Le lac de l’épée restituée – le lac légendaire au centre de Hanoi.

Les relations sino-vietnamiennes aujourd’hui

Dossier : Le Viêtnam en 2005Magazine N°609 Novembre 2005
Par Daniel SCHAEFFER

Quasi­ment depuis le début de son his­toire le Viêt­nam a connu des rela­tions tumul­tueuses avec son grand voi­sin du Nord, la Chine, dont la voca­tion, héri­tée de la pen­sée confu­céenne sur­tout, était de régner sur le reste du monde et d’y faire régner l’har­mo­nie. Cette vision chi­noise du monde ame­nait les voi­sins immé­diats de l’Em­pire du Milieu à être inté­grés dans une mou­vance vas­sale à laquelle appar­te­nait le Viêt­nam. Il est donc résul­té de cette concep­tion du monde des périodes de vives ten­sions et des périodes d’ac­cal­mie entre les deux nations, un petit pays comme le Viêt­nam n’ayant pas la capa­ci­té de sou­te­nir en per­ma­nence des rela­tions conflic­tuelles avec son suzerain.

C’est vrai­sem­bla­ble­ment dans l’une de ces phases de rémis­sion que se situent aujourd’­hui les rela­tions sino-viet­na­miennes. La Chine et le Viêt­nam d’au­jourd’­hui et de ces toutes der­nières années ont en effet besoin de dis­po­ser d’un envi­ron­ne­ment stable de paix afin de pou­voir pour­suivre leur déve­lop­pe­ment éco­no­mique et, en ce qui concerne la Chine, sa mon­tée en puis­sance, non seule­ment éco­no­mique mais aus­si mili­taire, face à des Amé­ri­cains qui ne semblent pas vou­loir aban­don­ner leur sou­tien à l’île rebelle Taiwan.

Depuis la fin de l’ère colo­niale qui a vu la Chine com­mu­niste sou­te­nir son petit frère viet­na­mien contre Fran­çais et Amé­ri­cains, et avant la nor­ma­li­sa­tion des rela­tions en 1991, les conten­tieux entre les deux pays s’accumulent :

  • . obten­tion, par la diplo­ma­tie chi­noise à la confé­rence de Genève de 1954, de la scis­sion du Viêt­nam en deux par­ties à hau­teur du 17e paral­lèle ; en 1974, conquête chi­noise des îles Para­cels alors ter­ri­toire viet­na­mien héri­té de la colo­ni­sa­tion fran­çaise, héri­tage que les accords de Genève n’a­vaient pas remis en cause ;
  • colère de Pékin lorsque, en 1978, le Viêt­nam adhère au Conseil pour la Coopé­ra­tion éco­no­mique mutuelle (COMECON), créé par les Sovié­tiques, col­lu­sion que la Chine consi­dère et dénonce comme une alliance mili­taire visant à l’encercler ;
  • agres­sion chi­noise de 1979 pour contraindre le Viêt­nam à se reti­rer du Cam­bodge et sou­la­ger la pres­sion mili­taire des » bodoïs » contre la résis­tance khmère domi­née par les Khmers rouges ;
  • attaque navale sur­prise, au mois de mars 1988, des posi­tions viet­na­miennes dans les îles Sprat­leys, en mer de Chine méri­dio­nale, et conquête de onze îles ;
  • reven­di­ca­tions chi­noises sur la tota­li­té de la mer de Chine méri­dio­nale selon la déli­mi­ta­tion en » neuf traits » que le pré­sident Mao Zedong trace sur la carte en 1949, ne lais­sant qua­si­ment aux États rive­rains que leurs eaux territoriales ;
  • empié­te­ments réci­proques sur les ter­ri­toires fron­ta­liers terrestres ;
  • refus par la Chine de recon­naître le par­tage du golfe du Ton­kin par le Méri­dien 108, par­tage héri­té de l’ère coloniale.


C’est sur ce lourd conten­tieux que la Chine et le Viêt­nam décident de nor­ma­li­ser leurs rela­tions en 1991, d’au­tant que le Viêt­nam, com­plè­te­ment éprou­vé par son aven­ture cam­bod­gienne, affai­bli éga­le­ment par une poli­tique col­lec­ti­viste extrême lan­cée en 1986 et qui échoue, éprouve un fort besoin de répit ain­si que celui de réorien­ter sa poli­tique éco­no­mique et internationale.

De 1991 à 1999, sur fond de sus­pi­cions réci­proques et de pour­suite d’in­ci­dents nou­veaux en mer de Chine méri­dio­nale, les négo­cia­tions sino-viet­na­miennes ne pro­gressent que très len­te­ment. Il faut en effet attendre le mois de février 1999 pour que les tra­vaux avancent réel­le­ment avec, à la suite des ren­contres des secré­taires géné­raux des par­tis com­mu­nistes chi­nois et viet­na­mien de l’é­poque, la déter­mi­na­tion des lignes direc­trices et du cadre du déve­lop­pe­ment des rela­tions bila­té­rales pour le xxie siècle. Ces rela­tions devront repo­ser sur » une sta­bi­li­té à long terme, une orien­ta­tion vers l’a­ve­nir, le bon voi­si­nage et l’a­mi­tié et une coopé­ra­tion tous sec­teurs « . Ce seront les prin­cipes en » 16 carac­tères « , prin­cipes qui seront ensuite rap­pe­lés en per­ma­nence lors de tous les entre­tiens bilatéraux.

C’est ain­si que, à par­tir de là, l’on aboutit :

  • le 30 décembre 1999, à la signa­ture du trai­té sur la déli­mi­ta­tion des fron­tières terrestres ;
  • à la fin du mois de décembre 2000, à la signa­ture d’un » Accord sino-viet­na­mien sur la démar­ca­tion des eaux ter­ri­to­riales, de la zone éco­no­mique exclu­sive et du pla­teau conti­nen­tal du golfe du Ton­kin « , assor­ti d’un » accord sur la coopé­ra­tion sur les pêches dans le golfe du Tonkin » ;
  • le 7 décembre 2002, à un accord sur les cou­loirs aériens et l’or­ga­ni­sa­tion du contrôle aérien au-des­sus de la mer de Chine méridionale.


En outre, pour faire bais­ser la ten­sion et ten­ter de dis­si­per les sus­pi­cions à son égard, les Chi­nois finissent par pro­po­ser aux pays de l’As­so­cia­tion des Nations de l’A­sie du Sud-Est (ASEAN), au mois de novembre 2002, une » Décla­ra­tion sur la Conduite à tenir par les par­ties pre­nantes en mer de Chine du Sud « . En adhé­rant à ce code, les pays s’en­gagent à ne pas recou­rir à la force, ni aux pro­vo­ca­tions, pour régler les contentieux.

En revanche et à ce jour, la ques­tion des îles Sprat­leys n’est tou­jours pas réglée. Néan­moins, s’ap­puyant sur l’ap­pli­ca­tion du droit de la mer en matière d’ex­ploi­ta­tion éco­no­mique des zones contes­tées, les Chi­nois pro­posent aux Viet­na­miens et aux Phi­lip­pins de pro­cé­der en com­mun à la détec­tion des réserves d’hy­dro­car­bures en mer de Chine méri­dio­nale. Les deux pays adhèrent à la pro­po­si­tion en signant un accord avec Pékin, au mois de sep­tembre 2004 pour Manille, et au mois de mars 2005 pour Hanoi, ce qui, en contre­par­tie, induit un risque de pro­tes­ta­tion de la part de Tai­wan, de la Malai­sie et de Bru­nei de ce fait vir­tuel­le­ment écar­tés des béné­fices poten­tiels à tirer d’é­ven­tuelles découvertes.

Ce n’est donc vrai­ment que depuis 1999 que les ten­sions se réduisent et que les rela­tions s’en­ri­chissent sur le plan éco­no­mique. Car, sur le plan poli­tique comme sur le plan stra­té­gique, les soup­çons demeurent. Cette » mon­tée en puis­sance paci­fique » chi­noise ne dit en effet rien qui vaille aux Viet­na­miens comme aux Amé­ri­cains dont Hanoi se rap­proche éga­le­ment beau­coup depuis le réta­blis­se­ment des rela­tions diplo­ma­tiques en 1993.

Sur le plan des rela­tions éco­no­miques, les négo­cia­tions conduites entre la Chine et le Viêt­nam en vue de l’adhé­sion du Viêt­nam à l’Or­ga­ni­sa­tion mon­diale du com­merce peuvent lais­ser espé­rer à Hanoi une pos­sible admis­sion à la fin de 2005. Les pro­jets de coopé­ra­tion se déve­loppent, favo­ri­sés en cela par la mul­ti­pli­ca­tion des ren­contres et des opé­ra­tions de com­mu­ni­ca­tion, par la créa­tion du Viet­nam-Chi­na Busi­ness Forum en sep­tembre 2004, et par celle d’un extra­net d’é­changes d’in­for­ma­tions sur les oppor­tu­ni­tés d’affaires.

Sur le plan des échanges, le Viêt­nam espère accroître ses expor­ta­tions en direc­tion de la Chine dans le domaine agroa­li­men­taire par abais­se­ment de ses taxes à l’ex­por­ta­tion en ver­tu des dis­po­si­tions arrê­tées entre le Viêt­nam et l’A­SEAN conte­nues dans le » Pro­gramme Pre­mière Récolte » (Ear­ly Har­vest Program).

Sur le plan des échanges, ceux-ci pro­gressent de 32 mil­lions de dol­lars en 1991 à 7,2 mil­liards de dol­lars en 2004, pro­grès peu atten­du qui amè­ne­ra vrai­sem­bla­ble­ment à revoir la pro­jec­tion éva­luée à 10 mil­liards de dol­lars pour 2010. En revanche la balance com­mer­ciale est dés­équi­li­brée et le défi­cit viet­na­mien s’ac­croît d’an­née en année, pas­sant de 200 mil­lions de dol­lars en 2001 à 1,7 mil­liard de dol­lars en 2004.


Le lac de l’épée res­ti­tuée – le lac légen­daire au centre de Hanoi. PHOTO TRAN BANG

La Chine exporte vers le Viêt­nam des pro­duits pétro­liers, des machines-outils, de la phar­ma­cie, des maté­riels agri­coles. Elle en importe du pétrole, des pri­meurs, des pro­duits de l’a­qua­cul­ture, des pro­duits de base des­ti­nés à l’in­dus­trie phar­ma­ceu­tique, du caou­tchouc, sec­teur qui rap­porte 357 mil­lions de dol­lars en 2004 et sus­cep­tible d’en rap­por­ter 480 en 2005. Le Viêt­nam achète aus­si de l’a­cier à la Chine qui sur­pro­duit par rap­port à ses besoins tout en assé­chant le mar­ché mon­dial des pro­duits fer­reux bruts. Il en résulte une aug­men­ta­tion du prix de l’a­cier, dont le Viêt­nam, comme les autres pays du monde, subit les réper­cus­sions néga­tives. Le plus éton­nant des pro­jets est celui de l’ex­por­ta­tion chi­noise d’élec­tri­ci­té vers le Viêt­nam à par­tir de 2006 alors que, depuis 2002, la Chine connaît d’au­then­tiques pénu­ries d’élec­tri­ci­té qui affectent la conti­nui­té de sa pro­duc­tion indus­trielle nationale.

À côté des échanges com­mer­ciaux les inves­tis­se­ments directs chi­nois au Viêt­nam s’ac­croissent, se mon­tant à 259 pro­jets en mars 2004 pour un capi­tal total décla­ré de 531 mil­lions de dol­lars. De nom­breux pro­jets de coopé­ra­tion se font jour, et une très forte rela­tion se scelle entre les pro­vinces viet­na­miennes du Ton­kin et les pro­vinces fron­ta­lières chi­noises du Viêt­nam que sont le Guangxi et le Yunnan.

Dans ce cadre, la Chine et le Viêt­nam décident de créer deux » cou­loirs éco­no­miques « . Ils seront maté­ria­li­sés par un fais­ceau de grandes artères de com­mu­ni­ca­tions reliant les deux pro­vinces du sud de la Chine, le Yun­nan et le Guangxi, au Viêt­nam du Nord et sur­tout, au port de Hai­phong. Deux de ces routes, qui partent du Guangxi sont inau­gu­rées au mois d’a­vril 2005. Le dis­po­si­tif sera en outre com­plé­té par la créa­tion sino-viet­na­mienne d’une » cein­ture éco­no­mique du golfe du Tonkin « .

En dehors de l’as­pect éco­no­mique de l’o­pé­ra­tion qui per­met à la Chine de détour­ner vers les ports viet­na­miens, celui de Hai­phong sur­tout, une par­tie du tra­fic actuel­le­ment orien­té vers les ports de la Chine du Sud dont, celui de Hong-Kong, le point le plus inté­res­sant à sou­li­gner dans cet accord sous-régio­nal est son inté­rêt stra­té­gique pour Pékin.

En effet, il consti­tue un authen­tique moyen pour la Chine d’ar­ri­mer soli­de­ment le Viêt­nam à elle. Par là, Pékin atteint plu­sieurs objectifs :

  • il contraint indi­rec­te­ment le Viêt­nam à bais­ser la voix sur ses reven­di­ca­tions en mer de Chine méridionale ;
  • il réduit les capa­ci­tés viet­na­miennes à trop se rap­pro­cher des Amé­ri­cains, notam­ment sur le plan mili­taire à un moment où la Chine se réserve en option la pos­si­bi­li­té de pro­cé­der par la force à une réuni­fi­ca­tion avec Taiwan ;
  • il apporte un com­plé­ment impor­tant au dis­po­si­tif stra­té­gi­co-éco­no­mique que Pékin four­bit depuis près de vingt ans sur son Sud.


La pré­sence chi­noise en Myan­mar ouvre en effet lar­ge­ment à la Chine les portes de l’o­céan Indien, à la fois sur le plan mili­taire et sur le plan éco­no­mique. Lorsque tous les pro­jets en cours seront com­plé­tés et ache­vés, ils per­met­tront à la Chine de sécu­ri­ser une par­tie de ses voies d’ap­pro­vi­sion­ne­ment, notam­ment en hydro­car­bures, en pri­vi­lé­giant un ache­mi­ne­ment par voie ter­restre au tra­vers de la Bir­ma­nie pour arri­ver au Yun­nan. À par­tir de ce sché­ma, le paral­lèle viet­na­mien est aisé à éta­blir avec l’ac­cès que la Chine s’ouvre aujourd’­hui à Hai­phong, port à par­tir duquel, dès lors qu’il sera suf­fi­sam­ment amé­na­gé, pour­ront tran­si­ter vers le Guangxi et le Yun­nan les hydro­car­bures qui seraient exploi­tés en mer de Chine méri­dio­nale, voire ailleurs.

Ain­si se pré­sentent aujourd’­hui les rela­tions entre la Chine et le Viêt­nam. Elles sont deve­nues des rela­tions paci­fiques com­man­dées par des inté­rêts éco­no­miques qui priment sur bien d’autres consi­dé­ra­tions. Mais ce sont aus­si des rela­tions qui res­tent tein­tées de sus­pi­cion en regard des ambi­tions de Pékin, ambi­tions que révèlent la mon­tée en puis­sance éco­no­mique et mili­taire du pays d’une part, et le recours à une métho­dique neu­tra­li­sa­tion diplo­ma­tique des pays de la région sus­cep­tibles de mettre en cause ces ambi­tions. Au grand jeu de go régio­nal, la Chine conti­nue donc à mar­quer des points impor­tants contre le Viêt­nam et contre les pays d’A­sie du Sud-Est, voire, en fin de compte, contre les États-Unis. 

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