Les Philosophies de l’humanité

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°546 Juin/Juillet 1999Par : Michel MALHERBE (50) et Philippe GAUDINRédacteur : Philippe OBLIN (46)

La sor­tie d’un nou­vel ouvrage de notre cama­rade Mal­herbe (50) est tou­jours une fête de l’es­prit. Cette fois, il s’a­git des Phi­lo­so­phies de l’hu­ma­ni­té, écrit en col­la­bo­ra­tion avec un pro­fes­seur de phi­lo­so­phie : cinq cents pages.

La lec­ture en est à coup sûr plus ardue que celle des aven­tures phi­lo­so­phiques d’une cer­taine Sophie, qui pas­sion­na bien des jeunes lec­teurs voi­ci peu. Or l’en­nui, avec la phi­lo­so­phie, c’est qu’elle est plu­tôt mal ensei­gnée, du moins en France et dans le secon­daire, de sorte qu’elle passe sou­vent aux yeux des ingé­nieurs comme vous et moi pour une jux­ta­po­si­tion de sub­ti­li­tés intel­lec­tuelles, enro­bées dans un cha­ra­bia confus, où les mots changent de sens au gré des auteurs, voire au sein de l’oeuvre d’un même auteur.

La lec­ture du livre cité per­met­tra aux curieux de phi­lo­so­phie de s’é­le­ver au-des­sus de ce point de vue. li s’a­git certes d’un ouvrage de vul­ga­ri­sa­tion, et les auteurs ne s’en cachent pas. Ce ne devrait cepen­dant pas être une rai­son pour qu’on y trouve des choses qui font tres­sau­ter un lec­teur comme moi, pour­tant bien peu spé­cia­liste, témoin cette phrase, à pro­pos du maté­ria­lisme du XIXe siècle : Il était fatal que le Dieu des méta­phy­si­ciens s’é­va­nouisse, puis­qu’il était pen­sé comme cause des causes et cause de soi.

Or les méta­phy­si­ciens n’ont pas tous pen­sé que Dieu fût cause de soi. Cause des causes, oui, mais cause de soi est une bourde – car­té­sienne ou venue de plus loin ? – en rai­son de l’an­té­rio­ri­té, ou de la pri­mau­té si l’on pré­fère, de la cause sur la chose cau­sée. Erreur facile à réfu­ter, ce dont Sartre ne se pri­va point, convain­cu de mettre ain­si à mal l’exis­tence de Dieu, du moins de celui des méta­phy­si­ciens. Ce qui ne l’empêcha d’ailleurs pas d’é­crire, au fond d’un sta­lag, des pages d’une émou­vante pers­pi­ca­ci­té sur l’at­ti­tude de Marie face au Mys­tère de l’Incarnation.

Et voi­là : il est arri­vé ce qui devait arri­ver. Aus­si­tôt qu’on s’a­ven­ture à phi­lo­so­pher, on se met à par­ler de reli­gion, en bien ou en mal, mais on en parle. Nos auteurs ne s’en sont bien enten­du pas pri­vés. D’au­tant que pour les mono­théistes, dont je suis aus­si, l’a­théisme est tout à fait res­pec­table, mais n’empêche en rien Dieu d’exis­ter. J’in­cline d’ailleurs à pen­ser que l’a­théisme réflé­chi est une manière de fri­lo­si­té intel­lec­tuelle : c’est reje­ter l’i­dée d’un Acte créa­teur per­ma­nent, fai­sant à chaque ins­tant et de façon tota­le­ment impré­vi­sible irrup­tion dans la vie des hommes. Autre­ment ras­su­rant était le modèle du déter­mi­nisme lapla­cien, aujourd’­hui rem­pla­cé pour les besoins de la cause par une com­bi­nai­son de hasard et de nécessité.

Irrup­tion per­ma­nente d’un Acte créa­teur – et non pas la chi­que­naude ini­tiale que Pas­cal repro­chait à Des­cartes – qu’a­vait bien vue Berg­son. On peut s’é­ton­ner à ce pro­pos que le nom de ce phi­lo­sophe ne soit pas évo­qué une seule fois dans le livre, ne serait-ce qu’au fil de la plume.

Après avoir sur­vo­lé l’his­toire de la phi­lo­so­phie, com­bi­née de façon ori­gi­nale avec la phi­lo­so­phie de l’his­toire, et jeté un regard sur les écoles exté­rieures à la culture gré­co-judéo-chré­tienne, c’est-à-dire orien­tales et extrê­meo­rien­tales, les auteurs nous offrent leurs propres réflexions sur les ques­tions, et même les défis, que la socié­té contem­po­raine pose aux philosophes.

On peut regret­ter à ce pro­pos qu’ils n’aient pas par­lé des ravages qu’exerce dans bien des esprits le nomi­na­lisme ambiant, et par là même le plus sou­vent incons­cient, car on peut être nomi­na­liste sans le savoir, comme M. Jour­dain fai­sait de la prose. lis évoquent certes cette atti­tude d’es­prit à pro­pos du Moyen Âge et de la Que­relle des Uni­ver­saux, mais il n’en est plus guère ques­tion ensuite. Elle consiste à nier qu’existe une nature des choses : pour le nomi­na­liste, par­ler du Che­val en soi n’est qu’une com­mo­di­té de lan­gage, alors que seuls existent des che­vaux. Contrai­re­ment aux appa­rences, il ne s’a­git pas d’une gra­tuite sub­ti­li­té, mais les consé­quences de cette incli­na­tion de pen­sée sont lourdes dans l’ordre de la morale. Si en effet les mots nature humaine ne recouvrent aucune réa­li­té, dis­pa­raît com­plè­te­ment la notion de droit natu­rel, conçu comme un ensemble de pres­crip­tions que les hommes doivent - nolens valens – res­pec­ter pour demeu­rer en confor­mi­té avec leur nature, laquelle est pour une large part celle d’un ani­mal social.

De sorte qu’en ambiance nomi­na­liste, la morale devient affaire de convic­tion per­son­nelle ou reli­gieuse, toute sub­jec­tive, et ce assor­ti de la ten­ta­tion de mettre peu ou prou sur le même pied un « tu ne tue­ras point » et un » tu ne man­ge­ras pas de viande le ven­dre­di ». Or le second n’est qu’un pré­cepte d’as­cèse, libre­ment accep­té et n’o­bli­geant per­sonne car man­ger de la viande le ven­dre­di n’a jamais nui à la san­té, au lieu que la néga­tion du pre­mier, rele­vant du droit natu­rel, nuit à autrui. Déca­logue ou pas d’ailleurs, la Révé­la­tion n’é­tant en la matière qu’une for­mu­la­tion conden­sée des obli­ga­tions résul­tant de la vie en com­mun, à quoi les hommes sont appe­lés par nature.

De la même façon, si l’on veut bien y réflé­chir, le droit posi­tif, même éma­na­tion démo­cra­tique de la volon­té géné­rale, ne peut pas non plus se mettre en contra­dic­tion avec le droit natu­rel, à peine de catas­trophes tout aus­si natu­relles. Comme les désastres ne sur­viennent en géné­ral qu’à la longue, on n’é­ta­blit pas tou­jours les liens de cause à effet. lis n’en existent pas moins.

La der­nière par­tie du livre est, à mes yeux, de beau­coup la plus forte. Elle contient l’a­na­lyse des prin­ci­pales idées d’une tren­taine de phi­lo­sophes choi­sis par­mi les plus grands, assor­tie d’une courte bio­gra­phie de cha­cun. Un très remar­quable effort d’ob­jec­ti­vi­té marque ces mono­gra­phies. On y découvre en par­ti­cu­lier que les sui­veurs des grands maîtres à pen­ser les ont sou­vent com­pris plus ou moins de tra­vers, avec de graves consé­quences. Est fla­grant le cas d’A­ris­tote, dont les dis­ciples ver­rouillèrent la recherche scien­ti­fique pen­dant des siècles, pour avoir répé­té avec le même res­pect ses erreurs de phy­si­cien et ses ful­gu­ra­tions de méta­phy­si­cien du sens com­mun. Du moins mon d’hommes par mil­lions n’en résul­ta pas, ce qu’on ne sau­rait dire de Marx, dont le cas est décrit avec pénétration.

Cette par­tie, trop modes­te­ment inti­tu­lée « Annexes », occupe cepen­dant presque la moi­tié de l’ou­vrage. Aux lec­teurs pres­sés – tout est rela­tif – je recom­man­de­rais de com­men­cer par elle, d’au­tant qu’elle se peut faci­le­ment feuille­ter. Elle est en outre rehaus­sée de viva­ci­tés de plume toutes mal­her­biennes, si j’ose dire, qui la rendent bien attrayante.

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