Les bateaux aussi se cachent pour mourir

Dossier : Environnement : les relations Nord SudMagazine N°647 Septembre 2009
Par Laurence MATRINGE

REPÈRES

REPÈRES
Sur les 50 000 navires mar­chands navi­guant inter­na­tio­na­le­ment, entre 200 et 600 sont envoyés au déman­tè­le­ment chaque année. Ce chiffre devrait aug­men­ter et atteindre plus de 1 000 navires par an dans les deux pro­chaines années. À cela, deux rai­sons : le ralen­tis­se­ment éco­no­mique qui pousse les pro­prié­taires à se défaire des vieux navires main­te­nus en acti­vi­té les der­nières années en rai­son du dyna­misme et de la ren­ta­bi­li­té du mar­ché du fret ; le retrait pro­gres­sif des pétro­liers à simple coque. 

Les navires actuel­le­ment envoyés au déman­tè­le­ment ont en géné­ral une tren­taine d’an­nées. Ils contiennent d’im­por­tantes quan­ti­tés de sub­stances dan­ge­reuses telles que l’a­miante (en par­ti­cu­lier sur les navires construits avant les années quatre-vingt), les huiles et boues d’hy­dro­car­bures, les PCB et les métaux lourds conte­nus dans les pein­tures et les équi­pe­ments. Ils repré­sentent donc un des prin­ci­paux flux de déchets dan­ge­reux entre pays indus­tria­li­sés et pays en déve­lop­pe­ment. Selon une étude réa­li­sée en 2004 pour la Com­mis­sion, on estime à 5,5 mil­lions de tonnes le volume des sub­stances poten­tiel­le­ment nui­sibles pour l’en­vi­ron­ne­ment conte­nues dans les navires qui seront envoyés au déman­tè­le­ment entre 2006 et 2015.

Un marché mondial et volatil

Des emplois dangereux
Le recy­clage des navires est une acti­vi­té à haute inten­si­té de main-d’oeuvre et donc créa­trice d’emplois. Mais l’es­sen­tiel des tra­vailleurs est ain­si expo­sé à des pro­duits toxiques mor­tels, à des gaz explo­sifs, à la chute de plaques métal­liques et n’a pas même accès aux équi­pe­ments de pro­tec­tion et de sécu­ri­té indi­vi­duelle les plus simples. Au Ban­gla­desh, quelque 200 ouvriers de la décons­truc­tion ont trou­vé la mort entre 1998 et 2003 à la suite d’ac­ci­dents liés au tra­vail. Même si des efforts ont été entre­pris pour amé­lio­rer la situa­tion, il reste encore beau­coup à faire pour par­ve­nir à des condi­tions de tra­vail décentes pour tous.

L’ar­ma­teur décide de mettre fin à l’ex­ploi­ta­tion com­mer­ciale de son navire lorsque les frais d’en­tre­tien d’un navire com­mencent à excé­der les recettes poten­tielles, ou lorsque le navire n’est plus inté­res­sant pour le mar­ché de l’oc­ca­sion, autre­ment dit lors­qu’il est peu pro­bable qu’il puisse être reven­du. Il se met en quête d’un acqué­reur qui peut être soit un cour­tier spé­cia­li­sé, soit l’ex­ploi­tant du chan­tier de décons­truc­tion lui-même. En règle géné­rale, le navire trans­porte alors une der­nière car­gai­son jusque dans la zone de ce chan­tier. Après ce der­nier voyage, le navire est ache­mi­né par ses propres moyens vers le chan­tier de décons­truc­tion où il sera déman­te­lé. Contrai­re­ment à ce qui se passe pour le trai­te­ment de la plu­part des autres déchets, les pro­prié­taires sont payés pour le déman­tè­le­ment de leurs navires. Le prix payé est approxi­ma­ti­ve­ment équi­valent à celui du poids d’a­cier du navire et actuel­le­ment de l’ordre de 235 dol­lars la tonne.

Il sera indis­pen­sable que les prin­ci­paux États fassent preuve de bonne volonté

Si le déman­tè­le­ment des navires se pra­ti­quait assez cou­ram­ment dans le sud de l’Eu­rope jusque dans les années soixante, des coûts du tra­vail infé­rieurs et la hausse de la demande locale pour l’a­cier ont conduit à un dépla­ce­ment de cette acti­vi­té vers le Japon, la Corée et Taï­wan jus­qu’au début des années quatre-vingt. Depuis, l’ac­ti­vi­té s’est dépla­cée prin­ci­pa­le­ment vers l’Inde, le Ban­gla­desh et le Pakis­tan. Dans ces pays, les navires sont déman­te­lés direc­te­ment sur les plages où ils sont échoués en uti­li­sant la force de la marée. Déman­te­ler des navires per­met de recy­cler de grandes quan­ti­tés de métal et donc de limi­ter l’u­ti­li­sa­tion de matières pre­mières vierges. Le recy­clage des navires est d’ailleurs, pour cer­tains de ces pays, le seul moyen d’ac­cé­der, à un prix abor­dable, aux métaux dont ont besoin leurs sec­teurs éco­no­miques. On estime ain­si que 80 à 90 % de l’a­cier uti­li­sé par le Ban­gla­desh pro­vient des navires en fin de vie.

Mal­gré cela, les impacts envi­ron­ne­men­taux des méthodes de déman­tè­le­ment majo­ri­tai­re­ment mises en œuvre actuel­le­ment dans ces pays sont néga­tifs pour plu­sieurs rai­sons : absence qua­si sys­té­ma­tique de sys­tèmes de confi­ne­ment qui évi­te­raient les pol­lu­tions du sol et de l’eau ;

rare­té des ins­tal­la­tions d’en­tre­po­sage des déchets ; trai­te­ment des déchets résul­tant du déman­tè­le­ment rare­ment conforme à des normes, même mini­males, de pro­tec­tion de l’environnement.

Actuel­le­ment, les sites res­pec­tueux des normes de sécu­ri­té et d’en­vi­ron­ne­ment, prin­ci­pa­le­ment situés dans les pays euro­péens, en Tur­quie, et en Chine, per­mettent de trai­ter 30 % de la demande. Ils souffrent de la concur­rence avec l’A­sie du Sud en rai­son des coûts liés au res­pect de ces normes ain­si qu’à la dif­fé­rence de coût de la main-d’œuvre. 

Des règles difficiles à appliquer

Nord-Sud : une dis­tinc­tion difficile

La dis­tinc­tion entre pays du pavillon et pays du recy­clage ne cor­res­pond que très par­tiel­le­ment à celle qui existe entre pays du Nord et pays du Sud. Ain­si, si l’on pense au Libe­ria, au Pana­ma ou encore aux îles Mar­shall, il est mani­feste que les pays pos­sé­dant les pavillons les plus impor­tants ne sont pas tous des pays du Nord. Dans le même temps, les capa­ci­tés de déman­tè­le­ment exis­tant dans l’U­nion euro­péenne, en Nor­vège, en Tur­quie ou aux États-Unis montrent à l’é­vi­dence que les pays du recy­clage ne sont pas sys­té­ma­ti­que­ment des pays du Sud. Enfin les pays du recy­clage ne forment pas un ensemble homo­gène, puisque les efforts entre­pris pour amé­lio­rer les pra­tiques actuelles sont hétérogènes.


Plu­sieurs scan­dales liés à des trans­ferts de déchets dan­ge­reux vers des pays en voie de déve­lop­pe­ment – mais éga­le­ment entre pays déve­lop­pés – inter­ve­nus dans les années quatre-vingt ont atti­ré l’at­ten­tion sur la néces­si­té de contrô­ler ces trans­ferts. La Conven­tion de Bâle sur le contrôle des mou­ve­ments trans­fron­tières de déchets dan­ge­reux et de leur éli­mi­na­tion, adop­tée en 1989, pré­voit un sys­tème mon­dial effi­cace de noti­fi­ca­tion et d’au­to­ri­sa­tion préa­lables en ce qui concerne les trans­ferts de déchets dan­ge­reux entre pays. Un amen­de­ment, qui n’est pas encore entré en vigueur au niveau inter­na­tio­nal, a été adop­té en 1995 en vue d’in­ter­dire les expor­ta­tions de déchets dan­ge­reux depuis les pays de l’U­nion euro­péenne et de l’OCDE vers des pays non-membres de l’OCDE. Ces textes sont en vigueur au sein de l’U­nion euro­péenne depuis 1998.

La juris­pru­dence per­met de consi­dé­rer un navire comme déchet au sens de cette Conven­tion et comme un navire en ver­tu d’autres règles inter­na­tio­nales. En effet, la déci­sion du pro­prié­taire d’un navire – par exemple dans un contrat de démo­li­tion – d’en­voyer son navire au déman­tè­le­ment est sou­vent assi­mi­lable à l’ac­tion de » se défaire « , qui se trouve au coeur de la défi­ni­tion du déchet dans le droit communautaire.

Tou­te­fois, la légis­la­tion régis­sant les trans­ferts de déchets est rare­ment appli­quée en ce qui concerne les navires envoyés au déman­tè­le­ment. La plu­part des pays de recy­clage sont, en effet, peu enclins à uti­li­ser la pro­cé­dure de noti­fi­ca­tion et d’au­to­ri­sa­tion pré­vue par la Conven­tion de Bâle dans le cas des navires impor­tés en vue de leur démo­li­tion. Il est en outre dif­fi­cile d’ap­pli­quer le règle­ment com­mu­nau­taire sur les trans­ferts de déchets et l’in­ter­dic­tion d’ex­por­ta­tion qu’il contient lors­qu’un navire devient déchet en dehors des eaux européennes.

Une nouvelle Convention pour agir tout au long du cycle de vie

L’o­pi­nion publique inter­na­tio­nale s’est émue des condi­tions de déman­tè­le­ment des navires et de l’ab­sence d’une filière de déman­tè­le­ment socia­le­ment et éco­lo­gi­que­ment accep­table et le débat a été por­té au niveau politique.

En 2005, les pays membres de l’Or­ga­ni­sa­tion mari­time inter­na­tio­nale (OMI) ont déci­dé d’é­la­bo­rer une nou­velle Conven­tion. Après quatre ans de négo­cia­tions, la Conven­tion de Hong­kong sur le recy­clage sûr et éco­lo­gi­que­ment sain des navires a été adop­tée en mai 2009.

Cou­vrir tout le cycle de vie des navires
La Conven­tion de Hong­kong concerne les navires tout au long de leur vie. Elle limite l’u­sage de cer­taines sub­stances dan­ge­reuses lors de la construc­tion de nou­veaux navires. Pen­dant leur exploi­ta­tion, elle pré­voit que soit tenu à jour un inven­taire des matières dan­ge­reuses conte­nues dans le navire. Pour leur recy­clage enfin, elle impose des exi­gences pré­cises : ins­tal­la­tions de recy­clage dûment auto­ri­sées ; éla­bo­ra­tion, pour chaque navire, d’un plan pré­cis de recy­clage ; etc.

L’en­jeu de la négo­cia­tion était de réus­sir à trou­ver un texte équi­li­bré entre les pays du pavillon dont dépendent les pro­prié­taires de navires et les pays où sont situées les ins­tal­la­tions de recy­clage. Il s’a­gis­sait éga­le­ment de trou­ver un com­pro­mis entre les impacts envi­ron­ne­men­taux, sociaux et éco­no­miques des dis­po­si­tions de cette Conven­tion durant tout le cycle de vie des navires.

Les dis­cus­sions ont été dif­fi­ciles. Les condi­tions d’en­trée en vigueur par­ti­cu­liè­re­ment com­plexes qui ont été adop­tées en consti­tuent un exemple inté­res­sant. De nom­breux ins­tru­ments, comme la Conven­tion de Bâle, se contentent d’un seul cri­tère pour entrer en vigueur et deve­nir léga­le­ment contrai­gnants : la rati­fi­ca­tion par un nombre déter­mi­né de pays. Les Conven­tions éla­bo­rées par l’O­MI requièrent géné­ra­le­ment éga­le­ment que ces pays repré­sentent une pro­por­tion suf­fi­sante de la flotte mondiale.

Cepen­dant la nou­velle Conven­tion n’en­tre­ra en vigueur que deux ans après que trois cri­tères auront été rem­plis. Elle devra avoir été rati­fiée par 15 États, et ces pays devront repré­sen­ter 40 % de la navi­ga­tion mar­chande mon­diale en ton­nage brut. En outre, le volume cumu­lé de recy­clage annuel de navires de ces États doit avoir consti­tué, au cours des dix années pré­cé­dentes, pas moins de 3 % de leur ton­nage cumu­lé de navi­ga­tion mar­chande. Ces dis­po­si­tions répondent au sou­ci des pays du pavillon – dis­po­ser d’une capa­ci­té de recy­clage suf­fi­sante et adap­tée – comme au sou­ci des pays du recy­clage – avoir le temps de s’a­dap­ter à ces nou­velles exi­gences. Pour que la Conven­tion puisse s’ap­pli­quer, il sera donc indis­pen­sable que les prin­ci­paux États du pavillon et ceux du recy­clage fassent preuve de bonne volonté.

Dans les deux ans à venir, et alors qu’un cer­tain nombre de pays s’ap­prêtent à signer puis à rati­fier la nou­velle Conven­tion, la métho­do­lo­gie et les don­nées à uti­li­ser pour véri­fier le res­pect des condi­tions d’en­trée en vigueur doivent encore être éta­blies et approu­vées. Des direc­tives pré­ci­sant les condi­tions tech­niques de mise en oeuvre de la Conven­tion devront éga­le­ment être développées.

De leur côté, les Par­ties à la Conven­tion de Bâle vont main­te­nant ana­ly­ser la nou­velle Conven­tion. Elles avaient en effet accep­té qu’une nou­velle Conven­tion soit déve­lop­pée au sein de l’Or­ga­ni­sa­tion mari­time inter­na­tio­nale, à la condi­tion expresse qu’elle four­nisse un niveau de contrôle équi­valent au leur. Cette ana­lyse sera menée dans les années à venir. En effet, bien que la nou­velle Conven­tion soit en géné­ral consi­dé­rée comme une avan­cée vers l’a­mé­lio­ra­tion des pra­tiques de recy­clage, son niveau d’am­bi­tion a pu être cri­ti­qué par certains.

AVERTISSEMENT
Les opi­nions expri­mées dans cet article sont pure­ment per­son­nelles et ne peuvent en aucun cas être consi­dé­rées comme expri­mant une posi­tion offi­cielle de la Com­mis­sion euro­péenne. Les recom­man­da­tions de l’auteur ne doivent pas être inter­pré­tées comme consti­tuant un signal poli­tique ou légal que la Com­mis­sion a l’intention de prendre une quel­conque mesure législative.

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