L’envol saboté d’Alcatel Alsthom

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°578 Octobre 2002Par : Pierre SUARD (54)Rédacteur : Hugues A. GARIN (53)

Avec L’envol sabo­té d’Alcatel Alsthom, Pierre Suard nous fait revivre la pro­di­gieuse épo­pée indus­trielle dont il fut le héros. Il nous dévoile, aus­si, les des­sous de l’affaire incroyable qui l’obligea à quit­ter le Groupe. Enfin, ses com­men­taires sur la pré­sen­ta­tion des comptes après son départ et la nou­velle stra­té­gie mise en œuvre inté­res­se­ront ceux qui s’affligent des cours de Bourse d’Alcatel.

En 1973, Pierre Suard lie son des­tin à celui de la Com­pa­gnie Géné­rale d’Électricité. Il prend ses pre­miers com­man­de­ments dans le sec­teur de l’ingénierie. Très vite, il est nom­mé à la tête du sec­teur des câbles qu’il trans­forme pro­fon­dé­ment, moder­nise, revi­ta­lise, déve­loppe et pro­pulse sur la scène internationale.

Appe­lé ensuite à diri­ger le domaine des télé­com­mu­ni­ca­tions, il mène à bien, dans un contexte fran­çais dif­fi­cile, la fusion de ses acti­vi­tés avec celles de Thom­son-Télé­com, fusion consi­dé­rée comme une des grandes réus­sites indus­trielles de l’époque.

Dans l’exercice de ces diverses res­pon­sa­bi­li­tés, il démontre ses capa­ci­tés excep­tion­nelles de chef d’entreprise et son apti­tude à maî­tri­ser les pro­blèmes com­plexes. Il se qua­li­fie donc pour accé­der, par le mérite, à la plus haute fonc­tion de la CGE.

La Pré­si­dence de la Com­pa­gnie lui est confiée en 1986. Sans prendre le temps de s’installer dans son fau­teuil, il boucle l’accord his­to­rique avec ITT et donne à son Groupe la posi­tion de n° 2 mon­dial dans l’industrie des télé­com­mu­ni­ca­tions et de n° 1 mon­dial dans celle des câbles. Puis il conduit avec la CGE l’une des pre­mières dénationalisations.

Regrou­per rapi­de­ment les acti­vi­tés de CGE et ITT pour en ratio­na­li­ser l’ensemble et en déga­ger les syner­gies consti­tue un enjeu majeur pour l’avenir du Groupe. Cette tâche appa­raît colos­sale et non exempte de risque. Ani­mées par Pierre Suard les équipes s’y attellent et réus­sissent aude­là de toute espérance.

Après d’autres opé­ra­tions ou accords stra­té­giques, notam­ment la consti­tu­tion de GEC Alsthom, la confi­gu­ra­tion et l’assise du Groupe répondent aux objec­tifs que le Pré­sident s’était fixés. Le nom d’Alcatel Alsthom est lancé.

Le monde de l’économie bouge et les socié­tés qui n’avancent pas reculent. Alca­tel Alsthom impose sa pré­sence sur tous les fronts. Le Groupe se déve­loppe encore aux États-Unis et en Europe, s’installe en force dans les pays d’Amérique latine, en Europe de l’Est et en Chine où ses filiales deviennent des acteurs majeurs dans l’industrie locale. Ses tech­niques rayonnent sur la pla­nète et s’illustrent, par exemple, dans le TGV, les grands paque­bots, la télé­pho­nie mobile et le pro­cé­dé ADSL. Le Groupe devient n° 1 mon­dial de l’industrie des télé­com­mu­ni­ca­tions et se diver­si­fie dans les ser­vices et la communication.

En 1993, Alca­tel Alsthom pèse près de 160 mil­liards de chiffre d’affaires et génère le meilleur résul­tat des entre­prises fran­çaises. L’œuvre accom­plie est immense et, en tout point, sus­cite l’admiration.

Pierre Suard prend place par­mi les plus grands patrons indus­triels de notre époque.

Ce récit auto­bio­gra­phique pas­sion­nant tient le lec­teur en haleine car les évé­ne­ments se suc­cèdent sans répit. Homme de ter­rain, Pierre Suard nous fait décou­vrir concrè­te­ment les situa­tions et les pro­blèmes qu’il ren­contre, éprou­ver ses joies et ses peines pro­fes­sion­nelles, fré­quen­ter ses col­la­bo­ra­teurs et assis­ter aux entre­tiens qu’il eut avec les puis­sants de ce monde. Nous y retrou­vons l’ambiance des années quatre-vingt quand les entre­pre­neurs devaient lut­ter contre les dog­ma­tismes, lou­voyer entre pri­va­ti­sa­tion et “ ni-ni ” et sup­por­ter l’interventionnisme enva­his­sant de fonc­tion­naires ou de poli­ti­ciens. Nous sen­tons, aus­si, la caresse de la brise du large, celle qui a sou­le­vé l’enthousiasme d’une géné­ra­tion d’ingénieurs, de com­mer­çants et de cadres, impa­tients de se mesu­rer avec le monde extérieur.

La presse a sou­vent pré­sen­té Pierre Suard comme un homme secret. Son livre nous le révèle. Il pos­sède, je le répète, des qua­li­tés excep­tion­nelles de chef d’entreprise : intel­li­gence, clair­voyance, vision stra­té­gique, rapi­di­té dans l’action, téna­ci­té aux­quelles s’ajoutent l’indépendance d’esprit, le refus de la langue de bois et des com­pro­mis boi­teux. Pierre Suard agit avec la convic­tion intime que le suc­cès doit se méri­ter, notam­ment par le tra­vail. Tra­vailleur achar­né, il le prouve par le soin minu­tieux qu’il apporte à bien connaître son entre­prise, à apprendre et assi­mi­ler les prin­ci­paux métiers qu’elle exerce. Il vous explique avec la même faci­li­té et la même com­pé­tence la fabri­ca­tion des fibres optiques, les sub­ti­li­tés des pro­to­coles de com­mu­ni­ca­tions ou la supé­rio­ri­té du TGV Alca­tel Alsthom sur les machines concurrentes.

Pierre Suard aime citer la phrase de Paul Valé­ry : “Un chef est un homme qui a besoin des autres. ” Des autres et des meilleurs, il s’en entoure. Il consacre beau­coup de temps à ses col­la­bo­ra­teurs. Il anime de mul­tiples sémi­naires pour leur appor­ter une culture, afin qu’en dépit de leurs dif­fé­rentes natio­na­li­tés ou ori­gines pro­fes­sion­nelles, ils se sentent chez eux dans Alca­tel Alsthom. Ses proches assis­tants, ses direc­teurs forment un état-major com­plè­te­ment inter­na­tio­nal et s’imposent par leurs com­pé­tences et leur valeur. À tous Pierre Suard a su faire par­ta­ger ses ambi­tions pour le deve­nir du Groupe et leur insuf­fler l’esprit de conquête.

L’auteur nous livre un témoi­gnage pré­cieux et atten­du sur les évé­ne­ments qui l’ont contraint, en 1995, à quit­ter Alca­tel Alsthom à la suite d’une affaire stu­pé­fiante : des cadres licen­ciés pour mal­ver­sa­tion lancent de fausses accu­sa­tions contre des membres de la direc­tion du Groupe. La jus­tice s’en empare, met Pierre Suard en exa­men et lui impose un contrôle judi­ciaire peu com­pa­tible avec l’exercice de ses res­pon­sa­bi­li­tés. La calom­nie, relayée par une par­tie de la presse, se déchaîne. Le per­son­nel du Groupe sou­tient son Pré­sident. Ses repré­sen­tants écrivent au garde des Sceaux, expliquent les dan­gers de la situa­tion pour l’entreprise et le pressent d’intervenir. Ils reçoivent une réponse éva­sive condui­sant Pierre Suard à démissionner.

Par la suite, il sera prou­vé que les accu­sa­tions qui ont cau­sé sa perte étaient sans fondement !

D’autres chefs d’entreprise ont été mis en exa­men, voire tem­po­rai­re­ment en pri­son, à la suite d’accusations men­son­gères. Aucun à ma connais­sance n’a été obli­gé de ces­ser son acti­vi­té. Pour­quoi cet achar­ne­ment contre Pierre Suard ? Ana­ly­sant ses sou­ve­nirs, ce der­nier conclut à l’existence d’une cabale, fomen­tée au sein de son Conseil d’administration, qui visait à l’évincer et qui a sai­si l’opportunité du contrôle judi­ciaire pour y par­ve­nir. Com­ment expli­quer autre­ment l’absence d’actions vigou­reuses et publiques dudit Conseil pour défendre son pré­sident alors que ses membres, cer­tains émi­nents et influents, connais­saient bien l’honnêteté et l’intégrité de Pierre Suard ?

Calom­nie, tra­hi­son, tous les élé­ments de la tra­gé­die sont réunis pour Alca­tel Alsthom et pour Pierre Suard. Ce der­nier s’est bat­tu avec téna­ci­té pour faire recon­naître son inno­cence. Il a sur­mon­té cette épreuve épou­van­table. Sa rela­tion des évé­ne­ments est empreinte de digni­té et de sobrié­té mais aus­si d’une amer­tume dont il ne pour­ra pas se défaire. En revanche, ce qui sub­siste du Groupe pres­ti­gieux n’a pas fini d’en payer les conséquences.

L’opinion de l’auteur sur la stra­té­gie sui­vie par Alca­tel depuis 1995 ne man­que­ra pas d’intéresser les lec­teurs atten­tifs à l’évolution du sec­teur. Le recen­trage sur l’activité des télé­com­mu­ni­ca­tions a pris l’allure d’un démem­bre­ment et prive la socié­té d’armes pour lut­ter contre la crise actuelle.

L’analyse cri­tique des comptes pré­sen­tés après 1995 montre que cer­tains “habillages” dénon­cés, aujourd’hui, aux États- Unis n’étaient pas igno­rés dans notre pays.

Enfin, je tiens à sou­li­gner les qua­li­tés lit­té­raires de l’ouvrage. D’une matière très dense, buis­son­nante même, l’auteur a déga­gé un récit lim­pide, facile à suivre, sans digres­sions inutiles, et suf­fi­sam­ment didac­tique pour que les non-spé­cia­listes ne se noient pas dans les ques­tions tech­niques lorsqu’elles sont abor­dées. La docu­men­ta­tion est par­faite. Le style est direct, pré­cis, sans fio­ri­ture mais non sans élé­gance, comme… Pierre Suard.

Poster un commentaire