Les industries de l’Internet

Dossier : Libres ProposMagazine N°553 Mars 2000
Par Pierre SCHMITT (76)

Une révolution des modes de communication

Une révolution des modes de communication

Consi­dé­rer l’In­ter­net comme révo­lu­tion­naire est deve­nu un lieu com­mun. Parce qu’on lui a prê­té la capa­ci­té d’en­gen­drer une nou­velle socié­té dite » de l’in­for­ma­tion » (voire » digi­tale » ou pour­quoi pas » vir­tuelle » !), parce que son usage quo­ti­dien s’est effec­ti­ve­ment impo­sé en quelques années à des mil­lions d’in­di­vi­dus, l’In­ter­net a sus­ci­té un inté­rêt média­tique excep­tion­nel et est deve­nu un axe de réflexion stra­té­gique incon­tour­nable pour tout acteur économique.

L’In­ter­net s’ins­crit pour­tant logi­que­ment dans la ligne des pro­grès spec­ta­cu­laires et conver­gents des tech­no­lo­gies de l’in­for­ma­tion et de la com­mu­ni­ca­tion depuis qua­rante ans : la rapi­di­té de son déploie­ment est le fruit enfin mûr d’une masse cri­tique d’in­fra­struc­tures (réseaux et PC), de la qua­li­té (intel­li­gence, sim­pli­ci­té et capa­ci­té d’a­dap­ta­tion) de tech­no­lo­gies Inter­net uni­ver­sel­le­ment accep­tées et d’une demande impa­tiente de se mani­fes­ter (aux USA tout d’a­bord, pauvres en ser­vices » télématiques »).

L’am­pleur du phé­no­mène a tou­te­fois sur­pris, comme une révo­lu­tion long­temps annon­cée qu’on ne voit pas venir. Sa » prise » est ain­si un bel exemple pour l’his­toire indus­trielle de cris­tal­li­sa­tion mas­sive autour d’un usage après une (rela­ti­ve­ment) longue matu­ra­tion où les poten­tia­li­tés offertes par la tech­no­lo­gie sont pres­sen­ties, sans que les moda­li­tés de leur réa­li­sa­tion puissent être défi­nies avec certitude.

Trois fac­teurs en garan­tissent la soli­di­té, l’am­pleur et la durée, au-delà des incer­ti­tudes ou des excès propres à toute révo­lu­tion : les per­for­mances de l’in­fra­struc­ture, l’u­ni­ver­sa­li­té du média, l’é­mer­gence d’une appli­ca­tion déterminante.

Une infrastructure de plus en plus performante

Les inves­tis­se­ments dans les réseaux (de la pose de nou­velles » lignes » de télé­com­mu­ni­ca­tions à hauts débits1 aux équi­pe­ments de trans­mis­sion de don­nées) croissent actuel­le­ment plus vite que ce qui était géné­ra­le­ment escomp­té il y a quelques années, pour com­bler un défi­cit désor­mais patent de puis­sance. Asso­ciée aux pro­grès de l’in­fra­struc­ture » télé­ma­tique « 2, la faci­li­té d’é­cri­ture, d’in­té­gra­tion et des appli­ca­tions logi­cielles augure bien de la per­for­mance des ser­vices offerts via l’Internet.

Un médium universel

L’In­ter­net est bien le fédé­ra­teur de l’in­te­ro­pé­ra­bi­li­té des réseaux de com­mu­ni­ca­tions » tout média « .

Sus­ci­tant à la fois une exten­sion consi­dé­rable des capa­ci­tés de com­mu­ni­ca­tion et une modi­fi­ca­tion qua­li­ta­tive spec­ta­cu­laire de leurs conte­nus, l’In­ter­net s’est rapi­de­ment impo­sé comme réseau de conver­gence pour la cir­cu­la­tion de tout type d’in­for­ma­tions, comme sup­port pri­vi­lé­gié des tran­sac­tions et des ser­vices » imma­té­riels » ; même si de nom­breux pro­grès pré­pa­rés dans le cadre de la nou­velle géné­ra­tion demeurent indis­pen­sables, en matière de sécu­ri­té notam­ment ; même si les pré­vi­sions de calen­drier avan­cées pour un déploie­ment mas­sif des usages grand public sont plus pru­dentes que pour les rela­tions inter­or­ga­ni­sa­tions où les flux de com­mu­ni­ca­tions de don­nées struc­tu­rées existent déjà depuis long­temps3.

Une immense demande latente

On assiste avec le com­merce dit élec­tro­nique (au sens large le e‑business des Anglo-Saxons qui vise tout échange d’in­for­ma­tion à voca­tion tran­sac­tion­nelle – mar­chande ou non mar­chande – sur le réseau) à l’é­mer­gence d’une appli­ca­tion déter­mi­nante, pré­pa­rée certes par des décen­nies de tran­sac­tions élec­tro­niques, mais dont les poten­tia­li­tés sont sou­dai­ne­ment révé­lées par la puis­sance des tech­no­lo­gies mises en œuvre.

En ren­dant tan­gible la capa­ci­té à nouer des rela­tions directes, riches d’un conte­nu infor­ma­tif de qua­li­té pro­fes­sion­nelle, inter­ac­tives et peu coû­teuses, avec une mul­ti­tude de clients, de citoyens ou tout autre indi­vi­du (et non seule­ment un nombre res­treint de par­te­naires ou col­la­bo­ra­teurs), l’In­ter­net per­met bien la révo­lu­tion depuis long­temps rêvée des télé­com­mu­ni­ca­tions, à fort impact sur les moda­li­tés de l’échange.

À défaut de bou­le­ver­ser pro­fon­dé­ment notre exis­tence quo­ti­dienne et de modi­fier de fond en comble les rela­tions sociales, ce qui est dis­cu­table et de plus en plus contes­té par les esprits sages, l’In­ter­net révèle pro­gres­si­ve­ment une force de restruc­tu­ra­tion du sys­tème éco­no­mique bien supé­rieure à la dif­fu­sion du télé­phone ou du micro-ordi­na­teur ; et la com­pa­rai­son depuis long­temps ten­tée avec l’im­pact de la dif­fu­sion large de sources d’éner­gies bon mar­ché (et des outils pour en tirer par­ti) qui a pré­si­dé aux pre­mières révo­lu­tions indus­trielles ne manque pas de pertinence.

Il y a donc bien révo­lu­tion, révo­lu­tion » indus­trielle » et éco­no­mique d’a­bord, dont l’im­pact sur la socié­té et les usages sera pro­gres­sif. Cette révo­lu­tion indus­trielle n’en est pro­ba­ble­ment qu’à son pré­lude, et la » nou­velle éco­no­mie » qu’à ses bal­bu­tie­ments. Quelques carac­tères en sont tou­te­fois désor­mais mieux cer­nés, per­met­tant de ris­quer des inves­tis­se­ments de plus en plus lourds sur une nou­velle struc­tu­ra­tion de l’ac­ti­vi­té éco­no­mique et les nou­veaux métiers associés.

C’est à cette struc­tu­ra­tion et ces métiers nou­veaux, ain­si qu’à l’é­vo­lu­tion des métiers exis­tants pro­fon­dé­ment bou­le­ver­sés par l’In­ter­net, ceux de l’in­ter­mé­dia­tion en par­ti­cu­lier, que nous nous inté­res­se­rons4.

Les métiers de l’Internet

Une des consé­quences majeures et ample­ment sou­li­gnée du rôle déter­mi­nant pris par Inter­net comme médium mul­ti­mé­dia de réfé­rence est d’a­bord le décou­plage per­mis entre un réseau à voca­tion géné­rale et les types divers d’u­sages qu’il sup­porte. Entre, pour par­ler métiers, la ges­tion de la connec­ti­vi­té d’une part, l’offre d’in­nom­brables ser­vices spé­cia­li­sés d’autre part.

Entre les deux, les plus incer­tains, les plus stra­té­giques sans doute, l’ob­jet des convoi­tises en tout cas conver­gentes des acteurs en place comme des nou­veaux venus : les métiers de l’in­ter­mé­dia­tion (ser­vices et sys­tèmes d’in­for­ma­tion sous-jacents).

Dua­li­té sim­pli­fi­ca­trice, à laquelle on peut pré­fé­rer le trip­tyque : connec­ti­vi­té, inter­mé­dia­tion, usages5 ; trip­tyque per­ti­nent à la fois pour les ser­vices (opé­ra­tion du réseau, ser­vices géné­riques d’in­ter­mé­dia­tion, ser­vices spé­cia­li­sés) et pour l’in­fra­struc­ture de sup­port (infra­struc­ture de connec­ti­vi­té, sys­tèmes d’in­for­ma­tion éten­dus, terminaux).

Alors que les métiers de la connec­ti­vi­té pure devraient obéir à une logique impla­cable de glo­ba­li­sa­tion (et de concen­tra­tion des acteurs), ceux des usages se diver­si­fie­ront d’au­tant plus que la puis­sance inter­ac­tive du réseau fait de tout » usa­ger » un offreur poten­tiel de services.

Une infrastructure en chantier

Une bou­tade d’un indus­triel amé­ri­cain exprime bien l’en­jeu for­mi­dable que repré­sente Inter­net pour des four­nis­seurs d’in­fra­struc­ture sou­vent moins média­ti­sés que les offreurs de ser­vices : » c’est comme la ruée vers l’or en Cali­for­nie. Très peu de cher­cheurs d’or ont fait for­tune. En revanche, ceux qui ont four­ni l’é­pi­ce­rie, les outils et le trans­port ont amas­sé de jolis magots « 6.

L’infrastructure de connectivité

En tant que médium uni­fiant de com­mu­ni­ca­tion, l’In­ter­net impose un saut quan­ti­ta­tif et qua­li­ta­tif dans les réseaux et pro­voque une évo­lu­tion pro­fonde des indus­tries des télécommunications.

Après une mau­vaise anti­ci­pa­tion des moda­li­tés et du calen­drier de la fameuse conver­gence, et l’é­chec des ten­ta­tives de consti­tu­tion de groupes mixtes infor­ma­tique et télé­com­mu­ni­ca­tions (ATT-NCR par exemple), après une phase de scep­ti­cisme par­fois (reflé­tant celui des opé­ra­teurs his­to­riques sur l’am­pleur des inves­tis­se­ments à réa­li­ser7 ou sur leur nature : part d’a­dap­ta­tion des réseaux exis­tants et per­for­mance des tech­no­lo­gies cor­res­pon­dantes comme l’AD­SL), l’In­ter­net redis­tri­bue les cartes.

L’ac­cès aux tech­no­lo­gies » infor­ma­tiques » de trans­mis­sions de don­nées en par­ti­cu­lier est deve­nu cri­tique (Nor­tel-Bay net­works, puis Lucent-Ascend, pour évo­quer les plus grosses opé­ra­tions par crois­sance externe dans ce domaine).

Une nouvelle informatique au cœur de l’économie nouvelle

L’In­ter­net, fruit et sti­mu­lant de l’in­for­ma­ti­sa­tion pro­gres­sive des acti­vi­tés pro­fes­sion­nelles et per­son­nelles, ouvre des oppor­tu­ni­tés excep­tion­nelles à l’in­dus­trie infor­ma­tique, d’ores et déjà exploi­tées par les spé­cia­listes d’é­qui­pe­ments de réseaux (comme Cis­co) ou l’in­dus­trie du micro-ordi­na­teur, au cœur indus­triel de la pre­mière vague Internet.

Le déploie­ment du com­merce élec­tro­nique sus­cite le déve­lop­pe­ment d’une offre tout à fait stra­té­gique pour la nou­velle éco­no­mie autour des outils logi­ciels d’in­ter­mé­dia­tion et d’ad­mi­nis­tra­tion sécu­ri­sée des réseaux, des appli­ca­tions et des don­nées, ain­si que de leur inté­gra­tion effi­cace au cœur des sys­tèmes d’in­for­ma­tion et de com­mu­ni­ca­tion des orga­ni­sa­tions à voca­tion tran­sac­tion­nelle (logi­ciels de BEA par exemple).

Il sus­cite en effet un renou­vel­le­ment pro­fond des sys­tèmes d’in­for­ma­tion repen­sés fonc­tion­nel­le­ment (à par­tir du CRM : Cus­to­mer Rela­tion­ship Mana­ge­ment), du » front office » aux ser­veurs d’ap­pli­ca­tions et de sto­ckage de don­nées en réseaux.

L’in­dus­trie infor­ma­tique, à laquelle la numé­ri­sa­tion géné­ra­li­sée des » infor­ma­tions » ouvre des pers­pec­tives qua­si illi­mi­tées de déve­lop­pe­ment, est bien au cœur de l’é­co­no­mie nou­velle, à la fois four­nis­seur des spé­cia­listes de la connec­ti­vi­té, des pro­fes­sion­nels de l’in­ter­mé­dia­tion, et des » usa­gers » (de la grande orga­ni­sa­tion à l’individu).

Elle est aus­si cer­tai­ne­ment, dans sa courte mais riche his­toire, le pro­to­type de la révo­lu­tion indus­trielle en cours, avec la spé­cia­li­sa­tion pro­gres­sive de ses métiers (de l’offre d’in­fra­struc­ture à l’o­pé­ra­tion des fonc­tions infor­ma­ti­sées, en pas­sant par les ser­vices d’ar­chi­tec­ture et d’in­té­gra­tion) et le degré variable de glo­ba­li­sa­tion de ses activités.

Une industrie des terminaux portée par l’explosion des usages

En tant que vec­teur de la conver­gence mul­ti­mé­dia, l’In­ter­net offre de vastes pers­pec­tives aux indus­triels de l’élec­tro­nique grand public pour répondre à la demande de ter­mi­naux bien adap­tés d’ac­cès au réseau.

Le com­bat spec­ta­cu­laire (pré-Inter­net) entre la télé­vi­sion inter­ac­tive et le micro-ordi­na­teur (ou plus récem­ment entre le » net­work com­pu­ter » et le micro-ordi­na­teur) pour pré­tendre au rôle de ter­mi­nal unique du futur paraît bien réduc­teur, alors que la diver­si­té des usages de plus en plus véhi­cu­lés par l’In­ter­net (se diver­tir, échan­ger des infor­ma­tions, conclure une tran­sac­tion…) non seule­ment demeure mais s’accroît.

Cette diver­si­té des usages devrait géné­rer, pour accé­der à la vaste palette d’ap­pli­ca­tions cor­res­pon­dantes, des ter­mi­naux opti­mi­sés pour les mettre en œuvre, même si le micro-ordi­na­teur ou ses suc­ces­seurs directs demeurent l’ou­til domi­nant. L’his­toire des tech­niques enseigne en tout cas la pru­dence envers les outils à tout faire !

La bataille des services

Les services de connectivité

En tant que réseau de conver­gence de tout type de com­mu­ni­ca­tions, canal éco­no­mique de trans­fert de don­nées entre orga­ni­sa­tions aus­si bien que ser­vice souple d’é­changes de mes­sages entre indi­vi­dus, l’In­ter­net s’est ins­tal­lé rapi­de­ment au cœur de la stra­té­gie des opé­ra­teurs de télécommunications.

Remet­tant en cause les posi­tions des opé­ra­teurs his­to­riques en atta­quant au cœur le modèle éco­no­mique » fer­mé » qui a fait leur for­tune, l’In­ter­net sus­cite aujourd’­hui une vaste palette de stra­té­gies, de la cap­ta­tion maxi­male du volume de » don­nées » trans­por­tées à l’offre de ser­vices plus riches, sup­ports de la nou­velle place de mar­ché ou de la nou­velle éco­no­mie audiovisuelle.

Il consti­tue d’a­bord une belle oppor­tu­ni­té pour les opé­ra­teurs his­to­riques qui inves­tissent mas­si­ve­ment pour pro­fi­ter de la crois­sance du tra­fic engen­dré par la moder­ni­sa­tion de leurs réseaux, la consti­tu­tion de » back­bones » et leur connexion inter­con­ti­nen­tale. Il consti­tue aus­si une menace en favo­ri­sant l’é­mer­gence d’o­pé­ra­teurs très agres­sifs inves­tis­sant direc­te­ment dans les nou­velles géné­ra­tions tech­no­lo­giques et foca­li­sant leur stra­té­gie sur l’In­ter­net (Qwest par exemple).

Il pro­voque logi­que­ment une » conver­gence » dans la com­pé­ti­tion locale des opé­ra­teurs du télé­phone et des câblo-opé­ra­teurs, d’où de spec­ta­cu­laires opé­ra­tions de fusions (ATT-TCI).

De ces stra­té­gies tous azi­muts et de cette mul­tis­pé­cia­li­té pour­raient émer­ger quelques grands opé­ra­teurs de la connec­ti­vi­té (gérée glo­ba­le­ment) et un ensemble plus vaste d’o­pé­ra­teurs de ser­vices d’in­ter­mé­dia­tion (gérés loca­le­ment). La nature réelle de cette évo­lu­tion est un des enjeux majeurs de la nou­velle éco­no­mie en gestation.

Un enjeu stratégique : les services d’intermédiation

Entre le déve­lop­pe­ment bouillon­nant d’une myriade d’offres de biens et ser­vices spé­cia­li­sés plus ou moins direc­te­ment bran­chées sur le réseau et la ges­tion de la connec­ti­vi­té qui les relie, s’in­ter­pose en effet un métier au contour encore mou­vant mais indis­pen­sable : l’o­pé­ra­tion de ser­vices géné­riques d’in­ter­mé­dia­tion, sup­por­tés par des tech­no­lo­gies infor­ma­tiques de média­tion de plus en plus puissantes.

L’in­ter­mé­dia­tion transactionnelle

Assu­rant la bonne ges­tion de la fabu­leuse place de mar­ché » élec­tro­nique » que sous-tend l’In­ter­net, les ser­vices d’in­ter­mé­dia­tion tran­sac­tion­nelle sont au cœur de la nou­velle économie.

Si leur opé­ra­tion va bien au-delà de l’offre d’ac­cès, même assor­tie de ser­vices de base per­for­mants, ils pro­voquent la ten­ta­tion des opé­ra­teurs de la connec­ti­vi­té (cf. ci-des­sus) d’in­ves­tir ces champs à haute valeur ajou­tée, où leur contrôle de l’ac­cès à l’u­ti­li­sa­teur final cou­plé avec leur maî­trise d’ou­tils clés du com­merce élec­tro­nique (comme la fac­tu­ra­tion) consti­tue un atout impor­tant. Ils y ren­contrent ceux dont l’in­ter­mé­dia­tion est le métier : les nou­veaux venus, nés avec l’In­ter­net (Ama­zon par exemple), comme les acteurs éta­blis contraints de revoir non seule­ment le fonc­tion­ne­ment, mais le posi­tion­ne­ment voire la sub­stance même de leurs services.

Trois carac­tères principaux :
  • Inter­net auto­rise (dans une cer­taine mesure) un effet de miroir où l’offreur et le consom­ma­teur non seule­ment inter­agissent sur une affaire don­née, mais inter­ver­tissent régu­liè­re­ment leur rôle domi­nant (pro­fes­sion­nel et personnel).
  • Les métiers de la connec­ti­vi­té, de l’intermédiation et des usages appar­tiennent à trois couches fonc­tion­nelles dis­tinctes, celle des inter­mé­dia­tions étant tra­ver­sée pour la bonne marche du sys­tème glo­bal par les flux d’information géné­rés par les “ usa­gers ” et trans­por­tés par les spé­cia­listes de la connectivité.
  • L’univers des ser­vices à voca­tion tran­sac­tion­nelle et celui des ser­vices à voca­tion infor­ma­tive demeurent lar­ge­ment disjoints.

Pour ces der­niers, spé­cia­listes actuels de l’in­ter­mé­dia­tion à voca­tion tran­sac­tion­nelle (logis­tique, com­mer­ciale, finan­cière…), » l’In­ter­né­ti­sa­tion » est tout à fait stra­té­gique, bien plus que leur infor­ma­ti­sa­tion autre­fois réus­sie, elle devrait confor­ter leur posi­tion dans la chaîne de valeur ajou­tée, contrai­re­ment aux visions sim­plistes de vente directe géné­ra­li­sée des biens et ser­vices sur le réseau.

Les services riches en information

L’offre de ser­vices riches en conte­nu infor­ma­tif mul­ti­mé­dia devrait explo­ser sur l’In­ter­net, en rai­son de la qua­li­té de l’ou­til, de sa voca­tion à la véri­table inter­ac­ti­vi­té et de sa capa­ci­té à mul­ti­plier les acteurs (ser­vices d’en­chères de E‑Bay par exemple).

Dans une large mesure, ces ser­vices devraient se déployer et s’of­frir loca­le­ment, contrai­re­ment à ce que pré­disent les chantres de la glo­ba­li­sa­tion sur la mon­dia­li­sa­tion sys­té­ma­tique des prestations.

L’in­ter­mé­dia­tion informationnelle

Sup­port de ser­vices » riches en infor­ma­tion « , » agence » glo­bale d’in­for­ma­tions, canal de télé­dis­tri­bu­tion des pro­duits audio­vi­suels…, ce médium uni­ver­sel qu’est l’In­ter­net pose cer­tai­ne­ment, comme cela a été dit et redit, les fon­de­ments d’une nou­velle éco­no­mie de l’in­for­ma­tion, de l’é­du­ca­tion, du loisir.

Inter­net sti­mule d’a­bord, même s’il convient de bien dis­tin­guer cette autre révo­lu­tion, la pro­duc­tion de » conte­nus » mul­ti­mé­dias. Il renou­velle ensuite pro­fon­dé­ment les métiers de l’é­di­tion d’in­for­ma­tions qui consti­tue une forme d’in­ter­mé­dia­tion spé­cia­li­sée (à voca­tion infor­ma­tive) par­ti­cu­liè­re­ment cru­ciale pour la révo­lu­tion en cours.

Par sa voca­tion mul­ti­mé­dia comme sa capa­ci­té à sus­ci­ter une crois­sance extra­or­di­naire du volume des conte­nus infor­ma­tifs trans­mis, il bou­le­verse les métiers de la com­mu­ni­ca­tion.

Comme pour l’in­ter­mé­dia­tion à voca­tion tran­sac­tion­nelle, il sus­cite enfin des stra­té­gies spec­ta­cu­laires de conver­gence vers les gise­ments escomp­tés de valeur ajou­tée des acteurs tra­di­tion­nels et des nou­veaux venus (grâce à Inter­net) dans la cap­ta­tion d’au­dience (AOL-Time Warner).

Ris­quons à ce stade un sché­ma sur les métiers de ser­vice au cœur de la nou­velle économie.

La bataille pour le contrôle des positions stratégiques

Long­temps escomp­tées de la » conver­gence » des métiers des télé­com­mu­ni­ca­tions, de l’in­for­ma­tique et de l’au­dio­vi­suel, long­temps atten­dues sur le contrôle de l’en­semble de la chaîne de valeur ajou­tée, les plus belles batailles devraient concer­ner en fait les champs sépa­rés de l’offre de connec­ti­vi­té d’une part (qui demeu­re­ra l’offre d’ac­cès pri­maire), de ser­vices d’in­ter­mé­dia­tion d’autre part (avec les batailles cor­res­pon­dantes pour les infra­struc­tures phy­si­co-logiques sous-jacentes). Ceci même si la tech­no­lo­gie uni­fie de plus en plus les pro­ces­sus mis en œuvre et si les liai­sons stra­té­giques entre ces offres font l’ob­jet d’ap­pré­cia­tions fluctuantes.

L’o­pé­ra­tion des ser­vices cri­tiques pour le bon fonc­tion­ne­ment de la nou­velle éco­no­mie ou irri­guant son appé­tit de » conte­nus » mul­ti­mé­dias est par­ti­cu­liè­re­ment stra­té­gique, et au confluent de l’ap­pé­tit de nom­breux acteurs

Même si elle sus­cite une juste vigi­lance, la crainte de la cap­ta­tion de la valeur ajou­tée des tran­sac­tions éco­no­miques ou des œuvres de l’es­prit par les opé­ra­teurs de ces ser­vices semble tou­te­fois lar­ge­ment infon­dée et rap­pelle des débats anciens sur la liber­té des conte­nus infor­ma­tifs mena­cée par les maîtres des réseaux8.

(Mds $) Chiffre d’affaires Mul­ti­pli­ca­teur Capi­ta­li­sa­tion boursière
(au 27.1. 2000)
Bénéfice/action
Sun
EMC
Cisco
13,1
5,6
13,4
9
20
27
123
113
367
102
112
179
Oracle
BEA
9,3
0,4
17
35
155
4
117
175
Qwest 3,6 9 31 409
AOL
Amazon
E‑Bay
5,7
1,2
0,2
24
18
100
135
22
20
150
NS (résul­tats négatifs)
7 658
Rés​ultats annua­li­sés à fin décembre 1999

Des opportunités immenses d’investissement

L’importance des paris industriels

L’im­por­tance des paris pris actuel­le­ment, en par­ti­cu­lier aux USA, sur chaque maillon de la chaîne de valeur dans une éco­no­mie nou­velle (déploie­ment de nou­velles lignes de télé­com­mu­ni­ca­tions à hauts débits et com­mu­ta­teurs de don­nées ; sys­tèmes tran­sac­tion­nels puis­sants et sto­ckage en réseaux ; logi­ciels sécu­ri­sant com­mu­ni­ca­tions et tran­sac­tions et outils » intel­li­gents » d’ac­cès à l’in­for­ma­tion per­ti­nente ; offre d’ac­cès au réseau et » por­tails » géné­ra­listes ; ser­vices d’in­ter­mé­dia­tion spé­cia­li­sés…) est bien reflé­tée dans la valo­ri­sa­tion spec­ta­cu­laire des affaires Inter­net : valo­ri­sa­tions aux mul­ti­pli­ca­teurs extra­va­gants déclen­chant une vague de fusions par échange d’ac­tions qui struc­ture, par des opé­ra­tions ambi­tieuses et à haut risque, la révo­lu­tion indus­trielle en cours.

Même les acteurs éta­blis (les four­nis­seurs de l’in­fra­struc­ture en par­ti­cu­lier !) voient leur valo­ri­sa­tion s’en­vo­ler s’il est cré­dible qu’ils soient mas­si­ve­ment por­tés par la vague Internet.

La posi­tion prise par les acteurs amé­ri­cains dans ce grand jeu capi­ta­liste carac­té­ris­tique des révo­lu­tions indus­trielles est qu’en effet tout est stra­té­gique dans l’In­ter­net, avec un cœur à ne pas man­quer : les tech­no­lo­gies Inter­net de média­tion, l’o­pé­ra­tion des ser­vices d’in­ter­mé­dia­tion, l’é­di­tion de conte­nus multimédias… !

AOL illustre avec brio cette stra­té­gie cen­trée sur la conquête d’au­dience sur le réseau.

Compte tenu des impré­ci­sions sur les zones futures de créa­tion de valeur, il convient de ne pas se lais­ser pié­ger par les anti­ci­pa­tions exces­sives tra­dui­sant l’ef­fer­ves­cence ambiante, qui peuvent conduire à des cor­rec­tions bour­sières bru­tales. Cette dyna­mique tra­duit tou­te­fois bien l’im­por­tance réelle des enjeux et les pos­si­bi­li­tés radi­ca­le­ment nou­velles offertes par l’In­ter­net, même si celles-ci ne se déploient plei­ne­ment que sur plu­sieurs décennies.

Le défi américain

Dans ce grand jeu, les États-Unis gar­de­ront pro­ba­ble­ment long­temps encore une lon­gueur d’a­vance, tant y sont grands l’ap­pé­tit de nou­veaux usages et la capa­ci­té de valo­ri­sa­tion (bour­sière) du risque de l’en­tre­pre­neur qui s’ef­force d’y répondre.

Carac­tère essen­tiel et élé­ment dis­tinc­tif de cette révo­lu­tion indus­trielle, son déve­lop­pe­ment résulte du dyna­misme conjoint des membres d’une vaste com­mu­nau­té d’in­di­vi­dus, pion­niers dans les usages, déve­lop­peurs de nou­veaux outils, inves­tis­seurs dans les affaires Inter­net… ; com­mu­nau­té par­ti­cu­liè­re­ment en phase, ceci est jus­te­ment sou­li­gné, avec les valeurs fon­da­trices de l’Amérique.

Parce que cette dyna­mique indi­vi­duelle est ser­vie par une redou­table force de frappe mar­ke­ting et indus­trielle, et sou­te­nue par les ini­tia­tives dûment bud­gé­tées du gou­ver­ne­ment amé­ri­cain en faveur des nou­velles géné­ra­tions de l’In­ter­net, du déploie­ment de réseaux à très haut débit, de cal­cu­la­teurs à très haute per­for­mance… 9, le lea­der­ship de la nation amé­ri­caine est réel­le­ment impres­sion­nant10.

C’est, et ce sera la conclu­sion de ce bref sur­vol, dans les métiers fon­da­men­taux de l’In­ter­net, bien plus que dans la crois­sance des uti­li­sa­teurs sou­vent invo­quée, que demeure indis­pen­sable un sur­saut de la France et de l’Eu­rope. Comme à l’aube des grandes révo­lu­tions indus­trielles pré­cé­dentes, l’am­pleur des pers­pec­tives ouvertes dans la durée jus­ti­fie en effet plei­ne­ment les inves­tis­se­ments et les paris consi­dé­rables – pri­vés et publics – néces­saires aujourd’­hui pour prendre posi­tion11.

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1. Du déploie­ment mas­sif de réseaux conti­nen­taux en fibre optique (aux USA et en Europe par­ti­cu­liè­re­ment) et de la pose de câbles trans­océa­niques (TAT 14 à 640 gigabits/s ; Flag à 1,28 térabits/s) aux pro­jets ambi­tieux de constel­la­tions satel­li­taires multimédias.
2. Cf. pour le pro­grès spec­ta­cu­laire des per­for­mances l’ar­ticle de J.-P. Figer sur l’a­vè­ne­ment du mul­ti­mé­dia dans le der­nier numé­ro spé­cial de La Jaune et la Rouge.
3. La mise en avant d’es­ti­ma­tions (celles de For­res­ter Research par exemple sou­vent citées) sur la part du com­merce élec­tro­nique dans le com­merce mon­dial à tel ou tel hori­zon est d’ailleurs éton­nante ; comme s’il eut fal­lu pour lan­cer le télé­phone jau­ger la part des com­mu­ni­ca­tions télé­pho­niques dans l’en­semble des modes de com­mu­ni­ca­tions de l’hu­ma­ni­té ; et déci­der d’y inves­tir sur cette inqua­li­fiable prédiction.
4. En se concen­trant sur les ser­vices et l’in­fra­struc­ture qui les met en œuvre (hors com­po­sants élec­tro­niques, hors conte­nus informatifs).
5. Cadre d’a­na­lyse déve­lop­pé dans le récent rap­port sur » l’In­ter­net du futur » (dis­po­nible sur le site du RNRT).
6. Michael Ruett­gers, patron d’EMC, lea­der mon­dial des sys­tèmes de sto­ckage de données.
7. Scep­ti­cisme qui s’est tra­duit par une grande pru­dence dans l’in­ves­tis­se­ment d’in­fra­struc­ture (cf. par exemple les réac­tions miti­gées aux pro­po­si­tions du rap­port Thé­ry en France) et une foca­li­sa­tion des opé­ra­teurs sur les expé­ri­men­ta­tions d’applications.
8. IBM, acteur puis­sant et glo­bal auquel on prê­tait il y a vingt ans l’am­bi­tion de tout contrô­ler, a dû aban­don­ner ses pré­ten­tions hégé­mo­niques sous la pres­sion de l’é­lar­gis­se­ment et de la spé­cia­li­sa­tion du champ de bataille (plus sans doute qu’en rai­son des pro­cès anti­trusts) et renon­cer en par­ti­cu­lier, mal­gré l’an­cien­ne­té de son posi­tion­ne­ment en la matière, à jouer un rôle déter­mi­nant dans le trans­port de don­nées alors consi­dé­ré comme stratégique.
9. Sans sug­gé­rer d’ac­tions pré­cises, le rap­port de J.-F. Abra­ma­tic sur le déve­lop­pe­ment tech­nique de l’In­ter­net rap­pelle les inves­tis­se­ments publics mas­sifs consen­tis par l’ad­mi­nis­tra­tion amé­ri­caine pour le déploie­ment du réseau et la recherche en tech­no­lo­gies de l’in­for­ma­tion, et pose la ques­tion de l’op­por­tu­ni­té de mesures excep­tion­nelles en Europe, en France en par­ti­cu­lier, pour com­bler le retard. F. Lorentz évo­quait de même dans son rap­port sur le com­merce élec­tro­nique l’in­té­rêt d’une mobi­li­sa­tion des efforts publics sur un pro­gramme fédé­ra­teur, » l’In­ter­net du futur « , à fort impact sur l’é­co­no­mie euro­péenne. À ne pas négli­ger même si l’es­sen­tiel se joue ailleurs, dans le cercle ver­tueux de l’in­no­va­tion, de l’es­prit d’en­tre­prise et de la prise de risque financier.
10. La France même, pour­tant pré­cur­seur en terme de concept (la télé­ma­tique du rap­port Nora-Minc a plus de vingt ans), d’in­fra­struc­ture (Trans­pac) et de télé­ser­vices grand public (le Mini­tel), a été comme fas­ci­née – éblouie et domi­née – par cette nou­velle révo­lu­tion américaine.
11. Un texte de la Com­mis­sion, par­mi d’autres, résume bien un cer­tain défai­tisme ambiant sur la capa­ci­té de l’Eu­rope à se posi­tion­ner au cœur indus­triel de la nou­velle éco­no­mie : » the Euro­pean ICT indus­try is strug­gling to meet the chal­lenge of the US indus­try domi­nance of Inter­net-Web tech­no­lo­gy deve­lop­ment. The EU ICT indus­try should focus on deve­lo­ping cus­to­mer solu­tions gea­red to spe­ci­fic mar­ket needs with the coopé­ra­tion of users » (DG XIII ACTS).
Quoique stra­té­gi­que­ment dis­tinct, le monde des ser­vices pro­fite évi­dem­ment des per­for­mances de l’in­fra­struc­ture mise à sa dis­po­si­tion : l’In­ter­net ren­for­çant cette inter­re­la­tion, on se leur­re­rait gra­ve­ment à vou­loir aban­don­ner la tech­no­lo­gie au pré­texte de l’ex­cel­lence de l’Eu­rope dans le service.

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