L'ENA Paris

Les ingénieurs aux avants-postes des révolutions actuelles

Dossier : L'ingénieur dans la sociétéMagazine N°737 Septembre 2018
Par Thierry GAUDIN (59)

Le peu de place faite aux ingé­nieurs et aux doc­teurs ès sciences dans nos ins­tances diri­geantes, sur­tout au niveau de l’État, en com­pa­rai­son de la Chine par exemple, peut ame­ner à s’interroger sur les causes et les consé­quences du recul de leur influence, et sur les voies pour y remédier. 

Il y a bien un recul de la place des ingé­nieurs si l’on se sou­vient, par exemple, de la seconde moi­tié du XIXe siècle où les ingé­nieurs saint-simo­niens construi­saient les infra­struc­tures fer­ro­viaires et rou­tières, et trans­for­maient l’urbanisme. Le Paris de Hauss­mann et le métro de Bienvenüe en sont encore, pour quelque temps, les témoins. 

Naissance et essor de l’énarchie

Que s’est-il pas­sé ? En ins­ti­tuant l’ENA, Pierre Racine et Michel Debré croyaient bien faire. J’ai eu l’occasion d’échanger à ce sujet avec Pierre Racine. Ils croyaient que, si les hauts fonc­tion­naires civils sor­taient tous de la même école, ils pour­raient com­mu­ni­quer entre eux plus faci­le­ment et tra­vaille­raient mieux ensemble. Dans un sens, le pro­nos­tic était juste et c’est bien ce qui s’est pro­duit. C’est même allé au-delà de leurs espé­rances, puisque la com­mu­nau­té des anciens élèves de l’ENA a pro­gres­si­ve­ment pris le pou­voir admi­nis­tra­tif et poli­tique. J’ai assis­té, depuis le début des années 70, à la mon­tée en puis­sance de « l’énarchie », pour reprendre le mot de Che­vè­ne­ment. Il y eut quelques évé­ne­ments mar­quants : je me sou­viens de la conster­na­tion de la direc­tion des Mines, où je me trou­vais, lors de l’élection de Valé­ry Gis­card d’Estaing en 74. Mais, pour l’essentiel, la pro­gres­sion a été lente, qua­si insen­sible, jusqu’à la situa­tion actuelle. Au milieu des années 2010, la presse se gaus­sait des nomi­na­tions par Fran­çois Hol­lande de ses cama­rades de la pro­mo­tion Vol­taire. Elle n’allait pas jusqu’à ima­gi­ner que le pro­chain pré­sident serait un de ses char­gés de mis­sion, énarque aus­si évi­dem­ment, sous une éti­quette nou­velle inven­tée pour la cir­cons­tance, relé­guant aux oubliettes les anciennes for­ma­tions poli­tiques. Il n’y a plus qu’un mou­ve­ment poli­tique en France : l’énarchie.


L’ENA​a pro­gres­si­ve­ment pris
le pou­voir admi­nis­tra­tif et politique.

À la base, une question de langage

Essayons de com­prendre quelles sont les causes de cette situa­tion et quelles en sont les consé­quences. Les causes, à mon avis, sont à obser­ver en termes de lin­guis­tique, en ayant à l’esprit quelques ordres de gran­deur : pour se débrouiller dans la rue et vivre au quo­ti­dien dans un pays étran­ger, il suf­fit de connaître envi­ron 600 mots de la langue locale ; un grand auteur lit­té­raire uti­li­se­ra jusqu’à 6 000 mots (Bal­zac se conten­tait de 4 000) soit dix fois plus ; un dic­tion­naire com­plet de la langue usuelle com­porte envi­ron 60 000 mots, encore un fac­teur 10 ; enfin, l’inventaire des tech­niques, si l’on se base sur la liste des pièces de rechange de l’armée amé­ri­caine, com­pren­drait de l’ordre de 6 mil­lions de postes, cent fois le dic­tion­naire, mille fois le voca­bu­laire d’un homme culti­vé. Pour en tirer toutes les consé­quences, il faut se réfé­rer à l’éthologie. Les humains que nous sommes uti­lisent cha­cun, au quo­ti­dien, un voca­bu­laire res­treint cor­res­pon­dant à son métier et à sa vie per­son­nelle : 2 fois 600 mots est l’ordre de gran­deur. Se consti­tuent aus­si des tri­bus pro­fes­sion­nelles, qui pos­sèdent cha­cune leur voca­bu­laire, à la fois signe de recon­nais­sance et outil néces­saire à l’exercice du métier. L’ensemble des tech­niques est donc géré par une mosaïque de langues spé­cia­li­sées qui com­mu­niquent entre elles plus ou moins aisé­ment. Le rôle des écoles d’ingénieurs, et des appro­fon­dis­se­ments ulté­rieurs tels que les thèses, est de plon­ger l’étudiant dans un de ces voca­bu­laires jusqu’à ce qu’il soit capable d’y tenir un dis­cours cohérent. 

Des champs linguistiques techniques et administratifs déconnectés

Pour reve­nir à l’ensemble Sciences-Po-ENA, ce sont des écoles où l’on apprend, sans doute pas 600, mais peu­têtre 1 000 à 3 000 mots qui consti­tuent le voca­bu­laire de la « haute admi­nis­tra­tion ». Et, s’appuyant sur ce voca­bu­laire res­treint, se consti­tue une couche sociale (on pour­rait dire une caste) à qui l’on a ensei­gné qu’elle a mis­sion de tout diri­ger, alors qu’elle ne connaît qu’une infime par­tie de la réa­li­té tech­nique. Tous les hommes de métier savent que, pour s’intégrer dans un milieu pro­fes­sion­nel, il faut d’abord apprendre la langue de ce milieu, et com­prendre com­ment s’en ser­vir. Plus qu’une simple connais­sance, cet appren­tis­sage est aus­si une mani­fes­ta­tion indis­pen­sable de recon­nais­sance s’adressant à ceux qui ont pas­sé des années à se fami­lia­ri­ser avec la tech­nique consi­dé­rée. Ils savent éga­le­ment que la créa­ti­vi­té pro­cède presque tou­jours de la mise en connexion de champs lin­guis­tiques qui vivaient sépa­ré­ment. Ne sous-esti­mons pas la puis­sance du lan­gage. D’ailleurs, au XIXe siècle, les poly­tech­ni­ciens se sont ados­sés au lan­gage mathé­ma­tique de l’époque pour diri­ger les grands pro­grammes d’infrastructure et déve­lop­per la sidé­rur­gie, puis les indus­tries méca­niques et chi­miques. Au XXe siècle, il en fut tout autrement. 

Arcelor Mittal
Le centre de recherche​d’ArcelorMittal en Lor­raine où des
ingé­nieurs et tech­ni­ciens fran­çais tra­vaillent comme au temps de l’Irsid.

L’industrie française à l’encan

Depuis les années 60, où j’ai com­men­cé ma car­rière de fonc­tion­naire au minis­tère de l’Industrie, j’ai assis­té impuis­sant à un dépe­çage métho­dique de l’industrie fran­çaise : Rhône-Pou­lenc (la chi­mie et les fibres tex­tiles) ; Pechi­ney (l’aluminium) ; Alca­tel (les télé­coms) ; Arce­lor (la sidé­rur­gie) ; Lafarge (le ciment) ; et le der­nier en date Alstom (les trains). Toutes ces entre­prises ne sont plus fran­çaises, en atten­dant le fleu­ron : l’aérospatiale (déjà fran­co-alle­mande) et peut-être demain la SNCF. J’observe que ces désastres ne sont en aucune façon l’oeuvre des syn­di­cats, qui n’ont aucun inté­rêt à mettre en péril le tra­vail des sala­riés. Ce n’est pas non plus l’oeuvre des tech­ni­ciens ou des ingé­nieurs. Il y a deux ans, j’ai eu l’occasion d’aller au centre de recherche d’ArcelorMittal en Lor­raine. J’y ai retrou­vé les ingé­nieurs et tech­ni­ciens fran­çais, qui tra­vaillaient comme au temps de l’Irsid. Seule avait chan­gé la super­struc­ture. À la suite d’une manoeuvre pure­ment finan­cière, mon cama­rade de pro­mo Fran­cis Mer n’était plus là, mais ce qu’il avait construit conti­nuait, désor­mais pro­prié­té d’un Indien, Mit­tal. Ces chan­ge­ments de pro­prié­té sont les oeuvres des capi­taux inter­na­tio­naux aidés par les ser­vices de ren­sei­gne­ment (cas d’Alstom, où Patrick Kron a dû se sou­mettre à un chan­tage mon­té de toutes pièces aux États-Unis). Ces opé­ra­tions échappent aux ingé­nieurs ; elles sont entre les mains de banques d’affaires spé­cia­li­sées dans les fusions-acqui­si­tions telles que Gold­man Sachs ou Mor­gan Stan­ley. L’énarchie, s’estimant conqué­rante, a plu­tôt ten­dance à accom­pa­gner ce mou­ve­ment où elle rejoint ses col­lègues des busi­ness schools anglo-saxonnes. 

Une société hyperadministrée

Pour reve­nir à la France, on peut obser­ver au moins deux consé­quences néfastes de ce par­ti unique qui nous gou­verne. La pre­mière est évi­dem­ment l’incompétence scien­ti­fique et tech­nique, lourd han­di­cap dans un monde de plus en plus tech­ni­cien. La seconde est l’inflation des textes légis­la­tifs et régle­men­taires. Un regard d’ingénieur recom­man­de­rait la sim­pli­ci­té, au motif que toute machine doit être au moins intel­li­gible par celui qui la fait fonc­tion­ner. Pour l’énarchie, l’accumulation de textes est un signe de pro­duc­ti­vi­té. Chaque auteur d’un texte peut s’enorgueillir d’avoir contri­bué à la construc­tion de la Répu­blique. Il en résulte une légis­la­tion et une régle­men­ta­tion plé­tho­rique inin­tel­li­gible par un indi­vi­du moyen. Pour ce qui est de l’exécutif, on ne compte plus les cafouillages de fonc­tion­naires qui ne savent plus quel texte appli­quer ; la mise en place de l’informatique, domaine d’incompétence des énarques, ne dimi­nue pas la com­plexi­té ni le désar­roi. Elle mobi­lise les neu­rones sans pour autant résoudre les dif­fi­cul­tés dues à l’incohérence des textes. Mais la ques­tion ne se limite pas aux pro­fes­sions judi­ciaires et admi­nis­tra­tives. Il s’agit d’une mala­die grave de notre socié­té, une sorte d’obésité tex­tuelle et admi­nis­tra­tive qui demande une thé­ra­pie que les énarques ne peuvent appli­quer, car elle contre­dit leurs inté­rêts carriéristes. 

Le numérique, nouvelle chance pour les ingénieurs ?

Pour conclure, il est clair que les ingé­nieurs ont été pro­gres­si­ve­ment évin­cés des struc­tures de pou­voir dans notre pays. Regar­dons, par exemple, la Chine, qui doit son sta­tut de grande puis­sance à ses déve­lop­pe­ments indus­triels appuyés sur de la recherche uni­ver­si­taire à orien­ta­tion tech­nique. En ce qui concerne la France, il est pos­sible qu’une pré­sence accrue d’ingénieurs dans les rouages de l’État et des régions amé­liore la situa­tion. Mais l’affaiblissement que connaît notre pays depuis la Seconde Guerre mon­diale me semble dû essen­tiel­le­ment à une prise de pos­ses­sion ram­pante de notre indus­trie par des capi­taux anglo-saxons aidés des ser­vices spé­ciaux de leur pays d’origine. C’est pour­quoi la recon­quête que j’appelle de mes voeux est un tra­vail de résis­tance, au sens qua­si mili­taire, pour lequel les ingé­nieurs devraient s’allier en prio­ri­té avec leurs col­lègues des autres pays euro­péens et d’abord déve­lop­per une recherche scien­ti­fique et tech­nique du meilleur niveau mon­dial. J’observe aus­si que toutes les admi­nis­tra­tions, et les entre­prises éga­le­ment, sont bou­le­ver­sées – je dirais même trans­fi­gu­rées – par l’irruption du numé­rique sous toutes ses formes. Cher­cher à conqué­rir des postes de direc­teur d’administration cen­trale serait vain, car le sys­tème admi­nis­tra­tif sera inévi­ta­ble­ment redes­si­né dans un for­mat numé­rique. La tâche qui nous attend est là : redes­si­ner, éla­guer les for­ma­li­tés, recons­truire une nou­velle ratio­na­li­té numé­rique ins­pi­rée des méthodes du desi­gn thin­king, comme cela a été fait dans cer­tains pays (en Scan­di­na­vie et à Sin­ga­pour par exemple). Car l’ingénieur du XXIe siècle sera un cher­cheur, un infor­ma­ti­cien et aus­si un designer.

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