L’éphémère et le pérenne des projets de changement

Dossier : Entreprise et managementMagazine N°628 Octobre 2007
Par Philippe CHERVI (83)

En quête de pérennité

En quête de pérennité

Toute mis­sion de conseil prô­nant l’a­mé­lio­ra­tion, elle implique de fac­to un chan­ge­ment d’or­ga­ni­sa­tion, de struc­ture, de méthodes de tra­vail, d’ou­tils… et, de toute manière, un chan­ge­ment dans les inter­ac­tions entre les hommes. Tant il est deve­nu évident que l’en­tre­prise est un construit social au sens de P. Ber­noux, c’est-à-dire que l’or­ga­ni­sa­tion ne se réduit pas à sa struc­ture mais qu’elle est aus­si le fruit des inter­ac­tions entre ses membres. Dans cette entre­prise, la péren­ni­té com­mence dès le pro­jet puisque par­ler de péren­ni­té sup­pose qu’un pro­jet en a préa­la­ble­ment semé les germes, pro­cé­dant à l’en­ra­ci­ne­ment et l’ir­ré­ver­si­bi­li­té du chan­ge­ment. La tâche est ardue, tant pour l’en­tre­prise que pour le consul­tant, d’au­tant que leurs attentes paraissent dif­fi­ci­le­ment conci­liables au pre­mier abord.

L’en­tre­prise vou­drait que tout chan­ge­ment soit immé­dia­te­ment et dura­ble­ment acquis, s’op­po­sant à la lente dif­fu­sion des chan­ge­ments, à la théo­rie de la longue durée chère à F. Brau­del. À moins que, recon­nais­sant la durée néces­saire au chan­ge­ment, elle veuille que la péren­ni­té puisse exis­ter dès la fin du pro­jet dans un état stable et figé.

Le consul­tant res­sent néces­sai­re­ment la ten­sion entre le carac­tère, somme toute éphé­mère, de sa mis­sion et le gage de péren­ni­té qu’il doit confé­rer à son action. Bien sou­vent, il n’au­ra qu’une hâte pour se libé­rer de ces ten­sions contra­dic­toires, que le pro­jet s’a­chève… et vite. Bien que son enga­ge­ment moral puisse s’é­tendre au sui­vi de sa mis­sion, contrac­tuel­le­ment il ne sera au mieux qu’un obser­va­teur impuis­sant de déve­lop­pe­ments sur les­quels il ne pour­ra plus influer.

Entre ces deux posi­tions extrêmes, il existe un espace de dis­cus­sion et d’ex­pli­ca­tion, à charge pour le com­man­di­taire du pro­jet et le consul­tant de recon­naître et d’ac­cep­ter que le chan­ge­ment dans une orga­ni­sa­tion est un appren­tis­sage de nou­velles manières de faire, de nou­velles règles, qu’il concerne tous les hommes – peu ou prou – de l’en­tre­prise et que ceux-ci ne s’ap­pro­prie­ront le chan­ge­ment que lorsque cha­cun d’entre eux l’au­ra inves­ti d’un sens qui lui est propre. Inci­dem­ment, cela sup­pose de ne pas sous-esti­mer le temps du chan­ge­ment et d’ap­por­ter au pro­jet les res­sources et le sou­tien mana­gé­rial nécessaires.

Au sein de l’or­ga­ni­sa­tion, la péren­ni­té s’ap­puie sur ces nou­velles inter­ac­tions éta­blies entre les hommes. Le pra­ti­cien du chan­ge­ment et de la péren­ni­té dis­tingue des actions res­sor­tant soit d’une assu­rance péren­ni­té, soit d’un contrôle péren­ni­té, liant la péren­ni­té à la qua­li­té du pro­jet dans la durée. Ces actions se tra­duisent par quatre pré­ceptes qui com­plètent et étendent les cri­tères de suc­cès des pro­jets de chan­ge­ment énon­cés par J. P. Kot­ter1.

Enraciner le changement dans le projet

Pour que le chan­ge­ment soit accep­té par les hommes de l’en­tre­prise, il doit faire sens pour cha­cun d’entre eux. L’en­ra­ci­ne­ment et l’ir­ré­ver­si­bi­li­té du chan­ge­ment seront ain­si acquis si les hommes changent dura­ble­ment leurs manières de faire, les leviers d’ac­tion étant par exemple les pro­ces­sus, le sys­tème de mana­ge­ment per­met­tant de les faire fonc­tion­ner effi­ca­ce­ment, les tech­no­lo­gies et les hommes (cf. figure ci-contre). Le pro­jet, creu­set de nou­velles méthodes et d’ou­tils, met en œuvre ces leviers et trans­fère ce nou­veau savoir-faire aux hommes de l’en­tre­prise grâce à une équipe pro­jet mixte et grâce à l’ac­com­pa­gne­ment et au sou­tien du consultant.

Dans cette filiale étran­gère d’une entre­prise pétro­lière dans laquelle je suis retour­né cinq ans après y avoir conduit un pro­jet majeur d’a­mé­lio­ra­tion de la pro­duc­tion, de la sécu­ri­té et sur le contrôle des coûts, quelle n’a pas été ma sur­prise de consta­ter que le chan­ge­ment n’a­vait pas sub­sis­té sur cer­tains sites-pla­te­formes de pro­duc­tion alors qu’il était pérenne sur d’autres. Quelle en était la raison ?

De fait, le chan­ge­ment des com­por­te­ments avait bien été struc­tu­ré autour des leviers clas­siques évo­qués ci-des­sus, avec notam­ment un pro­ces­sus du plan­ning des opé­ra­tions et des plans d’ac­tion de réunions. Lorsque le chef de site et son équipe avaient recon­nu leur uti­li­té, le gain de temps résul­tant de leur fonc­tion­ne­ment, en se les appro­priant et poten­tiel­le­ment en les adap­tant, le chan­ge­ment avait été pérenne. Dans l’autre cas, le départ simul­ta­né de plu­sieurs mana­geurs inter­mé­diaires avait désta­bi­li­sé le nou­veau cadre de fonc­tion­ne­ment ; il n’y avait pas eu de trans­mis­sion de la com­pé­tence acquise aux nou­veaux arri­vants, condui­sant à un déli­te­ment rapide des apports du projet.

Responsabiliser l’organisation dans la pérennité

Ces deux exemples montrent, s’il en était besoin, la nature dyna­mique du chan­ge­ment, un pro­ces­sus qu’il convient de contrô­ler à l’ins­tar de tout pro­ces­sus tech­nique ou admi­nis­tra­tif. Ain­si, tout pro­jet de chan­ge­ment com­porte doré­na­vant une ana­lyse de risques des­ti­née à iden­ti­fier a prio­ri les évé­ne­ments ayant une influence sur la péren­ni­té et les solu­tions cor­res­pon­dantes pour neu­tra­li­ser, réduire ou trans­fé­rer le risque. L’a­na­lyse per­met sur­tout de res­pon­sa­bi­li­ser les acteurs de l’or­ga­ni­sa­tion sur le chan­ge­ment à long terme, ne serait-ce que sur le trans­fert de savoir-faire.

Outre un recen­se­ment exhaus­tif d’é­vé­ne­ments désta­bi­li­sa­teurs de la péren­ni­té, l’a­na­lyse met aus­si en lumière le besoin indis­pen­sable d’un res­pon­sable de la péren­ni­té au sein d’une cel­lule péren­ni­té, jouant le rôle de chef d’or­chestre et de « gar­dien du temple ». Car le chan­ge­ment est bien la res­pon­sa­bi­li­té de l’en­tre­prise, et non celle du consul­tant. À noter que seuls des per­son­nels per­ma­nents de l’en­tre­prise devraient com­po­ser cette cellule.

À de rares excep­tions près, l’en­tre­prise rechi­gne­ra à dési­gner un cadre de valeur, par manque de res­sources ou de vision à long terme. A contra­rio, cette entre­prise du sec­teur aéro­nau­tique a sai­si dès le départ tout le par­ti à prendre de cette for­mi­dable for­ma­tion mana­gé­riale que consti­tuait le pro­jet de trans­for­ma­tion d’une Busi­ness Unit. Elle y a affec­té l’un de ses hauts poten­tiels, le pro­jet consti­tuant le trem­plin idéal pour qu’il puisse en prendre la res­pon­sa­bi­li­té à la fin du pro­jet. Il lui a ain­si été plus facile de péren­ni­ser un chan­ge­ment dont il avait été le pro­mo­teur et dont il est doré­na­vant le garant.

Intégrer la pérennité dès le lancement du projet


Leviers et boucle de rétro­ac­ti­vi­té de la pérennité

Dans une logique d’a­mé­lio­ra­tion conti­nue, « le chan­ge­ment ne dure que si son enra­ci­ne­ment et son irré­ver­si­bi­li­té ont été pen­sés dès le démar­rage des actions »2. La fin du pro­jet n’est plus une fin en soi puisque les hommes de l’en­tre­prise se sont appro­prié le chan­ge­ment dans la durée au tra­vers d’une démarche participative.

À cette fin, la défi­ni­tion de pro­jet décrit la mon­tée inexo­rable de nou­veaux rôles dans l’or­ga­ni­sa­tion, sans qu’il soit besoin d’en chan­ger la struc­ture. Ces nou­veaux rôles concernent même des hommes qui ne sont pas direc­te­ment concer­nés par le pro­jet mais qu’il importe aus­si de convaincre. Le rôle du consul­tant, pilote du chan­ge­ment, évo­lue suc­ces­si­ve­ment d’un accom­pa­gne­ment au quo­ti­dien à un mode de coa­ching plus distancé.

Par une simple boucle de rétro­ac­tion (cf. figure 1), le pro­jet modi­fie alors les leviers agis­sant sur les com­por­te­ments, dont le sys­tème de mana­ge­ment. Les méthodes et outils uti­li­sés par le pro­jet se fondent pro­gres­si­ve­ment dans le quo­ti­dien de l’en­tre­prise, le pro­jet n’é­tant que l’é­tape ini­tia­trice ou accé­lé­ra­trice du chan­ge­ment. Le méta­sys­tème de mana­ge­ment ain­si consti­tué consti­tue la base de l’as­su­rance pérennité.

Contrôler et soutenir de l’extérieur

La robus­tesse du pro­jet aux évé­ne­ments désta­bi­li­sa­teurs se lit clas­si­que­ment dans les évo­lu­tions des indi­ca­teurs d’un tableau de bord « péren­ni­té ». Quels que soient le poids et le dyna­misme de la cel­lule interne res­pon­sable de la péren­ni­té, il est clair que des évé­ne­ments majeurs ou bien la conjonc­tion d’é­vé­ne­ments mineurs met­tront tôt ou tard à mal le chan­ge­ment. Encore faut-il que cette évo­lu­tion néfaste soit reconnue.

Le contrôle péren­ni­té per­met de conser­ver un regard cri­tique non par­ti­san sur la réma­nence du chan­ge­ment. Il se par­tage entre l’en­ti­té et une struc­ture externe de contrôle, qui peut prendre la forme d’une cel­lule d’or­ga­ni­sa­tion ou de conseil interne.

Une réunion men­suelle de per­for­mance de l’en­tre­prise incor­pore la revue du tableau de bord péren­ni­té, le tableau étant aus­si com­mu­ni­qué à la struc­ture externe de contrôle. Des déci­sions d’ac­tions cor­rec­trices prises, la plu­part sont internes. L’ap­pui externe de sou­tien ou d’ac­com­pa­gne­ment par la struc­ture externe se fait sous forme de « piqûres de rap­pel », mis­sions ponc­tuelles dont le déclen­che­ment est fonc­tion de l’é­vo­lu­tion des indi­ca­teurs de pérennité.

Conclusion

« Pas plus qu’on ne change la socié­té par décret, on ne la change sans les acteurs qui la com­posent »3. Le chan­ge­ment se pilote, avec tous les aléas et dif­fi­cul­tés qu’il com­porte et que tout pra­ti­cien du chan­ge­ment connaît. La péren­ni­té obéit aux mêmes règles puis­qu’elle en consti­tue le pro­lon­ge­ment dans le temps mais elle ne béné­fi­cie plus du sou­tien et de l’ac­com­pa­gne­ment du pro­jet. Pour lut­ter contre le déli­te­ment du chan­ge­ment, la démarche pro­po­sée se fonde sur la mise en place d’une assu­rance et d’un contrôle péren­ni­té, pour appor­ter une meilleure garan­tie de péren­ni­té du changement.

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1. Lea­ding Change, John P. Kotter.
2. Socio­lo­gie du chan­ge­ment, Phi­lippe Bernoux.
3. Ibi­dem.

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