, pour reve­nir à une cer­taine conso­li­da­tion : c’est le cas du Royaume- Uni, qui a annon­cé une remon­tée de son bud­get de défense.

“ Il faut arrêter de penser que les Britanniques sont indispensables ”

La France aus­si semble conso­li­der ses moyens pour la défense à la suite des atten­tats. Donc, je pense que nous allons vers un redres­se­ment. Mais il faut sur­tout que les grands pays fassent plus : quelques dixièmes de pour cent sur les bud­gets des « petits » pays ne font pas une grande dif­fé­rence au bout du compte.

C’est bien aux grands, comme la France et l’Allemagne, de por­ter l’effort. Là encore, la situa­tion stra­té­gique vrai­ment pré­oc­cu­pante autour de nous doit nous y inciter.

Propos recueillis par Robert Ranquet (72)

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